Arrêtez de vous indigner !

Cette année je suis membre dans des collectifs militants de deux commissions qui ont chacune pour objectif de défricher des prises de position sur des questions délicates. J’ai été encouragée à y participer au motif qu’il faut y assurer un peu de diversité politique et que peu de personnes ont envie de s’y coller quand elles savent ne pas défendre la position qu’il est de bon ton d’avoir. J’ai prouvé ma capacité à défendre des positions minorisées, à ne pas répéter la doxa et à mettre le doigt sur les questions qui fâchent. Ça ne m’a pas empêchée d’y aller la boule au ventre en raison des violences symboliques qui se jouaient dans ces réunions.

La moindre nuance d’avec la position souveraine m’a parfois valu une explication des bases du problème, comme si je le découvrais, ou une réfutation comme si j’avais défendu pile le contraire. Je ne sais pas quelle est la part de la bêtise (« ah tiens, ça n’est pas le truc habituel, ça doit donc être un truc fasciste », voir ici l'exemple de militant·es intersexe viré·es manu militari de plusieurs Pride... par erreur) et celle de l’intolérance. Si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous : j’ai ressenti plus d’une fois cette interdiction de faire son propre chemin et cette méfiance devant laquelle il faut rappeler que même si on souhaite faire d’autres arbitrages on reste féministe, trans-inclusive, attentive aux droits des personnes prostituées (1), etc. C’est fatigant, de devoir répondre à des attaques qui sont de fait destinées à d’autres et de rester courtoise en se rappelant le plus grand objectif pour lequel on est là.

Ces espaces de concertation interne, même quand ils sont investis avec précaution et que tout le monde y promet moult respect, ont l’odeur du mépris. Ils donnent envie de fuir : certain·es y cultivent l’entre-soi, parfois avec un plaisir évident, quand d’autres le vivent comme un crachat continu à la gueule et ne viennent que par obligation pour le collectif. Le tout sous le signe de la bienveillance et de la sororité, évidemment. Comment a-t-on pu en arriver à de telles formes de mépris, d’arrogance, d’intolérance ?

Les vécus des un·es et des autres, leur légitime colère expliqueraient ces manières, qui n’ont pas besoin d’excuses. Mais étrangement je trouve les allié·es autrement plus violent·es ou intransigeant·es que les personnes qui pourraient être blessées. L’urgence de la crise sociale ou écologique commanderait une telle radicalité ? Je partage ce constat et déchirer des bâches entre dans un répertoire d’action qui me semble adapté à la situation (2) mais là on parle d’un travail de fond censé élargir et renforcer nos luttes. Et où on se retrouve plutôt à cultiver des postures.

Ces postures politiques, liées autant à l’ego qu’à une position sociale à défendre (que vont penser mes allié·es si je me positionne comme ci ou comme ça ?) sont une plaie. Souvent ces enjeux sont tus et l’on comprend au bout d’un moment que tel ou telle défend autant ses idées que ses alliances avec un autre groupe. Ou que ce positionnement « interne », on vous le jure, a en fait une visée externe. Apparaître aux yeux des autres comme la personne/le groupe qui pense comme il faut, qui exprime les bonnes indignations et qui défend les bons groupes opprimés, cela semble une part importante du travail militant.

J’en parlais ici au sujet des cadets Rousselle de la gauche française, l’une portant la bannière woke et l’autre le drapeau français, tou·tes les deux intellos qui finissent par défendre des propos simplistes ou intenables. Qu’importe à vrai dire le fond de leur pensée, entre le communiste qui essaie de ramener à lui un électorat très conservateur et la politicienne donneuse de leçons dont le mépris palpable pour tout ce qui ne pense pas comme elle donne envie à trop de monde d’abattre des arbres et de creuser des bassines. Les deux ont choisi d’exploiter des clivages qu’ils s’imaginent leur être favorables. C’est presque un moindre mal que Fabien d’chez nous et sainte Sandrine, en laissant la bride sur le col à leurs ambitions, contribuent à faire de la gauche institutionnelle un panier de crabes et une machine à perdre – donc à laisser d’autres gagner. Ce qui est plus triste encore, c’est leur propension à appuyer sur tous les endroits où la société a mal et se déchire pour apporter leurs deux centimes à la discussion, ne proposer qu’une adhésion à leur discours et jamais des objectifs partagés.

On croit souvent que les usines à trolls russes, qui à partir des médias sociaux produisent des mobilisations d’extrême droite, n’expriment que des propos nationalistes, masculinistes ou islamophobes. Mais elles utilisent aussi le registre progressiste, dans une mesure moindre mais non anecdotique (3), pour décrédibiliser les positions de gauche en présentant celles qui peineront le plus à convaincre ou susciteront le plus de réponses négatives et violentes et pour tout simplement mettre du carburant dans la machine à haine. L’important n’est pas tant de faire adhérer le monde entier à une idéologie autoritaire et nationaliste en donnant à entendre les seuls messages d’extrême droite que d’attiser la discorde dans les sociétés libérales.

Est-ce que cela signifie que devant l’avancée du fascisme un peu partout dans le monde, y compris dans les sociétés libérales européennes, il faille taper au centre et ramollir systématiquement son propos ? Je vais revenir sur une des mes deux expériences, où il était question de rédiger une charte des valeurs de l’association. Les premières propositions consistaient à reprendre des éléments de langage d’autres groupes pour expliquer comment il fallait se comporter dans notre asso. Les autres adhérentes étaient envisagées avec un peu d’arrogance et promis on allait faire de la « pédagogie » pour leur faire accepter le texte. Nous avons finalement écrit en petit groupe hétérogène un texte très bref dans lequel nous avons pris la peine de présenter l’objectif de la démarche et d’utiliser des mots choisis et précis (plutôt que des expressions convenues ayant cours dans d’autres cercles) pour exprimer notre refus de certaines attitudes qui ne permettaient pas à chacune de se sentir « bienvenue, respectée et en sécurité ». En allant chercher un objectif qui faisait consensus plutôt qu’en assénant une doxa, nous avons convaincu le reste des adhérentes et nous nous sommes épargné des discussions désagréables et sans fin, sans atténuer la force de notre propos. Lors de ce processus, j’ai appris à estimer des camarades qu’au départ je craignais et n’appréciais guère et j’ose espérer que la réciproque s’est produite.

Nous n’avons pas besoin de héros ou d’héroïnes (twitteuse féministe martyre ou ouin-ouin anti-tech, il y en a dans tous les camps politiques) qui nourrissent les clivages qui les flattent. N’apporter dans une discussion aujourd’hui très tendue d’autre contradiction que le spectacle de sa pureté et de sa grandeur d’âme ne nous mène nulle part. Le mépris n’a jamais convaincu personne, au contraire il tend à élargir le fossé. Je pense aussi qu’il éclaircit nos rangs. Qui aurait envie de rester subir les ires de l’orthodoxie au moindre désaccord ?

J’en viens à penser que la chose la plus radicale à faire, c’est parfois de garder sa radicalité pour soi et de s’attacher à retisser des liens. Juste quand je finis la première version de ce billet, l’Atelier paysan (qui en raison de ses écrits suscite la haine du monde agricole conventionnel) écrit à propos de la dissolution des Soulèvements de la Terre : « Nous voyons les clivages se creuser, entre les "ruraux" et les "écolos", entre les "paysans historiques" et les "néos", entre les "conventionnels" et les "bios", et désormais entre les "partisans de l’ordre" et les "écoterroristes". Nous refusons d’adhérer à une logique de guerre civile. L’ensemble de la population agricole est sur un même bateau, qui est en train de couler. » Le constat ne vaut pas que pour le monde agricole, dans un monde où convergent les crises, où le néolibéralisme fait un peu partout alliance avec le fascisme et où les classes dominantes refusent le défi de contrôler le réchauffement climatique à 1,5°.

Au mépris qu’il m’est donné de constater même au sein de mes organisations préférées et dans les productions intellectuelles que j’apprécie, je préfère l’argumentation, la recherche de ce que nous avons toujours en partage, tout sauf la posture de missionnaire apportant la bonne parole aux imbéciles, tenant tout près les instruments de leur supplice en cas de refus de se rendre à leur raison. Nous avons tout·es un missionnaire intérieur et je ne suis pas la dernière à laisser entendre le mien, j’espère seulement qu’il n’encombre pas trop dans les discussions que je mène.

(1) Je cherche à articuler ces droits avec ceux des autres femmes face au dû masculin et cela semble déjà inacceptable pour beaucoup.
(2) Ici à l’illégalisme des pro-bassines, qui construisent des équipements qui soit sont illégaux, soit n’ont d’autre but que de contourner les autorisations très justifiées de puiser de l’eau à certaines périodes de l’année.
(3) David Chavalarias, Toxic Data. Comment les réseaux manipulent nos opinions (2022), Champs Flammarion, 2023.

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