À propos d’une modeste proposition sur la fin de vie
Par Aude le vendredi, 21 février, 2025, 18h18 - Textes - Lien permanent
En 2020, la convention citoyenne sur le climat n’avait proposé que des mesures faisant consensus entre les participant·es. Celles qui proposaient de baisser significativement le temps de travail pour réduire notre empreinte carbone collective avaient été écartées en raison de quelques voix discordantes. C’est le principe de ce qu’on appelle la « conférence de consensus » et qui n’est pas si éloigné du jury d’assises : la vox populi doit être polie par la concertation, au point de devenir aussi lisse que sûre, pour pouvoir s’imposer. On se souvient des promesses présidentielles de traduire ces conclusions en politiques publiques et du mépris avec lequel elles furent traitées.
Aux conclusions de la convention citoyenne sur la fin de vie était promis un sort tout autre. En effet, celles qui ont été présentées à l’issue de quatre mois de travaux et neuf week-ends d’appropriation et de délibération sont loin de faire consensus entre les participant·es. Il suffit à une proposition de dépasser une majorité qualifiée et au final certaines qui ne rassemblent que les trois quarts des personnes sont présentées comme légitimes : « Au terme de débats nourris et respectueux, la Convention citoyenne s’est positionnée majoritairement (75,6 % des votants) en faveur de l’aide active à mourir. » Le rapport dévide ainsi des pourcentages d’acceptation plus ou moins élevés de mesures de suicide assisté et d’euthanasie.
C’est un deux poids, deux mesures étonnant, dont il est permis de conclure que les attentes du pouvoir dans les deux cas étaient bien différentes. Dans le cas de la préservation des conditions de vie sur une Terre menacée par le chaos climatique, la commande très exigeante (le consensus de cent cinquante personnes issues de milieux très différents) et la mise à la poubelle subséquente témoignent d’un manque de volonté politique certain. L’aide à mourir a semblé quant à elle faire l’objet d’une plus grande complaisance de la part d’un président acharné depuis des années à détruire ce qui reste du système de santé après des décennies de néolibéralisme, d’asphyxie programmée et de formations médicales dispensées au compte-goutte, et qui ce faisant précarise les vies les plus vulnérables. Certes le texte de la convention dit bien la nécessité d’offrir des soins adaptés, y compris palliatifs, à toutes et tous, et des conditions décentes aux personnes malades ou handicapées, pour ne pas faire de la décision de mourir le renoncement à vivre une vie délibérément dégradée par la pauvreté ou le manque d’accès aux soins. Mais la convention n’y peut pas grand-chose si, dans la vraie vie, là où vivent et meurent de vrais gens, l’accès aux dits soins est déjà mal en point et devrait encore empirer sous le coup de nouvelles politiques d’austérité.
Il est permis de penser que le projet politique annoncé en France permet d’ouvrir la porte à des fins de vie volontaires qui n’anticipent en aucune manière les conclusions fatales d’une maladie. C’est bien l’évolution qui a eu lieu au Canada. L’exemple canadien nous montre que l’aide à mourir peut être le versant pseudo-humaniste d’une société qui par ailleurs dit la faible valeur des vies les plus vulnérables. Une situation décrite ici et que les éditeurs replacent dans le contexte politique français : « Dans le même temps où le gouvernement libéral-autoritaire d’Emmanuel Macron remet en cause la prise en charge des ALD (affections longues durées) et, après des années à détruire minutieusement le système de santé et de protection sociale, ainsi qu’à bafouer les droit des personnes handicapées, celui-ci annonce l’instauration prochaine de l’accès au suicide assisté. »
L’avocate Elisa Rojas rappelle que le suicide fait l’objet d’une forte réprobation sociale. Certes il n’est pas interdit de se suicider mais il l’est d’inviter au suicide (« la provocation au suicide est pénalement sanctionnée »). Par un tour de passe-passe, le suicide devient ici acceptable. Parce qu’il s’agit du suicide des personnes handicapées, souvent altérisées par les personnes valides ? Lors de la convention citoyenne, écrit l’avocate dans cette série de quatre billets, « il a été demandé à des personnes majoritairement valides de se prononcer en se projetant de façon fictive dans des réalités (la maladie, la dépendance, le handicap, la souffrance physique et morale, la proximité de la mort) qu’ils ne vivent pas mais craignent sans les connaître, tandis que la voix de celles et ceux qui font déjà l’expérience concrète de ces réalités, et dont la vie sera possiblement écourtée par la réforme, a été opportunément écartée ou minorée alors qu’elle aurait dû être prépondérante pour ne pas dire décisive ». Au nom de quoi pourrait-on continuer à condamner l’apologie du suicide pour les adolescent·es tout en normalisant celui des personnes handicapées, si ce n’est au nom de la valeur différente que la société donne à la vie de chacun·e ?
Comme beaucoup de personnes de gauche et athées, je suis plutôt favorable à l’aide à mourir pour les personnes atteintes de maladies qui les condamnent. J’ai vu mon grand-père faire l’objet d’acharnement thérapeutique, subir des conditions de vie dégradées par des soins inappropriés, j’ai écouté les plaintes de ce vieux monsieur catholique sur une vie qui n’en finissait pas. Je pense qu’on n’est pas obligé de soigner au prix de traitements douloureux, de conditions de vie dégradées, et qu’on peut laisser les personnes qui le souhaitent se faire emporter par les maladies.
Étant moi-même dépressive, j’envisage sans grande peine ma propre mort. Sa perspective m’est moins pénible que le spectacle de la souffrance, celle des personnes malades et celle des personnes endeuillées. La mort assistée du personnage incarné par Edward G. Robinson dans Soleil vert (Richard Fleischer, 1973), m’a beaucoup interrogée. D’un côté je suis attirée par l’idée d’offrir des morts volontaires douces et j’aurais payé pour ça à certaines périodes de ma vie, de l’autre j’entends bien qu’il ne s’agit pas d’un geste humaniste dans cette société aux prises avec le changement climatique, où quelques hommes riches ont accès à de la vraie nourriture et à des femmes-mobilier pendant que le plus grand nombre s’entasse dans une ville caniculaire et est nourrie de soja – pitance dont on apprend au fil de l’enquête du héros qu’elle est plutôt composée des corps des personnes qui se sont offertes au suicide dans des institutions dédiées à cet usage.
Nous n’en sommes pas là mais le rapport à la mort a beaucoup changé depuis 2020. Ce qui était inacceptable (c’était aussi un problème car on va tou·tes mourir à la fin) est devenu dommage collatéral. Depuis longtemps, certaines morts valent moins que d’autres, c’est le principe du rapport mort/kilomètre – et mort/nationalité. Comparer les 45 000 morts gazaouies qui partout dans le monde « démocratique » suscitent des manifestations indignées mais interdites ou réprimées sous des prétextes oiseux avec les plaintes quand des soldats – pas des conscrits – meurent sur les fronts où ils sont censés tuer à l’occasion mais ne jamais mourir. Il semble depuis que l’indifférence se soit largement diffusée, au sein même de nos sociétés. Les mort·es du Covid ? Dispensables, que des vioques. Celles et ceux qui sont encore menacé·es par le refus de politiques de santé publique adaptées à la pandémie ? On s’en fout, ça peut crever la bouche ouverte (ou masquée).
En 2015, pour saluer la fin de l’aventure éditoriale de la revue L’An 02, nous avions publié un dernier dossier sur la mort dans le recueil que nous préparions (En attendant l’an 02, Le Passager clandestin, 2016, aujourd’hui épuisé). Un dossier qui interrogeait notre refus de la mort mais aussi notre trop grande complaisance devant la mort des autres, et qui proposait un rapport apaisé à la mort, processus indispensable à la vie. Dans ce dossier, le philosophe Patrick Marcolini revenait sur les écrits du dernier Foucault, qui prônait sans complexe l’euthanasie en guise de limite à l’augmentation des coûts des soins de santé. Ces situations dans lesquelles on pèse le coût-bénéfice d’une vie et où on décide lesquelles sont surnuméraires et dispensables paraissaient alors une science-fiction riche de questionnements abstraits. Moins de dix ans plus tard, nous y sommes presque. Aussi j’ai souhaité republier ce texte, avec l’accord de son auteur que je remercie, pour ne pas oublier les extrémités auxquelles un libéralisme économique forcené peut nous réduire.