Féminisme : à qui sont ces bas instincts ?
Par Aude le lundi, 29 janvier, 2018, 07h38 - Textes - Lien permanent
Ces derniers mois ont été l'occasion d'en entendre
de belles. Un chef de l'État qui s'inquiète de la « délation » alors
que l'impunité est plus flagrante que d'imaginaires « dérives » d'une
parole libérée : les viols et crimes sexuels sont très peu reportés
(environ un sur dix) et encore moins punis (un ou deux sur dix d'un sur dix).
Si l'État a un cœur de métier (1), c'est de refuser l'impunité des attaques
contre les personnes et c'est justement parce qu'il ne fait pas son boulot que
celles et ceux qui luttent contre les violences en appellent au jugement du
public.
Une critique d'art, visiblement pas grande logicienne, qui regrette de ne pas
avoir été violée pour montrer qu'elle aurait été la même (tellement supérieure
aux autres femmes) si son histoire avait été très, mais alors très
différente.
Des patriarches gaulois qui persistent à mettre sur le même plan séduction et
crime sexuel, parlant au choix de malentendu ou de continuum dans la relation
si complexe entre hommes et femmes, voyez-vous… alors que nous féministes
persistons à leur dire que la violence n'est pas une relation (de même qu'une
bêche dans le crâne n'est pas du jardinage).
Notre présence constante dans l'espace public, à disséquer ces discours, à les confronter à ce que l'on sait des crimes sexuels et à ce que l'on a compris du continuum de la violence de genre et du dû masculin, ce travail est à la fois usant et enthousiasmant. Il est parfois enthousiasmant parce que nous ne sommes pas seules. Nous n'étions déjà pas seules à être abusées, agressées, harcelées ou violées, nous ne sommes pas non plus seules à lutter pour que ces violences (sexuelles et autres, parce que la disposition des femmes aux hommes est une violence) soient enfin comprises, repérées, prévenues ou punies pour ce qu'elles sont. Nous sommes solidaires, puissantes et un peu drôles aussi – la blague sur la bêche n'est pas de moi. Je voudrais quand même mettre un bémol au bel enthousiasme que suscitent parfois les luttes féministes.
D'abord en avertissant nos alliés : nous avons besoin de vous, certes, mais nous n'avons pas besoin que vous vous serviez de nous pour vous distinguer des autres hommes, ceux qui violent, harcèlent, sont incapables d'entendre un non – alors que vous, oui. Méfiez-vous de vous-mêmes, vous ne valez peut-être pas mieux que les (rares) cochons qui tombent en ce moment. Il ne s'agit pas de mérite individuel mais de socialisation : vous avez été soumis comme nous aux mêmes représentations de femmes qui ne savent pas ce qu'elles veulent, au « Verrou » de Fragonard (voir l'illustration) ou à l'idée que vos besoins (sexuels ou affectifs) sont irrépressibles. Vous avez appris l'empathie, mais elle s'exprime beaucoup plus difficilement quand le congénère est une femme. Il vous reste des traces de ces apprentissages en milieu sexiste, qui que vous soyez. Combien de héros de luttes émancipatrices ou carrément proféministes ont « merdé » un jour ? On retrouve tel proféministe devant une commission harcèlements, à hésiter piteusement entre l'aveu qu'il n'a pas vu et celui qu'il n'a pas voulu voir qu'il abusait (tu reviendras demander pardon quand tu auras décidé lequel). Tel animateur de groupe militant qui croise « classe, race et genre » a agressé ou violé et souvent il s'en tire sans un blâme de la part de ses pairs.
Balance ton mari le porc
Et quant à nous, les fières féministes, nous ne sommes pas toujours à la hauteur. Nous avons nous aussi des préjugés sexistes et des compagnons qui abusent. La fidélité à notre classe, à notre groupe, à notre couple sont parfois plus fortes que la sororité – qui n'est pas la plus forte de nos allégeances puisque c'est en mixité que nous passons le plus clair de notre temps et faisons nos projets d'avenir. Pas plus que nos alliés, nous n'appartenons à une classe de personnes supérieures, miraculeusement épargnées par les violences de genre, ni les petites, ni les plus graves, ni pour les subir, ni pour les constater et les combattre dans notre entourage. Nous sommes des femmes comme les autres, des êtres humains comme les autres. Nos idées sont généreuses mais elles ne constituent qu'une part de nous-mêmes. Nous avons aussi des intérêts un peu bas, des fonctionnements cognitifs difficiles à assumer. Par exemple, l'empathie pour les victimes n'est pas naturelle, notre premier réflexe est plutôt de nous convaincre que le monde est juste et que ce qui y advient de violent n'est pas accidentel mais tient au faible mérite des victimes. Penser le contraire nous expose à un trop grand désarroi : ça aurait pu être nous, la violence existe et elle est dénuée de sens, elle frappe au hasard. Les femmes « faillées » (l'expression n'est pas de moi mais d'une copine victime de violences conjugales à qui l'on a trop dit que son compagnon avait exploité ses « failles ») ne se promènent pourtant pas dans la rue, appelant l'abus à grands cris. Nous avons du mal à nous détacher de l'idée d'une coresponsabilité de la violence, comme cette féministe, dont le mari a maltraité au travail, tenu à l'isolement et sans moyens une subordonnée, et qui explique ainsi l'abus : « C'est de ta faute parce que tu as été violée enfant, oui, tu as été violée et tu n'as pas travaillé sur toi-même. » Soit un tout autre discours que celui qu'elle vous tient à la télé, parce que la sororité compte tellement moins que les autres affiliations.Nous sommes humaines, nous sommes parfois très laides (et nos compagnons, amis ou camarades sont parfois très laids). Mais ce n'est pas en nous mettant en scène, sur les réseaux sociaux ou dans les discussions de visu, tenant des discours généreux ou vomissant sur des imbéciles ou des encore plus aliénées que nous, que nous apporterons une contribution significative. C'est en concrétisant nos discours sur la responsabilité des agresseurs, en examinant sans complaisance ce qui entrave la solidarité avec les victimes, pour en cultiver une bien supérieure à nos bas instincts. Une solidarité à la hauteur de nos belles idées.
(1) Si certain·es d'entre nous trouvent l'existence de l'État légitime, c'est pour protéger l'intégrité des plus faibles, pas pour arbitrer l'entreprise de prédation en cours. Il faudra prendre acte un jour de ce que ce rôle-là, bien concret, a toujours primé sur l'autre.