Confessions d'un sac à rêves

Nous rêvons peut-être tou·tes mais nous ne rêvons pas de la même façon. À l'instar des personnes qui ne nettoient pas leurs chiottes elles-mêmes et font appel pour cela aux services de femmes peu fortunées, il est loisible de rêver par procuration si l'on a autour de soi un sac à rêves. Comment donc fonctionne le sac à rêves ?

Le sac à rêves doit être disponible. Pendant mes dix ans de chômage, j'ai fait un beau sac à rêves. On m'a proposé d'être squatteuse dans la Meuse, barmaid dans un bar punk, sociologue à Singapour, animatrice bénévole de groupes militants (cette dernière proposition témoignant d'une imagination bien plus pauvre). À force de me replier sur des activités bénévoles, j'attirais les rêves de personnes très occupées par ailleurs qui auraient bien voulu… mais elles avaient (beaucoup) mieux à faire. La plupart des activités proposées au sac à rêves sont – coïncidence – non rémunérées, sinon on aurait peut-être gardé cette bonne idée pour soi. Les personnes déjà au chômage, plutôt que d'aller remplacer ceux et celles qui triment, vont rester au chômage toute leur vie mais au moins sauront-elles se rendre utiles. Le sac à rêves est à la fois le même et l'autre : il porte des rêves communs mais est assez irréductiblement autre pour que les inclu·es l'engagent sur des activités qu'eux-mêmes dédaigneront. Tout en restant séduit·es par l'idée de s'y engager soi-même. Peut-être un jour.
C'est l'essence du sac à rêves : essuyer les frustrations, faire reluire les aspirations des psychismes contemporains. Rêver ne coûte plus rien.
Mais porter les rêves des autres est assez coûteux. C'est humiliant quand on comprend le mécanisme (« toi qui n'as rien d'autre à faire »). C'est déceptif quand on se fait avoir parce qu'on s'était embarqué dans ce qu'on pensait être un projet et qui n'était qu'une projection sur votre naïve personne. Certes beaucoup de rêves singuliers deviennent des rêves collectifs, parfois même des réalisations. Mais à force de s'engager dans des rêves qui partent à la poubelle sans que leurs auteurs aient fait de trop gros efforts pour les réaliser, on se fatigue des « on dirait qu'on ferait ensemble ». Pire, on les trouve dégueulasses quand on s'aperçoit qu'on a servi de sac à rêve deux en un. Non seulement l'usager·e se sera payé un songe agréable (vivre dans une maison bleue accrochée à la colline, s'encanailler en militant par procuration, devenir éditeur) mais en plus il aura fait un bel acte de charité en promettant monts et merveilles à une personne dans le besoin, façon : « Je pensais que ça te ferait du bien de t'investir dans une activité sérieuse. » L'usager du sac à rêves se fait chevalier blanc, défenseur du sac et de l'orphelin, tellement fier de sa générosité que le consentement de sa victime (pardon, du récipiendaire de ses bienfaits) importe peu. Le sac à rêves est sommé de remercier quand bien même la faveur lui ferait violence et, en niant ses besoins élémentaires, le réduirait aux larmes et aux plaintes.

Ici le sac porte les rêves d'autres qui n'ont pas la décence de voir en lui un autre soi, un être humain avec les mêmes besoins : un bureau pour travailler, une maison pour habiter, un collectif pour travailler ensemble, etc. J'ai raconté à plusieurs reprises cette manière qu'ont parfois les gens dans mon entourage (1) de trouver formidable pour moi ce qu'ils craignent pour eux : « SDF, c'est sympa, tu voyages » (alors que ma destination la plus exotique était le Tarn-et-Garonne) ou « Toi, ce que tu devrais faire dans la vie, c'est des voyages » (et ça tombe bien que je débarrasse le plancher, le copain en question allait cesser de m'accepter autour de lui au motif que j’étais une pleurnicheuse). L'an dernier j'ai été embauchée à mi-temps sans qu'il soit mis à ma disposition de lieu de travail. Je devais rester chez moi alors que la personne qui me faisait l'immense honneur de m'embaucher, sans avoir d'obligation de présence, rejoignait, elle, son bureau tous les matins. J'avais moi aussi le besoin de m'extraire de chez moi, de croiser du monde et d'être dans un cadre pour arriver à accomplir la vague mission qui était la mienne. Mais je n'étais qu'un sac à rêves à la place de qui mon employeur parlait, ne se contraignant plus à me consulter avant de décider ce qui était bien pour moi (et qui ne devait pas l'être puisque je me suis effondrée en quelques semaines). À la fin de mon contrat je l'entendis me dire qu'il y avait de la place chez les doctorants « mais tu n'aurais pas voulu, pas vrai ? »

Parfois l'usager·e voit dans son sac à rêves un semblable et lui proposera un devenir commun et une relation décente. Ouf ! Mais le sac à rêves est devenu sac à rêves que parce qu'il ne savait pas rêver, qu'il n'avait plus prise avec ses envies et ses aspirations. Le chômage est une fabrique à sacs à rêves : à force de taper aux portes en espérant en ouvrir une, on s'engouffrerait dans la première qui s'ouvre sans s'inquiéter de ce sur quoi elle donne. Pas besoin des menaces de Pôle, il se force très bien tout seul à ne plus s'interroger sur ce qu'il veut vraiment. Un jour que j'avais réussi à dire non, à assumer mon peu d'intérêt pour une proposition qu'on me faisait, le copain insistait pour m'embarquer dans son projet, me parlant d'adapter mon travail à mes goûts et dégoûts. Mais il est peut-être raisonnable qu'une personne qui n'aime ni l'alcool, ni les musiques amplifiées, ni se coucher après minuit ne se force pas à travailler dans un bar punk, serait-il coopératif. J'ai pu pour une fois refuser de me plier à l'idée qu'un autre se faisait de ce qui me conviendrait. Il est si difficile de dire non quand on n'a pas le choix, jamais deux portes ouvertes en même temps et l'habitude de n'en voir que des fermées. Le sac à rêves dira toujours oui mais inutile de le remplir avec vos rêves qui ne sont pas les siens. Le plus généreux serait plutôt d'aider le sac à rêver.

(1) J'écris « gens » mais j'ai plutôt observé dans ce rôle des hommes. Par contraste, les femmes autour de moi commencent par me demander si ma vie me plaît et ce que j'en attends avant de projeter quoi que ce soit sur moi. Je livre au passage la recette pour ne pas faire d'autrui son sac à rêves.

Commentaires

1. Le dimanche, 28 février, 2016, 17h54 par César

j'ai failli ne pas commenter, en effet à quoi ça sert de dire : intelligent, merci poufr la lecture, ça fera bien une petite trace, mais bon, je poste.

2. Le lundi, 29 février, 2016, 00h06 par pupuce

après ça quand on les envoie chier pour avoir un peu d'air respirable ils disent qu'on s'isole voire qu'on refuse toute aide tavu XD ( j'ai bien aimé le "un sdf ça voyage" , on sent le mec habitué aux notes de frais de déplacements qu'a pas dû marcher plus loin qu'une station de taxi ou la boulangerie du coin dans toute sa vie, ça survivra pas dur quand ça perdra son job ce bestiau là^^) merci pour ces articles cassage de bourges :)

3. Le lundi, 29 février, 2016, 08h55 par Guy Leboutte

Je connaissais déjà les types qui ne se rasent pas eux-mêmes ou qui ont une tronche à ne pas se raser eux-mêmes, dont un exemple d'anthologie est Silvio Berlusconi.

Vous me faites découvrir celles ou ceux qui ne rêvent pas eux-mêmes. Intéressant!
Merci d'enrichir ma connaissance du réel, et merci pour ce plaisant moment de lecture. :)

4. Le lundi, 29 février, 2016, 11h49 par Aude

Je suis moi aussi une petite bourgeoise, c'est les ethos de ma classe que je démolis ici. Ça aurait peut-être trouvé sa place dans ma série "La petite bourgeoisie s'amuse". Je crois aussi qu'il y a une dimension genrée à balancer ses rêves dans les autres avant de leur demander quels sont les leurs. Classe et genre se croisent...

Je ne pensais pas à Berlusconi qui ne se rasait pas lui-même mais c'est un bon exemple. Sauf que... finalement, je l'ai montré pour la cuisine, il y a beaucoup de choses qu'on faisait faire à d'autres dans les sociétés traditionnelles sans être aisé. Ça fait partie des usages qu'on a perdus, d'aller chez le barbier. En Amérique du Nord ça donnait lieu à des chœurs d'hommes, tout une sociabilité masculine du barber shop. Mon grand-père allait se faire raser et rafraîchir la nuque toutes les semaines et pourtant c'était un paysan qui ne gagnait pas bézef. Mais aujourd'hui cela ne correspond plus à de l'interdépendance avec circulation monétaire, c'est des services que les pauvres sont contraint-e-s de fournir aux riches..

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