La force des témoignages
Par Aude le dimanche, 13 décembre, 2020, 17h13 - Lectures - Lien permanent
Depuis quelques années, j'assume sur ce blog une parole parfois intime mais toujours politique. Parce que ce que nous fait, à chacun·e d'entre nous, la vie compte aussi pour dire la violence de notre organisation sociale. La manière dont les plus faibles sont méprisé·es, exclu·es, broyé·es est un coup de loupe sur ce que nous vivons tou·tes : une dépossession de nos vies sous un régime politique autoritaire et inégalitaire, à la puissance multipliée par les techniques (y compris les techniques de gestion), au service de l'accumulation du capital et nourri de haine des autres et de soi. Je suis de celles et ceux qui pensent que cette violence se déploie jusque dans notre psychisme et nos rapports intimes et que c'est important d'en parler au plus près de nos expériences. C'est pour ça que j'ai choisi (après quelques hésitations) de mettre en lumière deux témoignages très différents, celui de Gabrielle Deydier sur la haine pour les personnes obèses et celui d'Antonin Richard, sauveteur en mer.
Gabrielle Deydier, On ne naît pas grosse, Goutte d'or, 2020, 128 pages, 7,50 €
On ne naît pas grosse est de nouveau sur les tables des librairies, cette fois pour une édition poche, trois ans après que ce livre a réussi à faire surgir dans l'espace public français la question de l'obésité comme une question politique. À mi-chemin entre l'enquête journalistique et le récit autobiographique, l'autrice montre la haine que subissent les personnes grosses, mêlant donc son parcours à celui d'autres femmes interviewées. Au travail on suspecte les gros·ses d'être moins capables que les autres et on les accuse de dégrader l'image de l'entreprise ou même de leur mission (être grosse quand on est assistante de vie scolaire, ce serait donner aux enfants l'impression qu'ils comptent pour si peu qu'on ne les fait pas accompagner par des personnes de poids standard). Dans la rue et les lieux publics, les propos insultants sont toujours à craindre, pour un rien ou pour rien, les gros·ses étant accusé·es du dégoût qu'elles inspirent (je ne suis pas fan du vocabulaire en -phobe mais ce genre de haine pathologique mérite un suivi psychologique). Les médecins, parfois salvateurs mais en majorité toujours très mal informé·es sur l'obésité, sont souvent rien moins qu'aidant·es : incapables de comprendre les différentes causes de l'obésité (mauvaise alimentation due à la pauvreté (1), troubles alimentaires, problèmes physiologiques), ils et elles fournissent des solutions stéréotypées qui aggravent les maux de leurs patient·es : jadis des régimes, aujourd'hui de la chirurgie de l'estomac (2), efficace à court terme mais dangereuse, décevante et lourde d'effets secondaires.
C'est en 1996, l'année de mes 17 ans et de mon premier rendez-vous chez un endocrinologue, que manger est devenu un problème. Le médecin me prescrit une diète hypocalorique, des boissons diurétiques et une combinaison d'hormones afin de soigner une maladie des glandes surrénales dont je ne souffre pas. Le premier effet secondaire de ce traitement de choc, c'est une poussée de furoncles si vive qu'elle me défigure. Le second, invisible pour moi à l'époque, c'est la transformation de mon rapport à la nourriture.
Comme je ne peux pas suivre à la lettre le régime du médecin, j'adopte la diète à nos moyens. Je mange de la viande bouillie, parfois accompagnée de quelques légumes et d'une biscotte au son. Mes repas sont tellement fades que je rajoute de la moutarde partout alors que je n'aime pas ça. Je ne me sens pas rassasiée ; la fin commence à m'obséder.
Après quelques semaines, et alors que j'ai déjà commencé à grossir, je me mets à vider les placards la nuit. (…)
Chaque fois qu'on m'a demandé de maigrir, j'ai grossi. Je réagis violemment à ces injonctions, je me braque, transforme la souffrance en frénésie alimentaire. Je ne suis pas malheureuse parce que je suis grosse : je suis grosse parce que je suis malheureuse. Et il m'arrive d'en vouloir au monde entier de son incapacité à le comprendre.
Antonin Richard, Ce matin la mer est calme. Journal d'un marin-sauveteur en Méditerranée, Les Étaques, 2020, 200 pages, 9 €
Antonin, c'est un copain. Et 2016-2019, les années qu'il raconte ici, c'est en partie la période pendant laquelle nous nous croisions régulièrement à Lille. Il était discret sur ses expériences de sauveteur en mer et nous sommes nombreux à avoir découvert par ses écrits ce qu'il faisait lors de ses séjours en Grèce ou à Malte. Sans surprise donc, son récit est à la fois intime et tourné vers les autres : camarades d'équipage, « invité·es » rescapé·es de leurs embarcations de fortune alors qu'ils et elles tentent de traverser la mer pour atteindre l'eldorado européen.
La première fois qu'Antonin part, lui le bénévole de Greenpeace de 24 ans qui a appris à naviguer pour ses loisirs, c'est en mer Égée, un bras de mer entre la Turquie et l'île de Lesbos, que traversent des réfugié·es de Syrie ou d'Afghanistan dans de petites embarcations. Les suivantes, il est envoyé par la même ONG puis par Médecins sans frontières dans le grand bain de la Méditerranée centrale, entre la Libye, Malte et la Sicile. La traversée est beaucoup plus longue et périlleuse, les bateaux plus misérables et plus densément occupés. Certaines embarcations arrivent à faire le voyage jusqu'au bout, d'autres font l'objet d'un sauvetage par les ONG, d'autres encore sont interceptées par les garde-côtes libyens, et des autres on n'entendra plus parler. Quelquefois des cadavres ou des structures gonflables sont retrouvées à la dérive. Les garde-côtes opèrent trop loin de la Libye, en toute illégalité au regard du droit international, et les sauveteurs ont l'obligation légale de porter assistance aux embarcations et d'emmener ses occupant·es dans le port sûr le plus proche. Mais le droit est soumis aux aléas politiques et la forteresse Europe se referme encore plus au cours du récit (3) : les garde-côtes libyens se font plus dangereux pour les ONG et pour les rescapé·es, l'action des ONG est entravée par des avanies administratives.
Sur tout cela, Antonin pose un regard exigeant et sensible. Il note quelques travers de l'action humanitaire, l'hypocrisie des autorités mais au bout du compte c'est surtout d'humanité qu'il a envie de parler, celle des réfugié·es à qui elle est souvent niée, celle de ses camarades et la sienne. Il analyse sans complaisance la colère, le découragement, la fatigue et tous les sentiments vécus à bord de l'Aquarius et des autres bateaux sur lesquels il part pour des missions de quelques semaines. Son récit est fluide, à hauteur d'être humain. Voici ce qu'il écrit après une série de sauvetages catastrophiques.
Ce qui fait l'objet d'une dépêche lapidaire dans la presse – « Dix-sept personnes ont été retrouvées sans vie dans des canots de migrants par des ONG en opération de sauvetage » – est d'une violence extrême. Sans même penser à l'agonie qui a dû mener ces jeunes femmes et hommes à crever au fond d'un canot pneumatique rempli d'essence et d'eau de mer au beau milieu de la Méditerranée.
C'est de cela que l'Europe a peur ? Dix Pakistanais en tongs, des familles libyennes avec des enfants en bas âge qui fuient le chaos dans leur pays, des Syriens épuisés par la guerre et un Ivoirien paumé ?
Une frontière plus étanche n'est jamais qu'une frontière plus mortelle.
Les deux sujets sont sans commune mesure mais ces ouvrages ont en commun leur capacité à parler de soi, en toute franchise, pour parler du monde. C'est une écriture de soi complémentaire avec des approches plus savantes (académiques ou journalistiques) et qui offre une autre profondeur. Il y a parfois beaucoup plus de narcissisme dans de grands discours abstraits où l'on s'écoute pérorer que dans des témoignages motivés, comme celui de Gabrielle Deydier et d'Antonin Richard, par la volonté de faire changer le regard et peut-être aussi le monde.
(1) Parmi les personnes obèses, beaucoup sont pauvres et reçoivent ou ont reçu à ce titre l'aide alimentaire qui consiste en une alimentation déséquilibrée faite de surplus d'industrie agroalimentaire (des stocks de beurre, par exemple) ou aujourd'hui de « dons » par la grande distribution d'aliments près d'être périmés. Les contribuables paient la surproduction ou la défiscalisation des marchandises (500 millions d'euros par an, quand même) pour une aide qui a des effets néfastes sur la santé des personnes qui en bénéficient.
(2) Différents actes de chirurgie sont destinés à réduire les capacités de l'estomac et la quantité des prises alimentaires. Elles vont de la pose d'un anneau gastrique à l'amputation de l'estomac de 80 %, quitte à porter atteinte aux capacités d'assimilation des aliments lors de la digestion.
(3) Antonin est à quai pendant que l'Aquarius fait l'objet d'un feuilleton européen en juin 2018. Le nouveau Premier ministre italien d'extrême droite vient de durcir les conditions d'accueil, la France regarde ailleurs et c'est, après quelques jours de négociations, l'Espagne qui accueillera les rescapé·es, pourtant en détresse physiologique et ayant besoin de soins rapides.