Le mythe du terrain

Trois semaines après le passage dévastateur de l’ouragan Chido, le défilé à Mayotte des hommes et des femmes politiques semble ne pas devoir s’arrêter. Président de la République, ministres de l’intérieur, des outre-mer, de l’éducation, femmes et hommes politiques hors gouvernement… au point que l’une de ces délégations politiques, celle de la leader de l’extrême droite, s’est trouvée prise dans un accident qui a envoyé dix personnes dans ce qu’il reste d’hôpital. On se demande si un territoire dans une telle galère a besoin d’accueillir toute la misère du monde politique dans des délégations dont il faut assurer le gîte, le couvert, le transport et la sécurité. Ressources qui seraient peut-être mieux employées pour satisfaire les besoins criants des gens sur place que pour assurer ce nouveau « tourisme de la désolation ». Ils et elles reviennent en ayant acquis quelques mots locaux (on se souvient d’Emmanuel Macron notant que « le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du (sic) Comorien » et, comme des touristes, ont tout compris sans ouvrir un bouquin d’histoire ou d’anthropologie, arrivant tou·tes à cette conclusion pas piquée des vers : il faut renvoyer les « immigrés » comoriens chez eux, comme si la France était chez elle dans le canal du Mozambique après avoir méprisé les principes onusiens de souveraineté des territoires décolonisés. Voilà qui me rappelle furieusement un extrait de mon livre Dévorer le monde (Payot, 2024), que je publie donc ici.

Marie Favereau, historienne médiéviste et spécialiste de l’empire mongol, témoigne de la richesse de l’expérience du terrain pour qui en a déjà une connaissance livresque. Elle a très vite conjugué travail sur archives et visites de terrain qui permettent de mieux comprendre par exemple la distance entre les monuments, les contraintes naturelles et climatiques (les fleuves glacés offrent l’hiver une route moins rugueuse et plus rapide qu’à la belle saison) pour acquérir d’autres connaissances sur les sociétés étudiées : « Le paysage est un lieu d’archives aussi. J’en parle à mes étudiants tout le temps, je leur dis : "Il faut que vous alliez sur place, même si les tracés des rivières ont pu changer, même si bien sûr il y a des constructions qui montrent que les paysages ont évolué, ça change tout de pouvoir aller sur place." Et d’ailleurs un étudiant qui va sur son terrain visiter revient toujours avec une vision différente de son sujet d’études (1). » À l’inverse, se contenter d’aller sur place ne fait pas de vous un·e historien·ne.

Ayant repris des études de langues et de civilisations indonésiennes à la suite de mes voyages les plus longs et variés dans le Sud-Est asiatique, j’ai eu pour ma part quelques regrets d’acquérir trop tard toutes ces connaissances, qui auraient enrichi ces voyages. Au lieu de quoi ceux-ci ne m’avaient offert qu’un avant-goût, que quelques images et des bribes de conversation avec les trois mots que je connaissais. Le voyage, le contact direct, sur place, est bien sûr divertissant mais il est moins riche d’enseignements.

Pourtant le mythe est tenace, les hommes et les femmes politiques ne l’ignorent pas. Le terrain est dans le sens commun là où il se passe de vraies choses. Mais s’il offre une impression plus forte, c’est aussi un texte autrement plus difficile à décrypter qu’un rapport ou qu’un article. Le terrain n’est pas réductible aux informations que les trois premier·es passant·es sont susceptibles de délivrer. Dépasser ces biais très forts s’apprend, c’est tout l’objet du journalisme et des sciences sociales. Et cette lecture exige beaucoup de temps que n’a pas un·e ministre – et qu’ont de moins en moins les journalistes. La fonction de ces visites politiques tient plutôt à la fonction de roi thaumaturge, soignant par sa présence encourageante les écrouelles sociales. Le terrain est donc plutôt pour les femmes et les hommes politiques là où il se passe de vraies choses et où l’on voit qu’ils et elles les voient.

(1) « Les Mongols, un empire sans pareil ? » dans Concordance des temps, 25 novembre 2023 sur France Culture.

Ajouter un commentaire

Le code HTML est affiché comme du texte et les adresses web sont automatiquement transformées.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://blog.ecologie-politique.eu/trackback/495

Fil des commentaires de ce billet