Pour vivre heureux, vivons égaux !
Par Aude le samedi, 12 décembre, 2020, 13h04 - Lectures - Lien permanent
Kate Pickett et Richard Wilkinson, Pour vivre heureux, vivons égaux ! Comment l'égalité réduit le stress, préserve la santé mentale et améliore le bien-être de tous, Les Liens qui libèrent, 2020, 416 pages, 8,90 €
On se doutait que l'inégalité est préjudiciable aux personnes en bas de la hiérarchie, qu'elle est responsable de maux physiologiques et psychologiques. Les hommes de classe populaire meurent jusqu'à dix ans plus tôt que les cadres et à l'extrême, le dénuement cause jusqu'à des retards de développement chez les enfants mal nutris. Mais ce que nous apprennent Pickett et Wilkinson, c'est que l'inégalité s'attaque au bien-être dans l'ensemble de la société. Les deux Britanniques, déjà auteur·es d'un ouvrage intitulé Pourquoi l'égalité est meilleure pour tous (Les Petits Matins, 2013), s'attaquent ici plus précisément aux questions de santé mentale à partir de leurs recherches en épidémiologie, soit une approche statistique des questions sanitaires. Leur propos se fonde sur des corrélations entre les inégalités économiques et d'autres faits établis (la proportion de personnes schizophrènes, d'enfants victimes de harcèlement scolaire, les performances en mathématiques) dans une variété de pays, majoritairement européens et anglo-saxons (ainsi que le Japon et Singapour), et quand il s'agit d'indicateurs plus communs le panel est encore élargi à des pays moins bien étudiés. Puisque une corrélation ne prouve rien, elle et il vont chercher dans la psychologie expérimentale, l'économie ou l'anthropologie physique et sociale de quoi étayer leurs hypothèses. Leur ouvrage est dense, leur approche quantitative leur permet de couvrir nombre de sujets, au point de parfois noyer leur lectorat sous les tableaux, mais le résultat est passionnant. Et il constitue un désaveu criant du choix de l'inégalité qui a été fait depuis environ 1980 dans les économies développées.
Depuis quelques années, les libraires témoignent de la part prise par les ouvrages de développement personnel dans leurs rayons, parce qu'ils se vendent mieux. Les livres de sciences sociales ou de philosophie ont laissé peu à peu la place à d'autres qui proposent non plus de comprendre, de remettre en question l'ordre du monde et d'œuvrer à le changer mais de faire avec et d'agencer sa vie au mieux pour ne pas (trop) souffrir de sa condition d'être humain surnuméraire ou pas loin dans des sociétés toxiques. Cette approche « pragmatique » constitue en soi une idéologie, individualiste et rétive au politique, comme l'a bien montré le sociologue belge Nicolas Marquis. Il est illusoire d'imaginer s'en sortir seul·es, nous disent Pickett et Wilkinson en dressant le tableau clinique de la situation : nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à développer des angoisses sociales, des angoisses liées à notre statut, à la crainte de déchoir ou de ne pas réussir. Plus les inégalités sont fortes et plus les enjeux sont importants, plus l'appréciation des autres compte. Ce sont les autres qui nous embaucheront, nous offriront une promotion ou accepteront de nous augmenter, salueront notre livre, notre billet de blog ou notre sortie sur Twitter. Ou bien nous insulteront, nous humilieront, nous attaqueront ou nous priveront de notre principale source de revenu. Celles et ceux qui nous conseillent (sagement !) de nous abstraire de ce regard oublient à quel point il est déterminant dans nos vies. Certes les gratifications économiques offertes par un buzz sur les réseaux sociaux sont inexistantes mais notre dépendance à l'appréciation des autres est bien matérielle dans beaucoup d'autres dimensions, comme le marché de l'emploi (1). Et cette dépendance est terrifiante. Nous réagissons donc à cette terreur par le stress, un facteur très important de mauvaise santé physiologique, et par des comportements aberrants : en évitant maladivement les interactions sociales (ou au contraire en les recherchant avec frénésie, ajouté-je, quand bien même elles nous feraient mal), en nous dévalorisant dans la dépression ou bien en nous survalorisant – ce qui est aussi un problème, abordé dans le chapitre « La folie des grandeurs » en partie consacré à ce que Pickett et Wilkinson appellent une « épidémie de narcissisme ».
Les personnalités narcissiques (qui se survalorisent et manquent d'empathie pour les autres, voir l'ouvrage de Marie-France Hirigoyen à ce sujet) sont plus nombreuses dans les sociétés inégalitaires et à mesure que les sociétés deviennent plus inégalitaires. C'est l'une des causes des violences observables dans les sociétés plus inégalitaires. Pickett et Wilkinson montrent la violence des puissant·es et des riches. « On est toujours barbare envers les faibles », écrivait Simone Weil dans ses Réflexions sur la barbarie, citée ici par Olivier Abel. Les inégalités, accroissant l'asymétrie, autorisent les forts à être d'autant plus violents. Les automobilistes sont par exemple d'autant plus inciviques qu'ils et elles conduisent des voitures chères (2). Paul Piff, chercheur en psychologie sociale à Berkeley, a ainsi démontré que les pauvres aux USA avaient des valeurs morales plus élevées que les riches, donnaient une plus grande proportion de leur revenu à des œuvres de charité, certainement car elles et ils ont conscience de la précarité de leurs vies et des bénéfices de l'entraide. Les riches, croyant ne devoir leur statut qu'à leurs personnes (3), s'arrogent des droits qu'elles et ils n'ont pas formellement, volent et trichent plus que les autres dans les expériences de laboratoire auxquelles elles et ils participent. Ces écarts de comportement (décent chez les pauvres, antisocial chez les riches) ne s'observent pas dans des sociétés plus égalitaires ou quand des riches font l'objet d'expériences de laboratoire qui les ont préalablement sensibilisé·es aux valeurs égalitaires. C'est bien un climat social qui libère (ou non) la violence des puissant·es. Jusqu'aux cours de récréations qui sont plus violentes dans les sociétés inégalitaires.
On apprend dans l'ouvrage de Pickett et Wilkinson que les personnes en bas de la hiérarchie sociale ont de meilleures capacités en matière de coagulation sanguine. Nous avons gardé ce trait (qui se développe dans les situations de stress) de notre passé très lointain. Les grands singes ont chacun leur forme d'organisation sociale mais nos ancêtres les hominidés vivaient dans des sociétés plutôt plus hiérarchisée, c'est à dire que les mâles plus faibles étaient constamment menacés d'être mordus par des mâles dominants et de perdre leur sang. Est-ce notre nature, sommes-nous donc condamné·es à vivre de plus en plus mal dans des sociétés de plus en plus inégalitaires ? Les auteur·es font une brève histoire de l'inégalité, qui est loin d'être un fait essentiellement attaché à l'humanité. Homo devenant sapiens a développé une organisation sociale beaucoup plus égalitaire qu'on retrouve dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs documentées tout le long du siècle dernier par les anthropologues (aujourd'hui beaucoup sont dégradées ou en danger, serait-ce seulement d'intégration à la société dominante). Les sociétés humaines préhistoriques, comme les sociétés de chasseurs-cueilleurs, étaient foncièrement égalitaires, rétives à la concentration des richesses, capables de mettre en œuvre des mécanismes sociaux pour l'éviter. Et, c'est une nouvelle étonnante, nous leur ressemblons encore beaucoup malgré les discours aristocratiques omniprésents, malgré les préjugés de classe et la doxa méritocratique. Ou peut-être connaissons-nous le risque de l'inégalité, celui d'être le faible d'un·e autre ? Les expériences de psychologie qui nous laissent choisir librement entre partir avec cent euros ou les partager avec la personne en face de nous qui n'y a absolument aucun droit donnent pour résultat moyen une répartition légèrement inégale de 60-40. Les États-unien·nes, interrogé·es en laboratoire sur la répartition sociale des richesses idéale, qui satisfait à la fois leur sens moral mais aussi leur goût pour le mérite et la possibilité d'ascension sociale, sont globalement d'accord sur une répartition qui est celle des pays les plus égalitaires du monde, les pays nordiques.
Même dans ces pays-là, les inégalités socio-économiques ont progressé depuis les années 1970 ou 1980. Dans le monde entier aujourd'hui, la vague égalitaire due à l'échec du capitalisme en 1929 et à la force du mouvement ouvrier jusque dans les années 1970 s'est affaissée et les inégalités ont retrouvé leur niveau des années 1920. Le coût est élevé, sanitaire, éducatif mais aussi écologique puisque l'inégalité est un très fort moteur de distinction par la consommation ostentatoire. Alors qu'il est possible d'avoir assez pour vivre bien d'après les critères de développement humain, avoir plus que les autres nous engage dans une course sans fin qui ne profite à personne sauf à l'organisation économique qui repose sur l'accumulation des richesses. Pour sortir de l'inégalité, Pickett et Wilkinson nous proposent une sortie douce du capitalisme à travers la démocratie économique. Les efforts en matière de fiscalité pour réduire les inégalités sont trop faibles et trop dépendants du moindre retournement de majorité, les auteur·es proposent donc un dispositif de cession progressive des actifs des gros entreprises à leurs salarié·es. Un dispositif en apparence utopique mais qui fut expérimenté en Suède… jusqu'à l'arrêt du mouvement par une majorité néolibérale, on n'en sort pas. La trahison des sociaux-démocrates, la libération de la prédation des richesses sociales orchestrée par les néolibéraux, tout cela conduit nos sociétés au bord de l'explosion : la soif de contrôle et de puissance de certains, assise sur les outils techniques, nous prive de la moindre des libertés (manifester, ne pas être fiché·e pour ses opinions, être à l'abri de la violence arbitraire de l'État) ; la haine pour les autres a envahi nos écrans, qu'elle soit le fait des chroniqueurs installés sur les plateaux de Bolloré ou du moindre pimpin patriote, LREM ou simplement « de bon sens ». Ce monde devient invivable, matériellement et humainement. La seule question qui se pose aujourd'hui, c'est par quelles voies le changer : réforme ou révolution ? Le regarder se dégrader n'est pas une option.
(1) Nous sommes également évalué·es au travail en continu par les client·es dans certaines professions de service… mais aussi quand nous utilisons ces services. Il suffit désormais d'être peu loquace ou d'avoir le mauvais look (pas seulement de mal se comporter avec les conducteurs) pour être mal noté·e sur des plateformes de taxi à la demande et de perdre ainsi l'accès à tout ou partie du service.
(2) Il faut ajouter que les voitures les plus chères sont aussi celles qui produisent le plus de blessures aux autres en cas de collision. Aujourd'hui presque la moitié des nouvelles immatriculations sont des SUV (c'est aussi le nouvel équipement auto des forces de police et de gendarmerie), soit des véhicules d'autant plus émetteurs de gaz à effet de serre, dangereux pour les autres et, c'est un détail, plus larges et qui sont donc plus que les autres amenés à opérer aux dépens des personnes à vélo des dépassements dangereux (petit rappel de la loi : la distance de sécurité lors d'un dépassement est d'un mètre en agglomération, 1,50 m hors-agglo).
(3) Les inégalités scolaires et l'accès limité aux études supérieures leur ont pourtant permis d'échapper à la compétition des enfants des classes inférieures.