Le Prix de la démocratie

prix-démocratie.png, déc. 2023Julia Cagé, Le Prix de la démocratie (2018), Folio, 2020, 629 pages, 10,90 €

Ces derniers jours, vous avez été assailli·es de propositions visant à contribuer à l’existence d’associations diverses et vous avez peut-être eu du mal à choisir entre toutes : celles qui surveillent l’état des droits humains et des libertés civiles en France, celles qui diffusent une information de qualité et font vivre des débats dignes, celles qui sont les seuls porte-paroles qu’a notre milieu naturel, etc. Si vous avez la chance d’être imposable, vous avez peut-être la satisfaction d’entraîner avec quelques euros la contribution de l’État à hauteur du double, la somme étant déduite de vos impôts. Satisfaction peut-être légèrement érodée par le rappel que les multimilliardaires que compte désormais la France font de même. À la différence qu’eux ne donnent ni à Lundi matin, ni à la Ligue des droits humains ou à la Quadrature du Net. Et qu’ils donnent beaucoup plus.

Dans Le Prix de la démocratie, l’économiste Julia Cagé s’intéresse à l’influence de l’argent sur les élections. Elle passe un peu vite, malgré les études nombreuses qui étaient cette affirmation, sur la corrélation très forte constatée entre le budget des campagnes et leur succès : « Plus un candidat dépense lors d’une campagne électorale, (…) plus il augmente sa probabilité de victoire. (…) L’argent se tient au centre du jeu politique ; la démocratie, c’est à qui paie gagne. » (Et si la campagne la mieux financée ne l’emporte pas, c’est qu’elle a mis ses ressources au mauvais endroits, comme Hillary Clinton, mieux dotée que Donald Trump mais qui perdit contre lui qui avait plus investi dans les médias sociaux.)

Les partis politiques vont chercher l’argent là où il est : dans les poches des riches. Et cela les oblige. Les financements populaires, comme celui de la campagne de Bernie Sanders, sont bien sympathiques mais en l’absence de limitation aux dépenses, les classes moyennes ne peuvent pas suivre… et les classes populaires sont larguées depuis le début. Si un parti veut emporter les élections, son financement dépend du bon vouloir de certaines classes qu’il doit donc séduire. D’où ce fait bien documenté que « les hommes politiques répondent très largement aux seules préférences d’une minorité de privilégiés », voir ici pour les cas états-unien (« Preference Gaps and Inequality in Representation » par Martin Gilens) et allemand (« Government of the people, by the elite, for the rich: Unequal responsiveness in an unlikely case », par L. Elsässer, S. Hense et A. Schäfer, auteur·es cité·es par Hélène Landemore dans cet excellent podcast).

Voici qui permet de mieux comprendre la stratégie du Parti socialiste français depuis quatre décennies. Délaissant les petits fonctionnaires et employé·es de son électorat, il offre des gages au classes aisées pour s’attirer leurs dons : ses réformes sociétales flattent un électorat aisé de gauche et progressiste, tandis que le volet social, lui, carbure au néolibéralisme. Sans surprise, les classes modestes vont voter ailleurs (même si ce n’est toujours pas dans leur intérêt socio-économique !). Les politistes Rémi Lefebvre et Frédéric Sawicki, suite à une enquête de terrain dans une section PS, avaient documenté le mépris de classe, le prestige des militant·es de classe aisée et la faible influence des militant·es de classe populaire au sein même du parti (La Société des socialistes. Le PS aujourd'hui, Éditions du Croquant, 2006). Cagé donne du désamour du PS pour les classes populaires une raison complémentaire et plus concrète : le parti dépend de dons que ces classes ne peuvent leur accorder, il n’a donc aucun intérêt à les satisfaire.

Et pourtant la situation française est moins pire qu’ailleurs, d’après l’enquête qui constitue l’essentiel du livre de Julia Cagé. Elle y compare les différents systèmes de financement de la vie publique : campagnes, partis et même fondations politiques, très importantes dans le cas allemand. Des États-Unis à l’Europe, elle documente aussi les évolutions de ces financements. L’abandon par Barack Obama d’un financement public de sa campagne était un préalable à la libéralisation des dépenses de campagne. C’est un homme perçu comme de gauche par son électorat qui a fait voler en éclats les limites aux financements des campagnes et ouvert la surenchère actuelle, qui se chiffre désormais en milliards de dollars, dont la plupart passent par des « super PACs », political action commitees ou « groupes de pression qui, (j'ajoute : à l’exception des dons directs), ne sont contraints par aucun seuil et peuvent recevoir des montants de dons illimité, y compris de la part des entreprises ».

D’un pays à l’autre, les donateurs ne sont pas spécialement favorables aux partis de gauche ou socio-démocrates. Le mode de financement en soi est défavorable aux forces politiques qui promeuvent une certaine redistribution des richesses, ce qui peut expliquer les défaites électorales qui ont réduit la gauche institutionnelle à une peau de chagrin dans le monde entier. Mais aussi le tournant programmatique de cette gauche (les deux étant un peu liés). En Allemagne par exemple, les entreprises d’un monde industriel dépendant des exportations arrose indifféremment tous les partis, ce qui permet au pays d’avoir une politique économique étonnamment stable, au niveau national comme dans le jeu européen. Et pas spécialement favorable à la redistribution.

La France, à l’issue d’années 1980 émaillées de scandales de corruption comme celui qui envoya jadis Alain Juppé au Canada suite à son inéligibilité, met en place un système de financement de la vie publique. Les campagnes sont remboursées à partir d’un certain seuil, les partis sont financés au vu de leurs résultats électoraux. Les dons des entreprises sont interdits, ce qui ne leur permet pas d’exercer toute leur influence (rassurez-vous, elles ont d’autres moyens). Et avec 7 500 euros de contribution maximale aux partis politiques, le pays semble avoir limité l’impact des contributions individuelles des classes les plus aisées. Mais ces dons sont largement défiscalisés, ce qui fait que nous payons collectivement pour « l’expression des préférences politiques » des ménages les plus riches, et la répartition extrêmement inégalitaire de ces dons fait de ces quelques milliers d’euros de dons par ménage un véritable privilège de classe et une manne pour les partis de droite.

Cagé refuse la solution proposée par l’Italie : la retenue universelle indolore d’un certain pourcentage de l’impôt en direction de l’un ou l’autre parti, ce qui permettrait un financement plus proportionné, certes, au revenu de chacun·e. En seraient toujours exclus les ménages non-imposables et les inégalités de contributions parmi les ménages imposables seraient simplement moins flagrantes. L’économiste propose plutôt des « dons pour l’égalité démocratique », une somme fixe par personne à allouer chaque année via la feuille d’impôts. Si on tient au principe « une personne, une voix », il doit aussi s’appliquer dans le cas du financement de la vie politique. Ces bons ont l’avantage d’être parfaitement égalitaires et, mieux que le financement en fonction des voix obtenues aux élections précédentes, qui ont une certaine inertie, les budgets sont distribués au regard des préférences émises chaque année, ce qui permet aussi bien le financement de mouvements politiques nouveaux que de rendre bien concret et plus embarrassant le désaveu des partis politiques au pouvoir.

Ces questions semblent évidentes mais j’avoue ne me les être jamais véritablement posées, y compris pendant la rédaction il y a une dizaine d’années d’une brochure consacrée à la représentation. C’est donc avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu ce pavé, fourmillant de redites (ça doit être le côté prof, les redites étant bien utiles à l’assimilation du propos), écrit comme un article de magasine féminin et qui se lit comme une bande dessinée, malgré la densité de la documentation sur laquelle il se fonde.

Au-delà de sa réforme des modes de financement de la vie publique, Cagé propose également une plus grande représentativité sociale, grâce à des quotas par classe à l’Assemblée qui permettraient aux ouvrier·es et employé·es d’être plus présent·es qu’ils et elles ne le sont à l’heure actuelle parmi les député·es. Elle admet que le tirage au sort a le même intérêt de faire mieux coller sa représentation au peuple, que les résultats sont très prometteurs (voir la Convention citoyenne pour le climat et d’autres expériences de concertation sur une base de tirage au sort suivies par Hélène Landemore) mais elle y est plutôt opposée, citant l’argument intéressant selon lequel les autres, celles et ceux qui ne sont pas tiré·es au sort, se désintéressent du processus alors qu’une élection les engage. Ses autres arguments convainquent moins. Elle défend le caractère incontournable de la représentation au motif de l’excellence des personnes élues, qui ont su prouver leur capacité à représenter, malgré tout ce qu’on sait du caractère délirant de cette auto-persuasion ou du degré de corruption morale nécessaire pour faire carrière dans un parti politique (et encore plus sans parti politique, ou avec un parti politique créé pour l’occasion ! (1)).

Voilà donc un grand livre réformiste mais très nourrissant et que je conseille chaudement à tou·tes celles et ceux qu’inquiète notre faillite démocratique.

(1) Je comptais redire un mot de l’intérêt de la forme-parti, à rebours des populistes de tout poil qui crachent dessus, mais je le réserve pour une prochaine fois.

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Commentaires

1. Le mercredi, 14 février, 2024, 21h51 par fotorac

Bonsoir,

je vous lis très régulierement.

êtes vous familieres avec le travail de Jacques Rancière dans "la haine de la démocratie"?
cordialement.

2. Le jeudi, 15 février, 2024, 10h40 par Aude

Merci ! Oui, j'ai mentionné Rancière plusieurs fois dans mes billets sur la démocratie et notamment dans celui-ci sur la haine de la démocratie : https://blog.ecologie-politique.eu/post/2009/09/21/%C2%AB-Les-gens-sont-cons-%C2%BB.

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