Le Féminisme libertaire
Par Aude le vendredi, 6 septembre, 2024, 08h36 - Lectures - Lien permanent
Irène Pereira, Le Féminisme libertaire. Des apports pour une société radicalement féministe, Le Cavalier bleu, 2024, 136 pages, 18 €
Irène Pereira, autrice de travaux sur l’anarchisme et sur les pédagogies critiques, propose un livre bienvenu sur le féminisme libertaire. Si l’anarchisme et le féminisme sont des mouvements anciens, qu’on peut dater de la deuxième moitié du XIXe siècle, il n’en est pas de même de l’anarcha-féminisme ou féminisme libertaire, qui s’est constitué dans les années 1970. L’anarchisme a pu être féministe (ou pas, le misogyne Proudhon n’a pas été un cas isolé) avant cela, ce que Pereira rappelle à propos de plusieurs autrices et auteurs pour qui le féminisme en tant que tel était un engagement bourgeois mais qui se sont engagé·es en anarchistes pour l’égalité femmes-hommes. Au fil de cette histoire par petites touches de l’anarchisme, et d’un rapide tour d’horizon contemporain, apparaissent quelques questions qui furent objets de discussion d’une période à l’autre : les libertés amoureuses, sexuelles et reproductives, la prostitution.
Pereira conceptualise le féminisme libertaire, qui se réclame d’une notion plus large et plus confuse que l’anarchisme. Si celui-ci s’oppose à l’État, la pensée libertaire en revanche peut ne pas aller jusque là et se limiter à une lutte contre les oppressions. Ou même être confondue avec des luttes pour la liberté individuelle absolue, comme la pensée libertarienne qui s’oppose à toute régulation sociale, étatique ou communautaire, feignant d’ignorer qu’en leur absence seul·es les plus fort·es pourront véritablement exercer leurs libertés. Pereira note que des slogans comme « Mon corps, mon choix » témoignent de cette ambiguïté. Produits dans un espace culturel anglo-saxon qui confond les adjectifs libertaire et libertarien, ils ont pu être, comme je le remarquais ici, mis au service de causes douteuses comme le refus de politiques de santé publiques.
L’autrice revient sur des débats parfois houleux entre anarchistes. Le voile est-il le signe d’une aliénation à la religion (un grand thème libertaire) ou faut-il défendre les croyances au nom de la liberté de conscience, a fortiori quand la lutte anti-religieuse se double de racisme ? Sur les luttes des mouvances technocritiques contre les idées queer, elle expose les arguments des deux parties avant d’aller chercher une résolution dans l’écoféminisme matérialiste et le féminisme de la subsistance qui critique en action l’aliénation à la technique d’un point de vue féministe et non centré sur les pays occidentaux. Après avoir abordé la question de l’État (auquel les féministes demandent souvent justice, tandis que les anarcha-féministes en montrent l’arbitraire) et de la pédagogie (l’autrice est spécialiste de la pensée de Paolo Freire et bell hooks), toujours d’un point de vue théorique mais en prenant soin d’illustrer son propos pour le rendre très concret, elle revient sur la difficile notion de liberté à propos de deux questions très polémiques, les violences sexuelles et la prostitution. Le féminisme libertaire n’a pas les moyens, dit-elle, de trancher ces questions, car elles interrogent la réalité du consentement devant la contrainte, que les libertaires reconnaissant tandis que les libertariens l’ignorent. Une société capitaliste, étatique et androcratique ne permet a priori pas l’exercice plein de la liberté.
Tout le long de l’ouvrage, Pereira est attentive à discriminer entre pensée libérale et pensée libertaire, prenant acte d’une confusion qui a pu s’installer entre les deux. Contre l’idée que la liberté est individuelle, innée et souveraine, elle rappelle que celle-ci ne peut s’exercer que comme le résultat d’efforts collectifs et partagés.