Banalité de l'homophobie

Je n'ai aucun goût particulier pour le lexique politique en -phobe, -phobie, qui a tendance à arrêter violemment la discussion sur une accusation de maladie mentale. M'étant fait traiter un jour d'« androphobe » (alors que « misandre » existe et ceci dans un groupe souffrant déjà d'être peu paritaire, c'est classe), j'ai eu l'occasion de faire les frais de ce genre d'usage. Mais quand, lors d'une distribution de tracts contre l'homophobie, un vieux monsieur (homophobe) vient prendre ma pote militante à partie sur ce vocabulaire et sa signification, là je me demande ce qui m'empêche de lâcher cette notion. Ce n'est pas uniquement parce que le déchaînement de haine actuel frôle l'hystérie. Mais aussi parce que m'est apparu lors de mes voyages (1) à quel point l'identité masculine occidentale était structurée par la peur de l'homosexualité.

Certes, autour de moi les hommes s'embrassent pour se dire bonjour ou merci (une particularité tantôt régionale ou politique), mais il est frappant de constater la pauvreté du registre des contacts physiques entre amis. Les gestes par lesquels nous nous nous témoignons de l'amitié ou de la bienveillance font un répertoire de toute façon un peu moins étendu en France que dans le reste du monde occidental (2). Qu'on s'éloigne un peu, et on verra des amies ayant dépassé l'adolescence se tenir par la main dans la rue, et plus loin encore des amis, des hommes entre eux qui font ce geste, ou d'autres qui à première vue me semblent incongrus, tels ces policiers égyptiens dont l'un est assis sur les genoux de l'autre et le tient par le cou (ben ouais, quand on n'a qu'une chaise...). Ailleurs, on se touche les uns les autres sans gêne, et se dessinent par contraste les usages de l'hétérosocialité au masculin et à la française. D'abord l'évitement du contact physique.

Et puis les dénégations constantes, qui font paradoxalement de l'homosexualité une notion présente en permanence (3). Que l'un enfreigne (pour quelque raison que ce soit) la règle de l'évitement, et il faudra penser à rétablir la vérité hétérosexuelle d'un délicat « Ben vas-y, t'as qu'à m'enculer tant qu't'y es ! » qui fait du contact physique entre hommes un geste nécessairement gay. Blaguer dessus permet d'invoquer pour le tenir à distance le spectre de l'homosexualité. Un spectre omniprésent. Qu'il y ait des gays dans le groupe et ils ne feront pas forcément l'objet d'une remarque désagréable ou intrusive, c'est entre hétéros qu'on a besoin de se rassurer. Insécurité personnelle ? C'est une dynamique que j'ai l'impression d'avoir vue partout, et c'est pour ça que je me résous à en parler ici. Dans les groupes non-mixtes de femmes que je fréquente, en revanche, le lesbianisme est une réalité, qui est parfois évoquée parce qu'elle fait partie de la vie, ou pour contribuer à l'inclusivité du groupe, mais que les femmes hétéros ne prennent pas la peine de rappeler dans le seul but de se définir en opposition à elle. A chacun-e son désir, qui vivra verra.

Tout cela pour dire qu'il serait si facile de dire que l'homophobie, c'est les autres, ceusses de droite qui manifestent dans la rue contre le mariage pour tou-te-s, qui s'attaquent aux lesbiennes, aux gays, aux trans pour leur refuser (quand ce n'est pas l'existence même) ce qu'ils et elles sont contraint-e-s d'accepter de leur voisin-e-s ou de leurs présidents de la République : une liberté dans les configurations et recompositions familiales qui est l'un des acquis de Mai 68. Mais l'homophobie, c'est aussi cette réaction qu'ont beaucoup d'hommes autour de moi et qui les pousse à se priver de modes d'être aux autres (la tendresse, mais aussi au final la bienveillance) qui font la vie plus agréable pour tout le monde (4).


(1) Une activité qui peut être aussi intéressante que des lectures historiques ou ethnologiques, j'ai surtout daubé sur son prestige excessif.

(2) Et notre vocabulaire est à l'avenant : on ne s'embrasse pas en se prenant dans les bras, on ne se baise pas en s'appliquant des baisers (ou des baises, à la belge) sur la joue ou la bouche, on n'a que des périphrases à notre disposition.

(3) Si je pouvais aborder la question de notre peur de l'homosexualité dans le registre des relations avec les enfants, je citerais la panique d'un papa voyant son fiston essayer innocemment la robe de sa copine de cinq ans ou les réactions à la différenciation sexuée excessive et au final ridicule que le monde de l'édition impose en librairie jeunesse.

(4) Ici je n'engage pas les hommes à adopter sans distance les usages des sociétés orientales, car les contacts physiques entre hommes ne font pas disparaître le sexisme, ils peuvent même en être l'un des produits, mais de s'inspirer de ceux dont nous faisons l'expérience entre femmes et féministes.

Commentaires

1. Le dimanche, 26 mai, 2013, 19h03 par Marie-Pierre Najman

Tu as raison, Aude, ça m'a toujours frappé aussi. Et apparemment, c'est surtout au XIXème siècle que l'évitement physique et l'homophobie se sont fortement installés. Je l'ai appris en lisant L'Histoire de la virilité. Volume II, Le triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, dirigé par Alain Corbin au Seuil, en 2011 (un gros bouquin emprunté en bibli; il y a 4 tomes en tout !).
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2. Le lundi, 27 mai, 2013, 09h31 par Aude

Merci M.-P. Il y a des auteurs passionnants dans cette Histoire de la virilité, j'irai voir ça ! Avec mon profil de dix-huitiémiste, je suis habituée à d'autres images de la virilité que celles auxquelles on est habitué aujourd'hui et qu'on a tendance à déhistoriciser, à naturaliser. C'est un des défis pour ceux et celles qui ont du mal avec l'ordre des choses sexistes que de montrer son absurdité (voir http://blog.ecologie-politique.eu/p...).

J'en profite pour signaler que j'utilise la même notion pour la haine qui se déverse actuellement envers les non-hétéros et pour cette peur panique et banale mais apparemment moins agressive. Je fais la part des choses entre les deux, mais je me suis aperçue que je n'avais pas la moindre idée de comment les gays qui font partie des groupes de mecs dont je parle vivent la situation.

3. Le mardi, 25 juin, 2013, 23h37 par Suzanne LM

Ce que tu écris est si vrai.. tu le dis en peu de mots mais très clairement! A quel point le contact physique et les démonstrations de tendresse sont repoussés entre hommes (français) à cause du "spectre de l'homosexualité"...

4. Le jeudi, 2 janvier, 2014, 00h09 par em

Apparemment le blog hébergeant l'article "de l'inconvénient d'être féministe en librairie jeunesse" dont tu parles n'est plus disponible. Dommage, ça avait l'air intéressant...

5. Le jeudi, 2 janvier, 2014, 07h53 par Aude

Bonjour.

Le lien s'ouvre bien chez moi, et à défaut il en reste des extraits ici.

Merci.

6. Le vendredi, 3 janvier, 2014, 23h55 par em

ah c'est que le nom de domaine n'a pas été renouvelé visiblement.
merci d'avoir mis le lien original (just seen it ;)

7. Le samedi, 4 janvier, 2014, 08h57 par Aude

Et ça explique aussi le triangle blanc sur seenthis...

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