Sur le consentement


« Le mot de consentement appliqué aux dominés annule quasiment toute responsabilité de la part de l’oppresseur. Puisque l’opprimé consent, il n’y a rien de véritablement immoral dans le comportement du "dominant". L’affaire est en quelque sort ramenée à un contrat politique classique. »

Nicole-Claude Mathieu, L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies de sexe, Côté femmes, 1991, cité dans Irène Jonas, Moi Tarzan, toi Jane. Critique de la réhabilitation « scientifique » de la différence hommes/femmes, Syllepses, 2011.

 

Autour de moi le consentement est une notion au centre des attentions. Discussions formelles et formations militantes s’y consacrent, dans l’idée de réduire la violence faite aux plus vulnérables. S’attacher aux signes de répugnance, respecter un non, c’est bousculer le rapport de forces qui permet d’habitude aux plus forts d’abuser naturellement de l’incapacité des plus fragiles à protéger leur intégrité physique et morale. C’est une belle intention, mais l’expérience me suggère que la plus délicate écoute ne suffit pas toujours et que certaines vulnérabilités rendent des non plus difficiles à entendre que d’autres. Le consentement n’est-il pas une notion trop marquée de libéralisme politique ?

Abjection du contrat

Dans la doctrine libérale, le contrat a force de loi. Les protections collectives n’ont aucune légitimité au regard de ce sur quoi deux personnes peuvent se mettre d’accord. Leur relation est souveraine, dépasse le cadre collectif et impose le sien. On connaît le biais de cette manière de considérer les relations humaines, sans souci pour les effets de captivité, de contrainte qui s’exercent sur les acteurs les plus fragiles du contrat.

« C’était ton choix », m’explique doctement un lecteur de Michéa (a priori pourtant peu suspect de libéralisme) quand je lui demande des comptes sur la relation abusive qui s’est développée entre nous dans un cadre associatif. Pourtant mes non étaient audibles, j’avais exprimé de nombreuses fois mon malaise et j’étais allée jusqu’à boycotter deux réunions. Mais j’étais restée dans l’asso, contrainte mais justifiant (?) un statu quo dont j’avais à moultes reprises expliqué qu’il était défavorable à mes intérêts. Qu’à cela ne tienne, j’avais consenti. Cédé m’apparaît évidemment plus juste, mais les nuances sont compliquées à prendre en compte quand on jouit de la mise à disposition d’autrui. Elles gâchent un peu le plaisir…

Autre exemple : le consentement à une relation prostitutionnelle suffirait à établir la légitimité de la pratique, au-delà des standards éthiques que la société tenterait d’imposer ? J’ai rappelé ici que ce contrat ne suffisait pas : que je m’offre pour performer des fellations à cinq euros et la notion de standard collectif (ici standard tarifaire) reprendra tout son intérêt aux yeux des personnes qui se considéraient comme des atomes souverains dans la relation.

Le consentement, lui, ne nie pas les relations de pouvoir qui rendent le non si difficile à imposer, bien au contraire il les travaille, les met en lumière pour tenter de les annihiler. Mais la relation interpersonnelle est toujours au centre de la négociation, la bienveillance en plus. Le résultat, c’est que la possibilité de faire respecter son intégrité dépend toujours, encore que dans une proportion bien moindre puisque la responsabilité est partagée, de la capacité individuelle. Car même en étant prévenu, le non d’une personne jouissant de toutes ses capacités sociales et psychiques n’est pas le non d’une femme avec peu d’assurance ou d’une personne atteinte de « troubles de personnalité évitante » (sic), par exemple. Comment faire, quand on souhaite faire au mieux ?

Un peu d’universalisme dans ce monde de brutes

Là encore, un peu d’universalisme ne nous ferait pas de mal. Précisant les intuitions des philosophes des Lumières, Kant propose à la fin du XVIIIe siècle d’imaginer universaliser nos actes pour en déterminer le caractère moral : que serait un monde où tout le monde se comporterait comme moi ? On passe de l’idée de réciprocité, « ne fais pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fît », qui a encore un caractère très subjectif, à une définition plus rigoureuse du devoir à autrui – qui n’empêche pas néanmoins le passage, c’est la rançon de la liberté, par un minimum d’appréciation individuelle. Dont la capacité semble nous manquer de plus en plus cruellement mais c’est une autre histoire…

Je propose donc qu’on ne subordonne pas nos actes à l’examen plus ou moins délicat de nos subjectivités mais qu’on retrouve dans nos comportements quelques universels, comme de s’abstenir d’attenter à l’intégrité des personnes dans ses nombreuses dimensions (1). La démarche du consentement, son attention bienveillante, sa volonté de respecter l’autre sont évidemment bienvenues. Peut-être que dans un champ aussi mystérieux que celui du désir (2) elles sont les seules à même de répondre à nos exigences de respect de l’intégrité. Mais sont-elles adaptées aux groupes qui dépassent une taille modeste ou ne sont pas affinitaires ? Elles sont à mon avis précieuses mais ne peuvent constituer l’alpha et l’oméga de nos relations sociales sans risquer de les faire basculer dans une contractualisation inéquitable ou dans l'examen continu des subjectivités.

 

(1) Exemple : si on pose que le partage et la rotation des tâches font partie du projet démocratique interne, s’assurer le consentement d’une personne à toujours faire le sale boulot est une abjection.

(2) La question du champ du consentement et son intérêt pour les relations autres que sexuelles et affectives n’est pas très clair. Quand je l’interroge, il est évident. Mais les autres relations me semblent susciter bien peu d’intérêt et on en revient toujours à celles qui comptent « vraiment ». La violence larvée qui a cours en milieu associatif nous donnerait pourtant beaucoup à faire.

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