Seuls ensemble
Par Aude le mercredi, 11 mars, 2015, 16h20 - Lectures - Lien permanent
Sherry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus de technologies,
de moins en moins de relations humaines (2011), traduit par Claire
Richard, L’Échappée, 2015, 528 pages, 22 euros
Sherry Turkle prend
soin de le préciser tout le long de son ouvrage. Non, elle n'est pas luddite
(du nom de ces ouvrier·e·s briseurs de machine s'étant donné pour chef un
imaginaire Ned Ludd). Non, elle n'est pas technophobe. Et de fait, le propos de
cette psychologue directrice de département au Massachussets Institute of
Technology est assez mesuré. Elle essaie de comparer chacune de ses
observations avec nos usages d'avant le surgissement de machines high
tech : qu'est-ce qui change entre une poupée et un robot social dans
la réaction d'un enfant ? entre un échange sur Skype et une lettre pour
les personnes mises en relation ? Et ses conclusions ne sont pas
fracassantes, inédites ou catastrophistes. Mais oui, quelque chose change quand
nous nous entourons d'objets nouveaux, avec des fonctionnalités nouvelles. Nous
nous y adaptons, ils suscitent en nous des comportements différents, qui nous
sont peut-être dommageables. Dans une institution qui réunit les meilleurs
ingénieurs au monde, voilà assez d'esprit critique pour donner des
palpitations…
Turkle s'inquiète des conséquences de la vie hyper-connectée sur notre psychisme et sur la qualité de notre vie sociale. En baisse, semble-t-il, puisque après quinze ans de ce régime un·e États-unien·ne n'a plus en moyenne que deux personnes à qui parler de choses importantes là où elle en avait trois. Sans compter que s'accroît le nombre d'individus qui n'ont personne à qui parler. Certes la possibilité de se construire en ligne une nouvelle identité, sans traîner celle avec laquelle on est en difficulté, offre parfois des possibilités thérapeutiques. Mais l'échappatoire est autre chose qu'une étape transitoire et constructrice. Et trop nombreuses sont les occasions de se traiter les un·e·s les autres comme moyen plutôt que fin et, en cherchant la facilité de relations sans responsabilité, de se faire en toute réciprocité traiter de manière irresponsable. Le bilan est-il si profitable ? Des sites de confessions en ligne permettent de déverser des regrets sur son comportement à la terre entière plutôt qu'à la personne qui en a souffert et ouvrent ainsi la possibilité de libérer sa conscience sans plus faire la différence avec des excuses suivies (pourquoi pas) d'un pardon. Le site Chatroulette, qui met en contact des millions de personnes de manière aléatoire, vous permettra (à raison de deux-trois secondes en moyenne par « rencontre ») de faire connaissance en un temps record avec deux pénis et un groupe d'ados moqueurs.
Mais n'ayons crainte car, à mesure que s'endurcira le monde social autour de nous, nous aurons la possibilité de nous entourer de robots complaisants… C'est l'objet d'une première partie un peu longue, mais le retour final sur les questions qu'elle pose est très stimulant. La qualité de conception de certains robots leur permet d'apparaître, aux yeux d'être humains, comme des êtres sensibles. Quand bien même on aurait parallèlement conscience de leur fabrication, on projette sur eux nos émotions, tandis qu'eux sont programmés pour exprimer et feindre des émotions copiées sur les nôtres. Puisque ces robots donnent l'illusion d'une présence humaine, puisque cela « fonctionne » auprès d'enfants ou de personnes âgées, pourquoi ne pas les utiliser pour entourer de présence et de soins les êtres humains dont nous n'avons pas le temps de nous occuper ? Robot baby-sitter, robot aide-soignant soulageraient d'un fardeau les adultes productifs. Qui est un fardeau pour qui ? Le salaire des baby-sitters et des aides-soignant·e·s fait d'elles un fardeau. Fardeau également les personnes vulnérables à charge. Comment garder le sens de son humanité ou de celle de l'autre dans ces conditions ? C'est pour cela qu'un ami handicapé de Turkle avoue préférer un·e soignant·e malveillant·e à un robot… au moins a-t-il l'impression, même maltraité, d'être vivant et humain. Les derniers développements sur les relations entre humains et robots me font penser à certaines positions sur la prostitution. Qu'il est rassurant de penser que des femmes au grand cœur vont permettre à des personnes handicapées de jouir d'un peu de compagnie. Qu'importe que cette présence complaisante soit destinée au plaisir de qui paye, contrainte à la flatterie, qu'elle ne se pose pas (ou pas dans la même mesure et c'est tout l'intérêt) comme un·e autre dont il faudra prendre compte. Le concept de soin justifie la disparition de tout répondant : « non » n'a plus vocation à exister – le consentement non plus. Voilà, sous prétexte de prise en compte de la vulnérabilité, le modèle de relations qui nous est offert par de belles âmes, peut-être les mêmes qui s'occupent de réclamer des droits pour les robots tandis que la fabrication et l'entretien de machines high tech produisent des désastres environnementaux et la guerre pour les ressources naturelles : enfants malformés grandis sur des sols pollués, corps d'adultes et d'enfants brisés par l'usine, le côté obscur de ces techniques nous soucie peu. Une décence à géométrie variable.