Les Narcisse

Marie-France Hirigoyen, Les Narcisse, La Découverte, 2019, 238 pages, 18 euros

Déjà autrice d'enquêtes sur le harcèlement au travail, sur l'isolement ou les violences conjugales, Marie-France Hirigoyen livre ici un ouvrage où il est question de tout cela et qui met en lumière (ce qui devrait leur plaire) les personnalités narcissiques. Après un prologue sur LA personnalité narcissique du moment, Donald Trump, elle revient sur la définition du narcissisme et les enjeux autour de la reconnaissance de cette pathologie : notion psychanalytique, elle a dû être réinterprétée pour entrer dans le champ, aujourd'hui dominant, de la psychologie cognitive avant de se voir reconnue. Ce qui était d'autant plus vital que le désordre est commun. Le narcissisme est un trait sous-jacent de toutes les personnalités, qui cultivent ce qu'Hirigoyen appelle un « narcissisme sain ». Dans ses dimensions pathologiques, le narcissisme peut être « grandiose » ou « vulnérable ». On connaît assez bien le Narcisse grandiose : très majoritairement masculin, il a besoin de reconnaissance, beaucoup trop d'assurance et un remarquable manque d'empathie. Trump constitue un cas d'école. Le Narcisse vulnérable est moins connu et l'autrice ne trouve pas d'autre illustration que François Hollande, président de la République française de 2012 à 2017, si vous l'aviez oublié. Même besoin d'exister en se flattant mais plus de difficulté à le faire, notre Narcisse vulnérable peut être confondu avec une personne dépressive. Ne pas confondre les deux avec le pervers narcissique, figure très présente dans l'imaginaire français et dont Vladimir Poutine semble constituer un bon exemple.

Les causes du narcissisme sont-elles à chercher dans la construction psychique précoce ou dans l'environnement ? Un peu des deux, explique Hirigoyen. Les personnalités narcissiques ont pu manquer d'amour enfants mais ce qui nous intéresse ici, c'est que certains environnements sociaux sont propices à la construction narcissique et à sa consolidation. Et encouragent les comportements narcissiques, en les gratifiant ou en les stimulant. Dans le jury d'un entretien d'embauche, au moment de mettre votre bulletin de vote dans l'urne ou d'élire le prochain président du conseil d'administration (si jamais vous avez eu un paquet d'actions pour Noël), une personnalité narcissique vous séduira plus et suscitera plus votre confiance qu'une personnalité plus timorée. Erreur ! Les Narcisse emmènent le monde à sa perte, nous montre l'autrice. Ils prennent des risques démesurés en entreprise et réussissent moins en moyenne que des personnalités plus équilibrées. Ils sont dangereux pour les autres et (heureusement) pour eux-mêmes. C'est parce qu'on a une meilleure mémoire des réussites que des échecs qu'on ne les évite pas comme la peste.

En politique, chacun·e aura perçu le plus grand désir et la plus grande facilité des personnalités narcissiques à se hisser au pouvoir. C'est dommage, car dans mon expérience de conférencière sur ces questions la qualité que prisent les électeurs et électrices pour leurs représentant·es, c'est la probité. Même si elle avertit sur l'impossibilité à établir des diagnostics sans avoir rencontré les patient·es, Hirigoyen cite une flopée de Narcisse qui menacent l'ordre du monde : Jair Bolsonaro, Kim Jong-un, Xi Jinping (mouais...), Rodrigo Duterte sont à la fois narcissiques, va-t-en guerre, autoritaires et violents. Alors, Macron est-il narcissique ? Pour l'autrice, la réponse est oui même si elle pense que c'est dans des dimensions subcliniques. Certains indices laissent selon elle planer un léger doute : une épouse qui le considère comme un dieu et flatte son ego, des propos déshumanisants (les gens qui ne sont « rien » et à cela il faudrait ajouter le trait d'« humour » sur les bateaux de pêche qui ramènent « du Comorien », article partitif réservé aux choses indénombrables).

Bouclé aux tous débuts du mouvement des Gilets jaunes, dans lequel Macron a témoigné d'un manque d'empathie et de capacité d'écoute certain pour ses concitoyen·nes, Les Narcisse n'avait peut-être pas tous les éléments aujourd'hui à notre disposition pour juger du caractère pathologique de la personnalité de notre Jupiter bleu-blanc-rouge. La posture christique des bras en croix avait suffi pour inquiéter nombre d'entre nous et l'acharnement de Macron à rejoindre Trump sur la photo du G20 à Hambourg ou à tenir sa main avaient confirmé l'ampleur des dégâts mais Hirigoyen voit plutôt dans le jeu de coqs avec Trump un beau moment d'assurance virile : « Dans la longue poignée de main échangée avec le nouveau président français Emmanuel Macron le 25 mai 2017, il faut voir un test de reconnaissance mutuelle. Macron a tenu bon, ce qui lui a permis d'être accepté par son aîné. » Celles et ceux qui voient en Macron une sorte de Barack Obama, libéral bon teint et contre-exemple de Narcisse par son équilibre et sa stabilité psychologiques, déchanteront bien un jour. Les régimes autoritaires et monarchiques, comme notre Ve, sont taillés sur mesure pour les Narcisse et non pour les personnalités de compromis qui sont pourtant plus bénéfiques, particulièrement ces temps-ci, alors que nous héritons de presque quarante ans de néolibéralisme des sociétés au bord de l'explosion et confites de haine pour les autres.

L'Europe, un temps en retard sur les États-Unis, est un environnement de plus en plus propice au narcissisme, alors que d'autres sociétés (l'autrice donne l'exemple du Japon) ont un regard très négatif sur les volontés de distinction individuelle et brident le narcissisme – de même que l'innovation. Richard Sennett (Les Tyrannies de l’intimité) et Christopher Lasch (La Culture du narcissisme) sont les grands penseurs de la prospérité du narcissisme pathologique dans les sociétés individualistes et libérales. La culture de la consommation encourage notre volonté de nous distinguer des autres et notre manque d'empathie, elle nous déresponsabilise en invisibilisant les conditions de production des biens et des services. Le regard très positif posé sur le succès matériel et social individuel, aux dépens d'autres manières de réussir sa vie en lui donnant du sens, valident des comportements narcissiques. Corrélation n'est pas raison mais Hirigoyen cite de nombreuses correspondances entre un haut degré de narcissisme et des positions sociales (PDG, carrière politique) ou des comportements (addiction aux réseaux sociaux). Il se trouve que les riches sont plus narcissiques que la population générale : être riche rend-il narcissique ou être narcissique permet-il de gagner plus d'argent ? Être riche étant valorisé, le narcissisme l'est aussi.

Les réseaux sociaux ont également démocratisé la publicité de soi et encouragent le narcissisme. Les personnalités qui ont le plus de likes et de followers se trouvent être aussi les plus narcissiques. Est-ce parce que ces excitations déchargent de la dopamine, la molécule du plaisir, qui est en concurrence avec la sérotonine, la molécule du bien-être, et encouragent les addictions et la recherche effrénée d'autant plus de likes et de followers ? Ou est-ce que ces lieux de sociabilité sont structurellement plus favorables aux personnalités narcissiques ? La vie urbaine, le capitalisme, tout notre environnement favorise l'expression ou la consolidation du narcissisme.

Propos de grincheuse ? Hirigoyen prend parfois des accents un peu réacs pour une critique politique pas toujours très profonde. Dans sa conclusion, comme si l'optimisme était un passage obligé quand on a livré un ouvrage lucide et un peu noir, elle exprime sa confiance envers de nouvelles aspirations qui se développement à des relations sociales plus harmonieuses, particulièrement dans les jeunes générations. Mais les structures demeurent, avec les gratifications qu'elles accordent aux Narcisse ! La plus grande déception du livre – qui par ailleurs est très documenté, agréable à lire et stimulant, d'où cette chronique – tient à son traitement des question de genre. L'autrice de Femmes sous emprise ne tire pas beaucoup de leçons de son expérience en matière de violences de genre et son universalisme lui fait perdre de vue quelques fondamentaux. Le principal défaut qu'elle voit à la PMA, c'est de déstabiliser les hommes en les privant de leur place. (Nul doute qu'ils nous rendent la politesse en s'inquiétant de ce qui déstabilise les femmes.) Les femmes souhaitent garder la garde de leurs enfants « puisqu'elles les ont portés et maternés, quand ils étaient nourrissons » ? Peut-être que c'est surtout parce que les tâches de soin aux enfants sont encore massivement prises en charge par les femmes : tandis que quelques nouveaux pères passent plus de quality time avec eux, les femmes assurent encore et toujours l'intendance (du bain vespéral à la visite chez la dentiste) et les pères divorcés qui demandent la garde de leurs enfants le font encore massivement pour les confier à leur nouvelle compagne ou à leur mère (1).

Elle dénigre l'idée que les sex toys serviraient à « déculpabiliser le plaisir féminin » alors que selon elle ils aggravent la « solitude sexuelle » des femmes… D'une part il est légitime que des femmes hétérosexuelles n'aient pas envie de coucher avec des hommes biberonnés au porno et pour qui l'éjac' fac', la double pen' et la sodo' vues à la télé sont des figures obligés, jusqu'à la coercition des femmes, de la sexualité. D'autre part on parle d'un monde où la moitié des femmes ne se masturbent jamais (2), ne savent pas comment faire ou en auraient honte, ignorent l'existence de leur clitoris et soumettent trop souvent leur désir à celui de leur partenaire. La masturbation sert aussi à connaître son corps et à découvrir son désir sans le laisser coloniser par l'industrie et le patriarcat. C'est important et tant pis si les hommes se retrouvent tout seuls un moment, ça leur donnera l'opportunité de se remettre en cause.

Hirigoyen dénigre aussi le regroupement « en groupes d'appartenance constitués en personnes partageant les mêmes centres d'intérêt », « mosaïques sociales, reliées par de l'émotionnel [et] qui veulent faire reconnaître leurs privilèges », qui mettent « en avant leur particularité aux dépens de l'intérêt général ». Avec ce genre de raisonnement, le mouvement des femmes dans les années 1970 n'aurait jamais existé puisque les groupes de conscience, le partage entre égales d'une expérience qui était singulière et qui est devenue politique par la conscience d'un sort commun, ce partage a nourri les revendications féministes.

Je ne suis pas sûre que l'autrice ait particulièrement en tête les mouvements féministes mais sa défense de l'universalisme vise des mouvements d'émancipation qui suivent la même logique et elle s'inquiète des « citoyens [qui] se sont détournés des valeurs universelles pour privilégier l'appartenance ethnique ou raciale ». Toutes les non-mixités ne se valent pas : le club anglais interdit aux femmes, le club de notables ouvert sur cooptation ne sont pas une association non-mixte de personnes racisées ni une initiative politique ouverte exclusivement à des personnes qui subissent domination sociale et exploitation au nom de leur origine ethnique. S'unir quand on est dans une position sociale vulnérable, ce n'est pas la même chose que de s'unir pour consolider sa domination et pourtant Hirigoyen ne prend pas la peine de noter la différence. Certes on peut s'interroger sur les « micro-mixités » et les dérives observables quand la non-mixité pour raisons politiques finit en repli sur soi (3). Mais sans une compréhension fine de ce qui pousse des minorités ethniques, sexuelles ou de genre à avoir le besoin de se retrouver parfois entre soi, l'appel à un universalisme color-blind et gender-blind n'est qu'un déni de logiques sociales puissantes qui broient une majorité d'entre nous.

Dommage donc qu'à propos de ce dévoiement (auquel je consacre moi-même un petit livre), l'autrice ne livre pas une analyse qui prenne en compte la variable du genre – comme elle l'a fait au début de l'ouvrage en reconnaissant le narcissisme pathologique comme un trait très masculin. Parce que Les Narcisse aurait pu être aussi un livre féministe qui pointe du doigt à quel point notre tolérance au narcissisme est aussi une tolérance à l'arrogance des classes dominantes, aux hommes violents, aux riches qui s'enrichissent aux dépens du bien commun et de la cohésion sociale, etc. La massification du narcissisme est certainement un défi pour celles et ceux qu'inquiète le succès des régimes autoritaires – y compris le régime policier et liberticide qui a depuis quelques années « éteint les Lumières » en France, y compris l'abandon par l'extrême centre des valeurs démocratiques.

(1) Collectif Stop masculinisme, Contre le masculinisme. Guide d'auto-défense intellectuelle, Bambule, Lyon, 2013. Hirigoyen livre une analyse, intéressante mais ne faisant état d'aucun biais de genre alors qu'il doit en exister, de ce qui pousse des parents à vouloir la garde de leurs enfants pour satisfaire leur ego.

(2) Nathalie Bajos et Michel Bozon, Enquête sur le sexualité en France, La Découverte, 2008.

(3) J'ai quitté récemment un groupe composé majoritairement de personnes racisées ou étrangères, européennes ou non, dans lequel il n'avait jamais été question de la place prééminente que les quelques Françaises blanches s'y arrogeraient, et qui a choisi d'institutionnaliser la proportion de deux tiers de personnes étrangères non-européennes ou racisées. La décision a été perçue comme légitime par toutes, y compris par les Françaises blanches dont je suis, mais elle a fini par rendre plus visible la gouvernance autoritaire du collectif par un groupe affinitaire qui prenait les décisions avant toute discussion collective. Ça m'a semblé relever du dévoiement de principes politiques avec lesquels je suis d'accord mais qui étaient en l'occurrence utilisés pour flatter les ego d'une bande de copines, et cela en refusant la pleine participation des Française blanches… et de celles qui sont racisées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://blog.ecologie-politique.eu/trackback/102

Fil des commentaires de ce billet