Euthanasie et néolibéralisme

Le suicide comme moyen de réduire les dépenses de la Sécu pour maintenir les gens en vie ? On dirait une blague de Jonathan Swift, mais non : c’était la proposition très sérieuse d’un grand penseur, qu’on n’attendait pas dans ce rôle, en 1983… Un texte de Patrick Marcolini publié pour la première fois en 2016.

Sécurité sociale. L’Enjeu, éditions Syros, 1983. De prime abord, c’est un livre d’entretiens un peu rébarbatif, l’un de ces ouvrages de circonstance publiés par des bureaucraties quelconques, qui vous tombe des mains avant même que vous l’ayez ouvert, sa couverture comme son titre n’étant guère engageants. Néanmoins, on l’ouvre au hasard, et on lit : « Je ne vois pas, et personne ne peut m’expliquer comment, techniquement, il serait possible de satisfaire tous les besoins de santé sur la ligne infinie où ils se développent. Et quand bien même je ne sais quel butoir leur assignerait une quelconque limite, il serait en tout état de cause impossible de laisser croître les dépenses, sous cette rubrique, au rythme des dernières années. Un appareil fait pour assurer la sécurité des gens dans le domaine de la santé a donc atteint un point de son développement où il va falloir décider que telle maladie, que tel type de souffrance ne bénéficieront plus d’aucune couverture – un point où la vie même, dans certains cas, ne relèvera plus d’aucune protection. » Frappant : dès 1983 étaient donc posées en France les grandes lignes du discours néolibéral légitimant une réforme drastique de la Sécurité sociale en vue de « faire baisser les dépenses ». Plus étonnant encore : ce propos figure dans un livre édité par la CFDT, qui jouissait pourtant dans les années 1970 d’une réputation de syndicat gauchiste et autogestionnaire.

Mais là où le lecteur sera peut-être au comble de la surprise, c’est lorsqu’il apprendra le nom de la personne qui s’exprime ainsi dans l’entretien : il s’agit de Michel Foucault. Oui, le théoricien des résistances, le défenseur des prisonniers, celui qui invoquait hier encore la lutte des classes et la dictature du prolétariat. C’est qu’en quelques années à peine, le philosophe est passé du gauchisme au libéralisme. Comme les ex-maoïstes devenus « nouveaux philosophes », à l’image de son ami et disciple André Glucksmann, auquel il apporte alors tout son soutien dans sa croisade anticommuniste. Et, plus généralement, comme toute cette « deuxième gauche » dont il se rapproche à l’époque, s’associant à ses combats et participant même à ses clubs de pensée. Une deuxième gauche rassemblée au plan intellectuel autour de Pierre Rosanvallon, représentée dans la société par le PSU de Michel Rocard et la CFDT d’Edmond Maire, et dont la recherche d’une alternative autogestionnaire au socialisme bureaucratique va rapidement devenir une manière de reconnaître les bienfaits du libre marché. En somme, l’un des laboratoires du « nouvel esprit du capitalisme », entre gauchisme et libéralisme économique.

Une critique intéressée de la « surmédicalisation »

Décider, donc, « que telle maladie, que tel type de souffrance ne bénéficieront plus d’aucune couverture ». Cela n’est pas simple, comme Foucault le reconnaît lui-même : « La question qui surgit à présent est de savoir comment les gens vont accepter d’être exposés à certains risques sans conserver le bénéfice d’une couverture par l’État-providence ». Autrement dit, rendre les restrictions et les souffrances acceptables au nom d’un objectif comptable, « même si tel ou tel proteste et regimbe » comme il le dit. Mais les solutions existent. On pourrait par exemple intervenir sur le concept même de santé, en déconstruisant les frontières entre le normal et le pathologique, ce qui permettrait de faire sortir un certain nombre de problèmes du champ des maladies dignes d’être soignées (et dont le traitement est financé par la Sécurité sociale). Ici se trouve reconvertie à des fins néolibérales la critique gauchiste de la médicalisation et des institutions de santé : « Mille choses, de fait, ont été "médicalisées", voire "surmédicalisées", qui relèveraient d’autre chose que de la médecine », écrit Foucault. Une autre solution serait de travailler sur les normes de l’acceptabilité elle-même, afin de produire, comme il le dit, un « consentement » de la part des individus, même lorsqu’il s’agit pour eux de mourir en renonçant à des soins qu’aurait pu leur garantir la Sécurité sociale par le passé. Mais après tout, cela n’a rien d’impossible. Comme il le rappelle avec un certain cynisme, cela pose un problème analogue « à la question de savoir de quel droit un État peut demander à un individu d’aller se faire tuer à la guerre » : « Cette question-là, sans avoir rien perdu de son acuité, a été parfaitement intégrée dans la conscience des gens à travers de longs développements historiques, de sorte que des soldats ont effectivement accepté de se faire tuer – donc de placer leur vie hors protection ». Il s’agirait donc de parvenir à un résultat analogue, de manière à ce que les gens acceptent de mourir pour ne pas creuser ce qu’on appelle désormais « le trou de la Sécu ».

Le grand effacement

La légalisation de l’euthanasie apparaît ainsi à l’horizon. Car les réaménagements que Foucault propose devraient impliquer, selon lui, « le droit enfin reconnu à chacun de se tuer quand il voudra dans des conditions décentes ». Et d’ajouter : « Si je gagnais quelques milliards au Loto, je créerais un institut où les gens qui voudraient mourir viendraient passer un week-end, une semaine ou un mois dans le plaisir, dans la drogue peut-être, pour disparaître ensuite, comme par effacement... » Mais alors, demande son interlocuteur, ne serait-ce pas aggraver encore le caractère aseptisé qu’a pris la mort aujourd’hui, confinée dans les hôpitaux et les crématoriums, à rebours des sociétés traditionnelles où elle faisait l’objet d’une grande visibilité dans l’espace social, qui pouvait aller jusqu’à une véritable théâtralisation ? Réponse de Foucault : « Je n’adhère pas tellement à tout ce qui se dit sur l’"aseptisation" de la mort, renvoyée à quelque chose comme un grand rituel intégratif et dramatique. Les pleurs bruyants autour du cercueil n'étaient pas toujours exempts d’un certain cynisme : la joie de l’héritage pouvait s’y mêler. ... Il y aurait quelque chose de chimérique à vouloir réactualiser, dans un élan nostalgique, des pratiques qui n’ont plus aucun sens. Essayons plutôt de donner sens et beauté à la mort-effacement ». Et voilà donc, en quelques lignes, un bel échantillon de tous les lieux communs de la pensée libérale, tout à la fois progressiste et utilitariste : le refus par principe de la nostalgie (sans se demander si une ancienne pratique culturelle ne comportait pas une dimension plus humaine) ; le discrédit jeté sur le rituel collectif, perçu comme hypocrite car forcément sous-tendu par un égoïsme inavoué (sans se poser de questions sur la permanence et la fonction de ce rituel) ; la volonté de remplacer tout geste symbolique par un acte simple, rapide, efficace et dépourvu de toute dimension métaphysique – comme si l’être humain n’était pas, justement, un animal métaphysique.

Peut-être cette tirade était-elle pour Foucault une manière de lancer une pique contre les travaux de l’anthropologue et thanatologue Louis-Vincent Thomas. Quelques années plus tôt, celui-ci avait insisté sur l’importance des rituels funéraires en montrant, à partir d’une étude des sociétés traditionnelles (notamment africaines), comment ils faisaient de la mort à la fois une phase de la vie, un passage, et une affaire collective. En effet, les rituels funéraires, qui font fréquemment intervenir les ombres des défunts, sont là pour rappeler aux vivants que les morts sont toujours présents, que nous vivons sous leur regard et d’une certaine manière grâce à eux. Ils établissent que la personne morte vit en fait d’une autre vie : dans l’au-delà, où elle rejoint les ancêtres ; mais aussi dans la mémoire de ses proches, et plus largement dans la mémoire collective. Or, à lire les propos de Foucault sur la mort, on se dit qu’il a manqué l’essentiel : le symbolique, c’est-à-dire le social. En voulant réduire la mort à quelque chose de prosaïque, il montre du même coup son adhésion à un monde où on a retiré aux actes les règles et rituels qui renvoient l’existence individuelle à une culture globale, à une réalité collective où elle prend du sens. Mais quoi d’étonnant pour une pensée convertie au néolibéralisme, celui-ci ne réduisant le social qu’à des interactions, de l’efficacité, de l’opérationnalité, et des intérêts bien compris ?

Peut-être un jour l’euthanasie sera-t-elle légalisée – à vrai dire, elle l’est déjà partiellement, de manière tacite. Mais lorsque la question sera ouvertement posée sur la table, à travers ces débats médiatiques qui ressemblent plus à de l’ingénierie sociale qu’à de la démocratie, il faudra se souvenir des arguments avancés en son temps par Foucault : on risque fort de les retrouver dans la bouche des gouvernants, avec en arrière-pensée l’une de ces belles réformes néolibérales qui patientent dans les dossiers. Christophe Girard, maire du 4e arrondissement de Paris et conseiller régional d’Île-de-France, ne disait-il pas de Michel Foucault, en juin 2014 : « L’homme, le militant et le philosophe manquent mais continuent à nous éclairer. Son œuvre et ses combats sont une source inépuisable d’inspiration » ?

Patrick Marcolini est maître de conférence à l’université de Montpellier, directeur de la collection Versus aux éditions L’Échappée et auteur de Le Mouvement situationniste. Une histoire intellectuelle (L’Échappée, 2012).

(1) Toutes les citations que nous serons amenés à faire de cet entretien sont issues de Sécurité sociale. L’Enjeu. Entretiens avec Bernard Brunhes, Michel Foucault, René Lenoir, Pierre Rosanvallon, propos recueillis par Robert Bono, Syros, 1983, p. 39-63. Le lecteur peut retrouver ce texte dans les Dits et écrits de Michel Foucault publiés chez Gallimard en 1994, dans le volume IV, p. 367-383. De manière amusante, le site Internet de la revue d’écologie politique Ecorev, qui reproduit cet entretien, en a discrètement censuré les passages les plus gênants (aucune coupure n’est indiquée dans le texte). 
(2) Par exemple dans son entretien avec Noam Chomsky en 1971 (publié sous le titre De la nature humaine. Justice contre pouvoir, L’Herne, 2006). 
(3) Lire José Luis Moreno Pestaña, Foucault, la gauche et la politique, Textuel, 2011, et Daniel Zamora (dir.), Critiquer Foucault. Les Années 1980 et la tentation néolibérale, Aden, 2014. Sur les impasses dans lesquelles la pensée foucaldienne a engagé une bonne partie des gauches contemporaines (extrêmes ou non), lire aussi Renaud Garcia, Le Désert de la critique. Déconstruction et politique, L’Échappée, 2015. 
(4) Significativement, on trouve d’ailleurs dans Sécurité sociale. L'Enjeu un entretien avec Pierre Rosanvallon à côté de celui donné par Foucault. 
(5) Cf. Anthropologie de la mort, Payot, 1975 (réédité en 1980) ; Mort et pouvoir, Payot, 1978 ; La Mort africaine, Payot, 1982 – autant d’ouvrages qui avaient trouvé à l’époque beaucoup d’écho et qui demeurent des références sur le sujet. 
(6) Communiqué de Christophe Girard pour les trente ans de la disparition de Michel Foucault, le 25 juin 2014, lisible sur le site Internet de l’élu.

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