Une machine à fabriquer de l'impuissance

Ces derniers mois, je suis allée à la rencontre des lecteurs et des lectrices d'Égologie. J'ai parfois eu un peu la frousse, comme dans cette petite ville démocratique où les affiches de la rencontre avaient été arrachées ou ailleurs quand la veille de la rencontre est sortie une tribune enflammée contre la couverture du livre dans un média local. Mais globalement, ça s'est bien passé. Mieux que ça, même. J'ai rencontré une foule de gens estimables, des camarades pour qui les alternatives écolo posent depuis longtemps problème mais qui n'avaient pas forcément su l'exprimer dans des termes audibles par les personnes qui y sont engagées et ces mêmes personnes, ou en tout cas celles qui y croient vraiment, à la solidarité et au reste, pour qui Égologie a été l'occasion de questionner leurs pratiques et qui l'ont accepté de bon gré. À tou·tes : merci pour l'accueil !


On a eu de longues discussions ensemble, on est passé sur des chemins déjà un peu battus mais aussi sur d'autres beaucoup plus aventureux. En une trentaine de rencontres, il m'est souvent arrivé d'avoir des discussions très singulières, qui tenaient à l'esprit des lieux et des gens. Il m'est même arrivé de faire moi aussi « Ah-ah, je n'y avais pas pensé avant, ou pas dans ces termes. » Je n'écrirais certainement pas Égologie de la même manière aujourd'hui mais, comme je ne vais pas m'y remettre, je vais me contenter d'aborder ici un des sujets qui a été le plus vivement discuté lors de ces rencontres. Personne n'a d'idée seul·e et celles du livre étaient déjà collectives mais ce texte-ci doit plus qu'aucun autre à celles et ceux qui sont venu·es débattre.

Nous sommes nombreuses et nombreux à être accablé·es par le cours des choses. Des pays si riches, avec des gens si bien formés, qui courent comme s'il leur manquait une case à la catastrophe écologique ; des populations qui n'ont qu'un intérêt limité à un ordre injuste mais qui néanmoins semblent l'accepter… Puisque rien ne semble vouloir changer pour le mieux, nous sommes tenté·es d'investir de petits espaces de liberté : des initiatives de quartier où tout le monde est invité, des espaces plus ou moins libérés de l'argent… Mieux encore, plus facile, plus souple et plus efficace : travailler sur nous-mêmes. (J'offre à celle ou à celui qui n'a pas encore entendu, qu'elle lui soit adressée ou non, l'injonction à « travailler sur soi-même » un retour sur la planète Terre et plus précisément notre petite partie occidentale et libérale.)

Par exemple, éradiquer la domination masculine est concrètement moins compliqué que de se blinder soi-même pour être en mesure d'échapper aux abus des hommes (ceux des milieux militants n'étant pas les derniers à nous faire taire et à nous exploiter). Y'a qu'à voir un psy, faire des stages de développement personnel et qu'importe que ces solutions ne soient pas accessibles à tout le monde – question de budget ou de caractère. Sur le budget, entretenons le silence gêné qui a cours sur l'aide très différente que peuvent obtenir la pauvresse « prise en charge » en centre médico-psychologique ou la bourgeoise chez sa psy à 70 euros la séance, le pauvre mec avec son bouquin de poche à 6 euros pour apprendre à être heureux et le cadre qui s'offre une semaine de méditation à la montagne. (Pardon, j'en ai parlé.) Sur le caractère… ben non, certain·es d'entre nous n'arrivent pas à trouver seulement désirable d'aller bien dans un monde de merde. Certaines chieuses n'ont pas envie d'être continûment stratégiques devant le sexisme et le male entitlement.

Vivre avec cette colère, comme il est apparu lors de nos échanges, c'est subir le mépris des âmes élevées qui travaillent sur elles-mêmes, grand bien leur fasse. Elles nous racontent qu'« être bien avec soi-même permet d'être bien avec les autres » mais dans mon expérience, ce qui est déterminant dans le fait de se comporter bien avec les autres, c'est l'exigence morale. J'ai vu des personnes psychiatrisées se comporter mieux en collectif que d'autres avec de minuscules failles narcissiques : question de principe. Et surtout, cette jolie idée justifie dans la vraie vie les replis sur soi et l'adoption de tout un monde de pensée qui s'articule autour de la responsabilité morale des individus, le monde du développement personnel. Non, toute similarité avec le discours macroniste ne constitue pas une simple coïncidence : le développement personnel converge avec une vision du monde très libérale, ce n'est pas une sagesse millénaire mais une tendance très historique et liée au triomphe du capitalisme jusque dans les têtes des groupes qui voient pourtant les désastres qu'il produit.

Je raconte dans Égologie le sort que la sociologue Barbara Ehrenreich fait au ruban rose et à la culture positive qui se développe autour du cancer du sein. La PDG d'une grosse boîte de cosmétique, qui compte parmi les dirigeantes de la fondation du dit ruban, explique que pour éviter le cancer du sein il faut être mince et manger équilibré, alors qu'il faut plutôt arrêter d'acheter sa camelote toxique (en premier lieu les déodorants, utilisés tout près des glandes mammaires). Même refus de considérer les causes environnementales, donc politiques, dans une petite montagne peuplée d'écolos alternatifs/ves où une camarade a entendu des propos à peine différents de la part d'une écolo-alternative : « Tu as le cancer ? Mais qu'as-tu donc fait pour le mériter ? » L'écologie, c'est la défense d'un environnement sain, pour soi, pour les autres, pour les plus vulnérables et en soi, par respect pour le monde qui nous environne. Mais les préoccupations pour la santé et l'adoption d'un point de vue qui n'oublie pas comment l'esprit et le corps sont liés finissent parfois dans cette eau de boudin : consacrer son temps à se soucier de comment aller bien tandis que le monde est envahi de substances toxiques produites pour le bête profit d'une classe de parasites.

Dans une montagne un peu plus loin, une autre nous raconte son activité de conseillère conjugale de culture féministe. Nous sommes dans les Cévennes de l'illustre Pierre Rabhi et l'influence est palpable. Les femmes engagées dans des démarches écolo-spirituelles n'y sont pas plus qu'ailleurs, et pas plus que les autres, à l'abri de la violence masculine dans le couple. Sauf que celles-ci sont spécialement vulnérables, incapables de se dresser contre un compagnon qui les tient sous emprise ou exerce sur elles une violence économique ou matérielle. On leur a dit, répété, que chacun·e pouvait se prendre en main (1) et qu'il fallait arrêter de « toujours blâmer les autres ». Elles sont battues ? Ce n'est pas sa faute à lui, ce sont elles qui ont dû louper quelque chose. Et de stage d'une quelconque thérapie alternative en lecture d'un bouquin de Pierre Rabhi, elles sont incapables de reconnaître qu'elles ne sont pas responsables de la relation violente... et incapables de s'enfuir, tout bêtement. Ça tombe bien, les autorités lorgnent sur les démarches de reconstruction du couple dans les cas de violence conjugale, ça coûte moins cher que de s'assurer qu'un foyer attend toutes les femmes battues, sans revenu ou sans tissu social solide (souvent conséquences de la maltraitance) quand elles arrivent à sortir des griffes de leur mec (2).

Ainsi, un angle d'attaque qui promettait d'éviter l'impuissance (car nous ne savons pas encore comment éradiquer le patriarcat ni lutter contre cet envahissement par les substances toxiques que l'industrie et la recherche ne semblent pas vouloir arrêter d'inventer) finit en puissant outil d'acceptation de la saleté qui nous entoure. Les personnes en colère, les chieuses et les énervés ont offert plus de bataillons pour se battre contre l'abjection dans ce monde que les adeptes du développement personnel. Leur « négativité » est au fond plus prometteuse. Gandhi ? Martin Luther King ? Pour un grand et sage chef spirituel (parfois très douteux quand on soulève le voile de sa vie privée) dans la lumière des projecteurs, des milliers d'être humains, pas forcément « avancés sur leur chemin de vie », en lutte pour parfois leur simple survie. Ou leur dignité. Ou simplement incapables de s'empêcher de se lever pour dire non.

(1) « Quelle que soit votre histoire, vous avez le droit de reprendre le volant de votre vie, les rênes de votre destinée, d'oser conduire la belle voiture. » Isabelle Filliozat, Fais-toi confiance. Ou comment être à l'aise en toutes circonstances, Jean-Claude Lattès, 2005.

(2) Si vous avez lu dans un livre de développement personnel des conseils pour sortir de l'emprise d'un « pervers-narcissique », cela n'invalide pas ce témoignage d'une professionnelle sur les comportements observés dans les Cévennes et mis en regard avec d'autres observations, dans des milieux qui n'ont pas la même culture écolo-spirituelle. D'autre part, parler de perversion devant un phénomène aussi systémique que la violence de genre, c'est mal comprendre le lien entre cette violence et la domination masculine.

Pour B. et son « La rentrée a intérêt à être animée, sinon je vais craquer ! » Pour L. aussi !
Pour les instigatrices, instigateurs et petites mains des rencontres autour d'Égologie (certaines discussions sont en ligne). Pour les camarades du Monde à l'envers et Nicolas Marquis.

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