La Malaisie continue à manifester contre l’usine de terres rares de Lynas
Par Aude le jeudi, 17 juillet, 2014, 04h18 - Malaisie et Indonésie - Lien permanent
Ils sont venus de toute la péninsule ce 22 juin, pour continuer à faire de l’usine Lynas de terres rares le plus gros dossier environnemental en Malaisie. 1,2 million de signatures ont été recueillies contre le projet, dans un pays de 30 millions d’habitants. Lynas concentre toutes les frustrations contre un gouvernement au pouvoir depuis l’indépendance et qui ne cède rien, en dépit d’accusations de corruption et de mauvaise gestion.
En mars 2010, les Malaisiens apprennent dans le New York Times l’installation d’une usine australienne de traitement de terres rares à Kuantan, dans l’état de Pahang, sur la côte est de la péninsule. Tout a été vite expédié entre le gouvernement et Lynas, un acteur relativement petit à l’échelle internationale, mais qui a le projet d’ouvrir l’une des plus grosses usines au monde. Les études d’impact environnemental ont été approuvées en quelques semaines, le gouvernement fait cadeau de dix ans de contributions fiscales, les travaux peuvent commencer. C’est alors que commence une mobilisation résolue et organisée, menée par deux grandes organisations : Himpunan Hijau (rencontre verte, en malais) pour la mobilisation de terrain et Stop Lynas, Save Malaysia qui mène une guérilla administrative et juridique.
Photo : Le 22 juin devant l’usine de Lynas à Kuantan.
Une lutte très politisée
Début 2012, la lutte contre Lynas s’entremêle avec le mouvement Bersih, qui demande des élections transparentes et des modifications du système électoral. Aucun lien entre les deux sujets, mais le ras-le-bol est le même, confirme le membre de l’assemblée législative de Pahang Lee Chean Chung, jeune Chinois élu après des années au service d’Himpunan Hijau.
Photo : Lee Chean Chung dans le zone industrielle de Kuantan.
La répression violente des manifestations de Bersih à Kuala Lumpur (KL) fait l’objet d’un mouvement d’opinion favorable aux manifestants et qui nourrit l’opposition à Lynas. La mobilisation connaît alors un pic le 26 février, avec manifestation de 5000 personnes sur le site et rassemblements décentralisés dans les grandes villes du pays. Shervin, une étudiante chinoise de KL, était devant l’usine ce jour-là : « C’était un rassemblement très pacifique, à notre grande surprise. L’armée était peu présente et nous a simplement regardé défiler, sans sortir les gaz. Il y avait beaucoup de pression de la part du peuple et des média internationaux. »
Photo Shervin Cheong : Rassemblement du 26 février 2012.
Aujourd’hui le gouvernement a abandonné sa politique de répression et préfère laisser se dérouler les manifestations dans une relative indifférence, entretenue par le silence de médias complaisants. « Nous n’avons pas de société civile très vivante, après 57 ans sans alternance », se désole Chean Chung. Mais devant l’usine Lynas, en ce dimanche 22 juin 2014, elle est à son plus fort. Financée par une levée de fonds populaire, annoncée sous le slogan « 622 Shut down Lynas » (fermer Lynas le 22/6), dépassant un peu la sphère d’influence de la minorité chinoise à laquelle le gouvernement tente de la cantonner, la manifestation a été précédée par deux belles initiatives.
Photo : Dans le camp de base, les discours sont conclus par une prière musulmane.
Chen Lin, une jeune Chinoise qui travaille dans l’entreprise familiale, a pris une semaine de congés pour accompagner un tour à vélo lors de ses premières étapes, de KL à Penang, au nord-ouest de la péninsule. L’objectif est de faire connaître la mobilisation en passant par les grandes villes, mais aussi des villages, et de faire parler de Lynas. « J’ai été tellement touchée par les rencontres avec les gens sur la route que j’ai dû continuer le tour. Ma famille m’a soutenue. » Elle a fait les 2800 km en 39 jours, sous un soleil de plomb ou des pluies tropicales, avec un noyau de huit personnes qui s’étoffait au fil des étapes. Et n’est pas peu contente d’être à Kuantan ce dimanche.
Photo : Chen Lin le 22 juin, après 39 jours de tour à vélo.
KL-Kuantan, mais en ligne droite cette fois, soit environ 300 km, c’était aussi le défi de marcheurs. Isaiah Jacob, un Tamoul de 48 ans, a suivi tout le long du parcours malgré son handicap. Il s’exprime avec le même calme résolu : « Je suis né avec une seule jambe et je n’ai pas envie d’apprendre que des enfants naissent malformés parce que le gouvernement n’a demandé à Lynas aucune mesure concernant les déchets que son usine va produire. Elle a été refusée partout, pourquoi l’installer en Malaisie ? (…) J’ai décidé de marcher pour les personnes handicapées et pour mon pays. »
Photo : Isaiah Jacob sur la route menant au site de l’usine.
Terres rares et déchets radioactifs : le scandale de Bukit Merah
Au-delà des enjeux très politiques que soulève Lynas, il y a aussi les nuisances environnementales graves qui sont attendues. La production de terres rares, présentes dans le sol sous une forme très peu concentrée, exige un traitement coûteux en énergie, en eau, qui produit gaz toxiques et déchets radioactifs. La radioactivité naturellement présente dans les sols est libérée par l’extraction et par la réduction sous forme de poudre des terres. Une fois concentrées les terres rares, largement utilisées en électronique et dans les « technologies vertes » comme les LED, les turbines d’éoliennes ou les voitures hybrides, il reste des déchets radioactifs. Rien n’est encore prévu pour eux par Lynas, il est donc à craindre que dans les années à venir ils entraînent de graves problèmes de santé, comme les Malaisiens ont pu le constater dans les années 1980 à propos du scandale de l’usine Asian Rare Earth (ARE) à Bukit Merah, de l’autre côté de la péninsule.
Photo : Le site de l’usine de terres rares de Lynas à Kuantan.
C’est la première fois que Lai Kuan, une vieille dame chinoise, vient à Kuantan. Ce n’est pas indifférence pour les mobilisations qui s’y mènent depuis 2010 : elle a tenu des conférences de presse, reçu nombre de journalistes, voyagé jusqu’à Kuala Lumpur ou au Japon pour faire connaître les méfaits de cette industrie. Il y a deux ans, son fils de trente ans est décédé, lui qui était né malformé à Bukit Merah. À l’installation de l’usine, les habitants se sont dans un premier temps plaints de maladies respiratoires dues au rejet de gaz toxiques. Puis ils ont assisté à des naissances d’enfants malformés, à de nombreuses fausses couches et à l’apparition de leucémies infantiles, dans des proportions bien trop élevées pour cette petite communauté chinoise périurbaine. Lai Kuan a travaillé à la construction d’une annexe de l’usine pendant sa grossesse, en l’absence de toute prévention. Son fils Cheah Kok Leong est né en 1983 avec une malformation du cœur, une cataracte congénitale et une microcéphalie. Ce n’est pas un cas isolé.
Photo : Lai Kuan (gauche) à Kuantan. Luh Yee (droite) traduit.
Pendant que les autorités assuraient que les règles de sécurité étaient respectées, les habitants et les militants écologistes découvraient des poussières radioactives lavées à grande eau dans l’usine et des décharges sauvages de déchets : au bord d’une route, dans une mare. Entreposés dans des boîtes en bois, puis dans des barils en métal rouillé, les déchets étaient confiés aux bons soins d’un entrepreneur local de transports, sans indication particulière sur le lieu de destination et la toxicité de la cargaison. Il témoignera plus tard, ainsi que des habitants, avoir cru que les déchets étaient des engrais, et les avoir utilisés à ce titre. Aucun plan de gestion des déchets radioactifs, licences d’exploitation pas en règle, les libertés prises par ARE sont nombreuses et bien documentées. Entre 1984 et 1992, les habitants ont intenté procès sur procès contre la compagnie, filiale de l’entreprise japonaise Mitsubishi Chemicals. Épidémiologues et spécialistes des radiations nucléaires se sont succédés au tribunal d’Ipoh pour mettre l’état de santé observé à Bukit Merah sur le compte des activités d’ARE. La victoire, en 1992, est amère : l’usine aura au final fonctionné pendant dix ans et laissé ses traces tant dans les paysages que sur les corps.
Photo : Le site final d’enfouissement des déchets, à 5 km de Bukit Merah et 15 km d’Ipoh, juin 2014.
Nuisances délocalisées, réponse globale ?
Le gouvernement assure qu’à Kuantan les règles de sécurité seront suffisantes. « Mais on sait pourquoi Lynas s’est installée ici », explique Natalie Lowrey, une activiste de Sidney spécialisée dans les questions minières, « c’est parce qu’en Australie elle aurait été contrainte à adopter des standards sanitaires et environnementaux bien supérieurs ». La mobilisation, sur laquelle elle travaille depuis des années avec des associations écologistes nationales, ne prend pas aussi bien qu’en son temps celle contre ARE au Japon : « Beaucoup de personnes chez nous considèrent que cette usine est un problème malaisien ». Depuis la tribune du camp de base, elle lance un « Go back home, Lynas » qui est très apprécié des manifestants avant leur départ pour les abords de l’usine. Une heure plus tard, ils sont quelques centaines à avoir été autorisés à s’approcher et à bloquer la seule voie qui y mène. Pour quelques heures. La fin de la manifestation est sonnée avec quinze arrestations dont celle de Natalie, qui ne sortira de prison qu’après cinq jours d’interrogatoires. Quelques jours après cette épreuve, l’idée que ses compagnes de cellule y sont encore vient assombrir parfois sa conversation toujours aussi animée. Mais en Australie, son arrestation a enfin intéressé l’opinion au cas malaisien et l'opposition à l'usine de Lynas est redevenue une info : les journalistes anglo-saxons ont convergé à Kuantan pour rendre compte de sa libération. En France, ni la grande presse, qui a couvert les manifestations de 2012, ni les sites alternatifs n’ont jugé le sujet digne d'un regain d’intérêt.
Photo : Natalie Lowrey et Theivanai Amarthalingam, son avocate malaisienne, le 30 juin 2014.
Ce ne sont pas les efforts du peuple de Kuantan qui pousseront Lynas à fermer l’usine, mais cela pourrait arriver dans les prochains mois. L’effondrement du marché des terres rares en raison de la surproduction actuelle (certaines d’entre elles sont passées de 100 à 5 $ le kilo) et la mauvaise santé économique de l’entreprise australienne, au bord de la faillite, pourraient faire cesser toute activité. La question restera cependant posée : qui gèrera les déchets ?
Photos et texte : Aude Vidal
Ressources en ligne (et en anglais)
Grand reportage, de Bukit Merah à Kuantan et aux USA, qui aborde l'industrie et le marché des terres rares. Par Kiera Butler pour Mother Jones.
Textes, photos et vidéos par Damian Baker, Tully McIntyre, Natalie Lowrey et alii, 22 juin 2014 et les jours suivants
Bukit Merah, photo-reportage et chronologie
Himpunan Hijau : https://www.facebook.com/himpunan.hijau?fref=ts