Sur l’impossibilité de penser la démocratie des autres

Avec la chute du régime de Bachar al-Assad en Syrie ont vite surgi en France de nombreuses craintes : et si le groupe islamiste qui a défait le dictateur était encore pire que celui-ci, qui avait au moins l’avantage d’être laïc ? et si cette situation nouvelle entraînait de nouveaux désordres et de nouvelles vagues de migration (vers chez nous, c’est ça le plus grave) ? Je ne sais à peu près rien de la situation actuelle en Syrie et des intentions du groupe qui a pris le pouvoir, encore moins de ce qui pourrait advenir dans les prochaines années et je vais me contenter de me réjouir de la chute d’un dictateur qui a fait torturer des centaines de milliers d’opposant·es, comme son père le fit avant lui. Mais je voudrais quand même rappeler quelques faits qui rompent avec la conviction des Occidentaux qu’ailleurs, et particulièrement dans les pays du Sud global, les sociétés sont par essence moins démocratiques et plus violentes que les leurs (qui ne sont pourtant pas brillantes).

syrie.png, déc. 2024Il y a huit ans paraissait un ouvrage passionnant, écrit par les chercheurs en science politique Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay : Syrie. Anatomie d’une guerre civile (CNRS Éditions, 2016). Tiré d’une recherche de terrain dans un pays en guerre, cet ouvrage consacre quelques chapitres aux premiers temps de la révolution syrienne, en 2011-2012, avant qu’elle ne sombre dans la guerre civile vers 2013. C’est un régime très dur qui est au pouvoir en Syrie en 2011 alors, loin de prendre pour acquis qu’un peuple se soulève dans ces conditions, les auteurs rappellent dans un développement très intéressant le risque pris par les opposant·es d’un État autoritaire où critiques publiques comme manifestations de rue sont interdites. Qu’est-ce qui peut amorcer une révolution ?

En mars, l’arrestation arbitraire et la torture d’adolescents suscite de nombreuses manifestations et marque le début officiel de la révolution syrienne. Est-ce le ras-le-bol qui pousse les gens à manifester ? Les conditions objectives étaient réunies depuis longtemps. Est-ce le choc moral que constitue l’arrestation de jeunes gens ? L’opinion publique en avait vu d’autres, aussi choquantes. Sortir dans la rue expose d’autant plus quand celles et ceux qui manifestent n’ont pas atteint de masse critique, alors qu’est-ce qui déclenche un mouvement ? Fin 2010 et début 2011, des manifestations populaires secouent le monde arabe. En janvier, les régimes tunisien et égyptien tombent. Selon les auteurs, qui envisagent d’autres hypothèses avant de choisir celle-ci, l’exemple de révolutions réussies a pu donner aux Syrien·nes l’impression que la chute de Bachar al-Assad était à leur portée. Penser qu’une révolution est possible rend possible une révolution.

Baczko, Dorronsoro et Quesnay poursuivent en décrivant les premiers temps de la révolution : des manifestations petites mais nombreuses, dispersées et réprimées mais qui se reforment plus loin, des arrestations qui saturent les prisons, de nombreux actes de torture. Les organisations opposées au régime ne sont pas présentes dans ce mouvement, ni les religieux, car la surveillance qui pèse sur eux est trop forte. La révolution est un mouvement spontané, qui se déploie dans les quartiers les moins surveillés des villes, qui réunit des classes sociales différentes, qui dépasse les appartenances ethniques que le régime opposait les unes aux autres. Chaque semaine, une page sur Facebook permet de voter pour le slogan des manifestations du vendredi. Les auteurs en font un relevé exhaustif entre le 18 mars 2011 et le 13 décembre 2013. Les slogans sont variés, d’influence diverses (faisant appel à de grandes valeurs au début ou très concrets plus tard, parfois religieux, parfois en lien avec le contexte international ou en solidarité avec d’autres peuples), appelant à la lutte armée à partir de janvier 2012 (1).

Sous les effets de la répression (tortures, bombardements de quartiers entiers), le mouvement se fait plus violent quand les opposant·es n’ont pas d’autres options que la clandestinité. Bien que mal armés et peu formés, des groupes paramilitaires se créent et prennent des positions très morcelées, jusqu’à ce que se forment peu à peu de véritables fronts. Les chercheurs ont noté que ces groupes, particulièrement nombreux, ne constituaient pas autant d’appartenances figées et d’allégeances strictes mais se constituaient et reconstituaient au hasard des parcours individuels, ce qui témoigne d’un mouvement relativement uni. Malgré quelques défections au début de la révolution, à une époque où celle-ci semble en capacité de l’emporter rapidement, l’armée régulière, soutenue en particulier par la Russie, permettra au régime de persister pendant dix ans de plus.

Le récit de cette révolution réprimée à de quoi faire honte à la plupart d’entre nous en France. Le pays champion de la démocratie et des droits humains n’a pas une vie publique aussi riche que la Syrie de la révolution. Il soutient un gouvernement d’extrême droite à qui sa volonté d’en finir avec l’État de droit avait valu des manifestations monstre en 2023 et qui aujourd’hui réconcilie son monde autour d’un génocide. Il ne cesse de dire qu’il n’est pas raciste et que le problème, c’est plutôt une certaine religion mais juge acceptable qu’on bombarde des églises chrétiennes à partir du moment où les coreligionnaires sont arabes. Arabes aussi, les Syrien·nes qui ont tenu bon pendant deux ans leurs exigences démocratiques mais dont on craindra a priori le pire.

Baczko et Dorronsoro, également auteurs d’enquêtes sur le conflit afghan, ont montré que la même condescendance occidentale s’était exprimée en Afghanistan suite à l’invasion états-unienne. Informées par une anthropologie coloniale largement datée (2), les autorités états-unienne ont persisté dans leur vision d’un pays tribal, au point de créer des assemblées « coutumières » et d’ethniciser les politiques publiques, aux dépens du pouvoir central peu démocratique qu’elles avaient imposé (3). Les auteurs montrent combien les aspirations afghanes à la justice ont même contribué à la popularité des talibans qui y répondaient mieux que l’armée d’occupation.

Loin des clichés que les Occidentaux peuvent avoir sur les sociétés extra-européennes, en particulier quand elles sont arabes ou majoritairement musulmanes, les sciences sociales rétablissent quelques vérités. Partout les peuples aspirent à la liberté et à la justice. Étonnant, non ?

NB : Le camarade Mickaël Correia recommande pour sa part la lecture de Burning Country. Au cœur de la révolution syrienne de Leila Al-Shami et Robin Yassin-Kassab (L’Échappée, 2019).

(1) Le 20 mai 2011 le slogan est en kurde, il s’agit du fameux « Azadî » comme dans « Jin, Jîyan, Azadî » ou en français « Femme, vie, liberté », le slogan iranien.

(2) Imaginons qu’une armée d’occupation s’inspire de la sociologie rurale des années 1960 (une époque où la religion catholique est très présente, où les épouses vont vivre dans leur belle-famille, où les femmes n’ont pas le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de leur mari) pour comprendre la France d’aujourd’hui.

(3) Le régime afghan imposé par les forces d’occupation était particulièrement présidentialiste, ce qui n’a pas aidé à construire des partis politiques et un Parlement crédibles.

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