Autonomie, camarade !

Les usages contemporains mettent en avant « une autonomie qui consiste à donner aux individus le sens de l’initiative, tout en leur faisant porter la responsabilité de se débrouiller "librement". […] À contre-courant donc de tout ce qu’enseigne la philosophie politique classique [qui] considère l’autonomie comme une liberté incarnée dans la capacité à se poser des règles, [à] savoir limiter sa puissance »
Lou Falabrac, « Ma mairie est-elle devenue gauchiste ? Quand les élites vantent l’autonomie », L'An 02, n°7, printemps 2015.

Lors des quelques entretiens d'embauche qu'il m'est arrivé de faire, je ne me suis jamais présentée comme une personne « autonome ». Si la question m'est posée, j'explique que j'apprends facilement et que je m'adapte mais certainement pas que je me donne à moi-même ma propre loi, comme c'est le sens du mot « autonomie ». La loi, c'est celle des recruteurs, je l'accepte parce que ça m'arrange mais qu'ils se débrouillent avec leurs scrupules.

Cette injonction à l'autonomie me pose un problème. À vrai dire, c'est parce que je me débrouille bien dans des environnements que je maîtrise mais je suis en revanche un peu désemparée dans des environnements nouveaux. Si j'y suis laissée à moi-même et qu'on me refuse les ressources qui me permettraient d'apprendre peu à peu à y naviguer, la tâche me paraît hors de portée, un genre de vertige à l'envers. C'est une question de confiance en soi et de motivation, deux ressources que je cherche dans le collectif. Je revendiquerais plus volontiers l'hétéronomie si ce n'était pas une valeur si mal perçue. Parce que, dans la plupart des milieux, il faut être au-to-nome. Dans mon expérience, être autonome au boulot c'est ne pas exiger d'être correctement encadrée, créer son poste autour d'une fiche pour le moins concise et surtout ne pas extorquer trop de temps aux collègues/supérieurs hiérarchiques, quand bien même je débarquerais sans formation ni connaissance du boulot (et quand bien même j'aurais été recrutée sans montrer mon CV par de quasi-inconnus qui auraient projeté sur moi des rêves dont je ne suis pas responsable). Être autonome, c'est créer le plus de valeur ajoutée avec le moins possible d'investissement, parfois pas même un bureau et à moi de me procurer un ordinateur. « Autonomie, camarade ! », disions-nous dans un mouvement de jeunesse aux accents libertaires. Ça voulait dire : fais pas chier, débrouille-toi. Mais avec un brin de second degré. Et des accents libertaires.

D'où vient qu'on est capable de demander à des gens, y compris à des gens qui ont dix ans de chômage dans la gueule, d'être « autonomes » dans un environnement pourtant traversé de contraintes ? Encore une fois, cela tient à la vision malade que nous avons de ce qui nous relie. L'interdépendance est honnie et à chacun-e de trouver des ressources en « travaillant sur soi ». Même les plus fragiles sont sommés d'être responsables et autonomes, à l'instar des personnes qui les dominent. Alors qu'il est question avec l'autonomie de se donner sa propre loi, une vision individualisante de cette notion nous force à envisager une loi qui n'est plus commune mais individuelle. Autant dire que c'est un régime, une règle qu'on s'impose comme pour obtenir un ventre plat et une santé de fer. Malheurs aux vaincus, aux pauvres qui se laisseront aller. Pendant ce temps, le monde social nous rend toujours plus hétéronomes, contraints par l'économie, des normes techniques, etc. mais nous feignons de l'ignorer en focalisant sur notre petit complexe de Robinson (1). L'injonction de tous et toutes à la même « autonomie » flatte nos ego et exacerbe la violence des rapports sociaux. Loin de constituer des bases politiques intéressantes, si l'« autonomie » n'est pas une création collective mais une qualité individuelle à mettre en avant dans les entretiens d'embauche, cela ressemble à un accompagnement de l'abjection en cours. À tout prendre, je préfère être hétéronome et savoir ce que je dois aux autres.

(1) Robinson Crusoe croit ne devoir qu'à soi-même le petit monde qu'il se construit alors qu'il est le récipiendaire de savoir-faire qui lui ont été transmis par l'éducation et qu'il fabrique sa maison et ses outils… avec les outils trouvés dans son bateau naufragé.

Commentaires

1. Le dimanche, 27 mars, 2016, 13h58 par gégé

OUI ! Magnifique réflexion sur le sujet dans : "Le Paradoxe de Robinson, " de François Flahaut éditions mille et une nuits !

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://blog.ecologie-politique.eu/trackback/273

Fil des commentaires de ce billet