Quand les identités s’affrontent dans les assiettes
Par Aude le lundi, 26 septembre, 2022, 08h26 - Textes - Lien permanent
C’est un air connu, que les marionnettes du jeu électorat se remettent à siffler quand elles s’inquiètent qu’on les ait oubliées. Fabiend’chez nous Roussel et sainte Sandrine Rousseau, deux héros de la défaite de la gauche en Hauts-de-France qui se sont imposé·es dans l’arène nationale, remettent le couvert sur la question de la consommation de viande. Rousseau, qui n’était pas végétarienne la dernière fois que j’ai mangé avec elle, renforce son image d’écoféministe en dénonçant une consommation masculine de viande qui détruit la planète. Sur le fond, le propos est assez juste : la manière dont sont associées la consommation de viande et la masculinité, la chasse, la prédation, la force physique et même la couleur rouge (1), dite aussi virilo-carnisme ou carno-phallogocentrisme pour faire plus simple, est une représentation sociale mise en lumière depuis plusieurs décennies et qui explique encore aujourd’hui la consommation différenciée de viande entre femmes et hommes (2). La journaliste féministe Nora Bouazzouni a d’ailleurs produit récemment deux ouvrages éclairants et bien argumentés sur le sujet, Faiminisme et Steaksisme (Nouriturfu, 2017 et 2021). Roussel, qui drague un électorat en tout point opposé, en a profité pour faire son apologie des vraies valeurs françaises, vin, viande et fromage.
Tout ceci serait insignifiant et pourrait rester sur Twitter à occuper quelques internautes si les questions alimentaires et agricoles ne posaient pas de problèmes plus graves que la nécessité d’affirmer sa marque, féministe médiatique pas très réglo (j'en parlais ici pour ce qui me concerne) ou faux prolo fils d'apparatchik, pour surfer sur une politique des identités.
En vrai, on considère aujourd’hui que 40 % des gens en France voient leur droit à l’alimentation bafoué par l’impossibilité de se payer une nourriture de qualité, et pour certain·es de la nourriture tout court en quantité suffisante. La France reconnaît pourtant un droit à l’accès permanent à une « alimentation quantitativement et qualitativement adéquate » selon le Rapporteur aux Nations-Unies mais sa garantie depuis 2004 au niveau international par les États signataires n’est pas juridiquement contraignante.
En vrai, 30 % des capacités productives françaises étaient dès 2018 la propriété d’entreprises capitalistes ou de grands propriétaires qui délèguent le travail de la terre et cette proportion va croissant. L’agriculture familiale est en train de disparaître, tant en raison d’un difficile renouvellement des générations que d’une concentration des moyens de production observable dans tous les secteurs de l’économie et qui produit des inégalités croissantes. Notre avenir en sera d'autant plus fortement verrouillé.
J’ai la faiblesse de croire que tout ça devrait être plus important pour une économiste sociale-démocrate et pour un communiste que de s’écharper sur des questions de régime alimentaire.
Passons la sordide tentative de Fabiend’chez nous pour « trianguler », cette expression de journaliste politique qui signifie aller chasser sur les terres de l’extrême droite en légitimant ainsi son programme. Revenons plutôt au propos de sainte Sandrine sur la viande, son identification forte à la masculinité et son impact sur le changement climatique. L’agriculture est le deuxième poste des émissions françaises de gaz à effet de serre, soit 19 % du total, réparties à égale mesure entre le méthane dû aux activités d’élevage (fermentation entérique et gestion des déjections, en particulier des herbivores) et le protoxyde d’azote émis par les cultures (fertilisation minérale et organique), et dans une moindre mesure le CO2 lié à la consommation d’énergie des engins agricoles (3). Il ne s’agit là que des émissions locales, auxquelles il faut ajouter les émissions importées, notamment le changement d’affectation des sols quand l’aliment du bétail français est produit sur d’anciennes forêts tropicales.
Or, ovins et bovins élevés pour la viande consomment en France à 80 % de l’herbe, fraîche ou en foins. On pourrait faire mieux encore mais c’est un point de départ assez satisfaisant, vu l’intérêt écologique des prairies temporaires et permanentes pour capter le CO2, abriter une forte diversité biologique (plus forte que celle des forêts), contribuer à la fertilisation biologique des cultures dans les systèmes qui associent culture et élevage, nous rendant ainsi moins dépendant·es aux engrais produits à base d’hydrocarbures. Les vaches laitières, elles, se contentent de 50 % d’herbe dans la ration, le reste étant composé de maïs, soja et de divers produits, sous-produits et coproduits végétaux qui boostent la production de lait. Pourquoi donc cette focalisation sur la viande alors que c’est l’ensemble de notre agriculture qui est très émettrice, en grandes cultures comme en élevage ?
La surproduction française de lait de vache en particulier est un problème qui touche plusieurs dimensions. En produisant autant, l’agriculture française a un impact écologique important et met à mal la souveraineté alimentaire des pays africains avec ses exportations de poudre de lait grassement subventionnées. Mais étrangement le yaourt, qui est un produit aussi genré que le steak, est moins mis en question.
Une ferme sur cinq en France élève des vaches à lait avec des bilans écologiques et économiques peu satisfaisants (4), une forte vulnérabilité aux cours mondiaux de céréales et une forte dépendance au maïs, la star des sécheresses, et au soja qu'on ne présente plus. Le monde agricole est en crise et l’élevage est en première ligne. Au point qu’aujourd’hui les lignes commencent à bouger chez les éleveurs, qui craignent peut-être qu’après des décennies d’encouragements divers, puis quelques années de marché en baisse, la réduction du cheptel soit édictée sans eux, comme c’est le cas aujourd’hui aux Pays-Bas. Le lobby de la viande bovine Interbev se sent obligé de faire quelques alliances avec des ONG environnementales sous le slogan « Moins mais mieux » et l’idée qu’il faudrait consommer deux à trois fois moins de viande fait son chemin dans le monde agricole, promue par des personnalités influentes comme par des éleveurs pourtant très conventionnels.
Pour mener à bien cette révolution écologique en agriculture, une réduction par trois du cheptel, un élevage économe et associé aux cultures dans des modes de production plus écologiques (ce qui ne s’improvise pas, vu la spécialisation régionale), il faut plus que les poses bien-pensantes d’une députée qui fait son fond de commerce de clivages culturels (et socio-économiques), à grand coût humain pour elle et sans bénéfice pour celles et ceux qui essaient de transformer l’agriculture. Les sorties de Rousseau-Roussel, progressistes ou réactionnaires, irréprochables sur le fond ou franchement nauséabondes, ont en commun d’être promptes à pointer des doigts accusateurs sur des personnes ou des groupes de personnes et de cacher une absence regrettable d’ambition politique. Alors que notre alimentation est sous la coupe de lobbys, que l’agriculture est à moment-clef de son évolution, nous avons besoin de pistes pour une transformation profonde. Pas de querelles de publicistes qui flattent l’ego de leurs petits groupes de fans.
Et le constat vaut sur encore d’autres sujets.
(1) Alors qu’à vrai dire chez les adultes humain·es c’est probablement la femelle qui a besoin du plus de viande en raison de ses cycles menstruels.
(2) Ces débats manquent parfois de nuance, quand chasse et élevage sont confondus, une activité de prédation et une activité de soin, contre ce que nous disent les éleveurs et les éleveuses de leur rapport à l’animal.
(3) Citepa, rapport Secten 2020. Pour le dernier élevage à l'herbe que j'ai visité, des brebis à viande, le bilan carbone est composé essentiellement de la fermentation entérique et des déplacements à l'abattoir le plus proche, hors-département. Et le bilan reste positif, la ferme capture plus de gaz à effet de serre qu'elle n'en émet.
(4) Les Civam de l’Ouest, organisations d’éducation populaire en milieu agricole, qui mènent des actions de transformation écologique, montrent que des élevages à l’herbe peuvent produire moins mais dégager plus de revenu, avec moins de temps de travail et de pénibilité, pour les vaches comme pour les humains (monotraite), avec des bénéfices écologiques.