« Women’s march » à Kuala Lumpur
Par Aude le mercredi, 8 mai, 2019, 02h34 - Malaisie et Indonésie - Lien permanent
Femmes, LGBT : malaise en Malaisie
À Kuala Lumpur, la marche des femmes du 9 mars a été interdite par les autorités. Ça n’a pas empêché une joyeuse troupe d’activistes féministes et LGBT de manifester, secouant un peu les mœurs d’un pays bigrement conservateur. Reportage paru dans le journal CQFD d'avril 2019.
En mai 2018, pour la première fois depuis l'indépendance de la Malaisie en 1957, les élections ont porté au pouvoir un gouvernement d'alternance – dirigé par Mahathir Mohamad, déjà Premier ministre de 1981 à 2003 et aujourd’hui âgé de 93 ans : un changement dans la continuité. Mais le (léger) vent frais qui souffle sur le pays n'a pas concerné les personnes LGBT et l'été dernier a vu nombre de polémiques se déployer à ce sujet – autant de mauvaises nouvelles pour la communauté locale. L'activiste LGBT Numan Afifi Saadan, qui devait être recruté dans le cabinet du tout nouveau et tout jeune ministre de la jeunesse Syed Saddiq Abdul Rahman, a été lâché en juin dernier à la suite d'une campagne de presse homophobe. Quelques semaines plus tard, parmi les portraits de la société civile malaisienne affichés dans une expo du Georgetown Festival, ceux de la femme trans Nisha Ayub et de l'homme gay Pang Khee Teik (le second arborant drapeau malaisien et rainbow flag) sont censurés à la demande du cabinet du Premier ministre. En guise de protestation, Marina Mahathir, essayiste bien connue, fait enlever le sien. Elle est la fille du Premier ministre, lequel remet les pendules à l'heure à la rentrée en expliquant que l'homosexualité est un droit humain en Occident, pas en Asie, alors que ce sont les Britanniques qui les premiers ont criminalisé des pratiques sexuelles tolérées sur la péninsule… L'homosexualité est toujours interdite par le droit civil comme religieux et réprimée, d'autant plus sévèrement dans les États de l'est du pays qui lorgnent sur la charia et infligent des châtiments corporels. En août dernier, deux jeunes femmes ont été jugées et frappées à coups de canne devant une centaine de personnes pour avoir « essayé d'avoir des relations sexuelles » dans une voiture, ce qui a jeté un coup de froid auprès des lesbiennes et des gays du pays.
Islamiques injonctions
La marche de fiertés est (évidemment) interdite ? Qu'à cela ne tienne, c'est ce 9 mars qu'elle a lieu ! Sont présentes des personnalités de la scène LGBT, une musicienne de Shh… Diam!, le groupe de rock dont le nom signifie justement « Tais-toi ! », une artiste trans, Shika Corona, et tant d'autres qui participent à des groupes de soutien ou à des initiatives culturelles ou politiques diverses. Est-ce que la nouvelle Malaisie (Malaysia Baru), celle qui a surgi de l'alternance, traite bien les personnes LGBT ? Pour Shika, c'est pareil, rien n'a changé. La même chose est vraie pour les droits des femmes, qui ne sont pas oubliés dans cette marche joyeuse sous un soleil de plomb mais peinent à être pris en compte dans cette Malaisie un peu plus moderne. Ce qui préoccupe le plus les femmes malaisiennes ? En premier lieu, le mariage des petites filles. Pour Shamila*, une Malaise en couple avec une femme croyante et voilée, les deux animant un groupe de discussion pour femmes queer, le nœud du problème, celui dont découlent tous les autres, c'est la place de l'islam dans la société. Entre l'argent coulant à flots des pétro-monarchies arabes et la persistance des élites malaises à racialiser (1) les questions sociales et économiques dans un pays de large minorité chinoise (25 % environ), les électeurs et électrices malais·es musulman·es sont honteusement dragué·es par les politiques – ceux des États de l'Est, ruraux et conservateurs, comme ceux qui ont reçu à Oxford ou Cambridge une éducation élitiste parfaitement occidentale.
De cet islamisme découlent de pesantes injonctions sur l'habillement des femmes et particulièrement le hijab, qui font que les Malaises sont habituellement voilées, quelle que soit leur adhésion à cette pratique. La prostitution fait également l'objet d'une répression sévère, quand bien même les prostituées, femmes trans ou cis, feraient état de leur fréquentation assidue par de sévères ustaz et autres sages musulmans portant manches longues, barbe éparse et morale en bandoulière. À la manif, pas de polémique sur la reconnaissance sociale de la prostitution et tout le monde crie : « Sex work is work ». La situation est trop grave pour faire des chichis.
« Girls wanna have fun… damental rights »
« Girls wanna have fun… damental rights », les filles veulent des droits fondamentaux, c'est le slogan qui s'affiche partout. Sur ce sujet aussi, le nouveau gouvernement démérite en se cachant derrière le fédéralisme pour refuser d'interdire le mariage des mineures. En Malaisie la polygamie est autorisée, ainsi que les mariage des toutes jeunes filles. En juin dernier, l'histoire sur la côte est d'une fille de 11 ans mariée à un quadragénaire, déjà marié à deux épouses et père de petites filles ayant l'âge de sa troisième, a suscité la colère dans le pays. Il n'y a pas de prohibition légale du mariage pour les mineures, c'est une institution islamique qui est censée encadrer la pratique : considérer l'âge de la mariée ou sa contrainte économique, par exemple, puisqu'en l'occurrence celle-ci était issue d'une famille malaise pauvre réfugiée de Thaïlande. Malgré cela, les autorités de Kuala Lumpur prennent avec des pincettes les affaires de l'Est, moins peuplé mais très remuant, dont les États sont souvent gouvernés par un parti malais d'opposition que la majorité Umno (le parti au pouvoir de 1957 à 2018) courtise quand elle a besoin de lui.
L'islam, enjeu politique plus que spirituel, est-il la seule raison de l'état assez mauvais des droits des femmes en Malaisie ? Shamila répond que non et les récits que font les lesbiennes chinoises dans le groupe de discussion ne témoignent pas de moins d'homophobie. Dans la manif, les marxistes sont aussi présents et expliquent consciencieusement la responsabilité du capitalisme dans tout ça. Ce ne sont pas les seuls hommes du cortège et beaucoup portent des calicots plutôt sympathiques : « Un homme de qualité, ça soutient l'égalité », « Je suis avec elle » (avec des flèches qui pointent vers toutes les manifestantes), « Je suis Malais et homme, je jouis de ces deux privilèges et à ce titre je dois témoigner ma solidarité avec les femmes, avec les minorités… et avec les autres en règle générale ». Étudiant·es contre le harcèlement sexuel à l'université, femmes handicapées, femmes malades mal prises en charge pour leurs maladies sexuées, femmes en mini-jupe ou en hijab (plus féministes que notre ministre de la Santé (2), tout ce monde est là pour ringardiser les machos du pays. Pourvu que ça marche !
*Plusieurs prénoms ont été changés
(1) En Malaisie, être malais·e et musulman·e vont ensemble, comme la religion, l'identité ethnique et le droit qui sont pour ce groupe-là étroitement mêlés. Les personnes d'autres groupes n'obéissent qu'au droit commun.
(2) Agnès Buzyn, le 26 février 2019, à propos du hijab de sport : « C'est une vision de la femme que je ne partage pas. En tant que femme c’est comme ça que je le vis. Tout ce qui peut amener à une différenciation me gêne [les jambes nues et épilées des ministres femmes sur la photo de groupe du gouvernement alors que celles de leurs collègues sont poilues et couvertes, par exemple ? NdA]. J'aurais préféré qu’une marque française ne promeuve pas le voile. »