Jusqu’à la lie

En France il est interdit de servir de l’alcool à des gens « manifestement ivres » (1). Des personnes qui ont leur compte et n’ont plus besoin d’un peu d’alcool pour lubrifier la vie sociale et faire tomber quelques inhibitions, des personnes qui ne sont plus en mesure d’apprécier un bon verre, des personnes qui n’auront plus que des désavantages à poursuivre leur consommation ce soir-là et auraient plutôt besoin de grands verres d’eau. Des personnes qui vont rentrer chez elles à leurs risques et périls dont les moindres sont de tomber par terre et de se faire mal, de perdre ou de se faire voler des biens précieux, qui le lendemain vont avoir des symptômes pénibles.

En France on aime l’alcool, avec modération bien sûr, et une fois ceci écrit sur les publicités (car la pub pour l’alcool est revenue discrètement) on laisse à chacun·e la responsabilité de sa consommation, serait-elle débridée et désinhibée par les premiers verres, serait-elle difficile à contrôler en raison d’une addiction. Pourtant on a les moyens de ne pas laisser chacun·e seul·e avec ses difficultés mais, même si l’intérêt du plus grand nombre y gagne, l’intérêt immédiat est bien de faire consommer, tant pour les bars que pour les producteurs d’alcool représentés par des groupes de pression puissants.

Pendant les fêtes, la seule communication gouvernementale que j’aie vue passer à la télévision prenait comme un fait acquis qu’on boit pendant les fêtes, et immodérément, et s’inquiétait exclusivement de sécurité routière en invitant les convives qui auraient consommé moins à empêcher leurs proches de prendre la voiture ivres. C’est important, la sécurité routière. Nous avons tou·tes (celles et ceux qui viennent du milieu rural en tout cas) un·e camarade de lycée qui n’aura jamais 20 ans car il ou elle a pris la voiture ivre ou avec une personne ivre ou car un autre en face l’était. Et l’alcool peut tuer brutalement autrement que sur la route : un coma éthylique, un accident non routier, mes camarades de lycée ont à peu près tout testé.

Mais les morts accidentelles ne sont pas tout. L’alcool reste une substance nocive même quand on n’en consomme pas par épisodes intenses mais modérément, surtout quand c’est quotidiennement. Elle n’est indispensable ni pour la vie sociale ni pour les besoins nutritionnels et si on peut vouloir en consommer pour le goût, pour ressentir une légère ébriété, pour faire comme les autres ou pour pouvoir les supporter (en particulier quand ils et elles sont ivres), il est rare de le faire en connaissance de cause et de ne pas s’arrêter comme la communication gouvernementale aux mort·es de la route et à quelques cas d’alcoolisme aigu qui servent de repoussoir.

Avec 102 milliards de coûts sociaux estimés (2), on pourrait espérer que les 40 milliards que représentent l’industrie de l’alcool, représentée dans l’arène politique par des associations comme Vin et Société (comme son nom l’indique) ou Prévention et Modération (qui réunit Brasseurs de France, la Fédération française des spiritueux et la Fédération française des vins d’apéritif), fasse l’objet d’arbitrages politiques défavorables. Mais c’est loin d’être le cas, comme le montrent reportages, rapports d’associations et travaux académiques.

Le Dry January ou Défi de janvier est un cas d’école. C’est une initiative de santé publique qui permet de faire le point sur sa consommation d’alcool après les fêtes en proposant de s’abstenir ou de réduire drastiquement sa consommation pendant un mois. Le Dry January est pris en charge par les ministères de la santé de certains pays mais en France un arbitrage du président a refusé d’en faire une politique publique et sa mise en œuvre est laissée à des associations (qui ne pèsent pas exactement 40 milliards d’euros). Première concession cette année, le ministre de la santé va faire le Dry January… à titre personnel, hein. De même, les derniers projets de loi de financement de la sécurité sociale ont arbitré en faveur de l’industrie contre une hausse des taxes sur l’alcool (avec 4 milliards, elle ne compensent que la moitié des frais de santé engagés, hors prévention).

Outre le chantage à l’emploi, une stratégie du lobby de l’alcool est spécialement intéressante, c’est le dénigrement de la consommation de l’autre. Le problème, ce ne serait pas les boissons de qualité et chères car personne, au grand jamais, ne se serait jamais bourré la gueule avec. Encore une fois, le problème est aussi, au-delà des épisodes d’ivresse, une consommation modérée mais fréquente. Et évidemment que les classes moyennes ou aisées ne dédaignent pas bières artisanales et vins de producteurs quand elles s’enivrent, elles ne passent pas à la 8.6 et au gros rouge passé les deux premiers verres. Mais l’argument fait florès au Parlement, où les représentant·es du peuple le reprennent allègrement, offrant finalement une belle virginité à l’ensemble des produits alcoolisés, ceux de qualité légitimant également ceux moins coûteux ainsi que ceux qui n’ont sûrement pas d’autre attrait que leur capacité à enivrer. Ainsi le député insoumis du Nord, Ugo Bernalicis, a pu refuser la taxation des bières fortes avec ces arguments : « Vous allez taxer un certain nombre de brasseries artisanales qui font des bières à 8 ou 8,5 degrés. Ce sont des produits de niche avec une consommation de gens qui sont raisonnables. On ne va pas se pinter la gueule avec une bière comme celle-là (note de l’autrice : si, garçon, tu vis à Lille, tu as dû le remarquer). Et pourtant, vous allez mettre ces brasseurs-là en difficulté. »

Les gens qui ne sont pas « raisonnables », il est compliqué de prétendre que ce sont les pauvres, surtout quand on est de gauche. D’autant que les jeunes assurent très bien la fonction de bouc émissaire. D’un côté on prétend que le problème n’est pas le produit mais le type de consommation et que ces catégories de population ne « savent pas boire ». De l’autre on sait les jeunes vulnérables dans leur consommation d’alcool mais on laisse ce public aux prises avec une industrie qui cherche à renouveler sa clientèle dans un contexte de baisse régulière de la consommation et qui fait des jeunes l’objet de toutes ses attentions.

C’est entendu, nous avons un problème avec l’alcool, le même que celui que nous avons avec le capitalisme concernant une alimentation toxique, l’état inquiétant du milieu naturel, du débat public ou de la démocratie. Mais nous ne pouvons pas tout à fait nous en défausser sur Emmanuel Macron ou d’autres qui arbitrent en faveur de l’industrie. J’ai parmi mes proches une personne qui ne gère pas toujours bien sa surconsommation d’alcool. J’aime la voir doucement éméchée mais pas vomir dans le métro. Et même dans des lieux militants et « bienveillants », j’observe qu’on la sert quelque soit son niveau d'ébriété, quand bien même il serait interdit de servir une personne manifestement ivre.

(1) En théorie ce comportement est punissable d’une amende et en cas d’homicide involontaire la responsabilité de l’établissement peut être plus lourdement engagée. En théorie. « Le fait pour les débitants de boissons de donner à boire à des gens manifestement ivres ou de les recevoir dans leurs établissements est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 4e classe. »
(2) Ce coût est calculé par l’économiste Pierre Kopp pour l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives. « Il est composé du coût externe (valeur des vies humaines perdues, perte de la qualité de vie, pertes de production) et du coût pour les finances publiques (dépenses de prévention, répression et soins, économie de retraites non versées, et recettes des taxes prélevées). » L’estimation des coûts externes est un exercice périlleux, moralement et économiquement (cette étude sur les coûts sociaux du système agricole et alimentaire a refusé de s’y plier), mais les dépenses de soin imputables à l’alcool constituent à elles seules 7,8 milliards d’euros.

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