Je n'aime pas la police de mon pays
Par Aude le mercredi, 1 août, 2018, 12h02 - Textes - Lien permanent
Je n'aime pas la police de mon pays. La raison la plus évidente, c'est que j'ai la chance d'en connaître d'autres. À Bruxelles, un jour, j'ai vu un clochard traiter une policière de « connasse ». Celle-ci, qui s'éloignait d'un pas tranquille, lui a fait un petit signe de la main, façon « Oui, oui, j'ai entendu » mais elle n'a pas dévié de son chemin. Sans doute pensait-elle mieux utiliser les ressources de la police en continuant sa patrouille plutôt qu'en l'interrompant pour mettre en cellule une personne dont elle avait évalué qu'elle ne représentait aucun danger pour les autres ni pour soi-même. Elle a également arbitré entre la dignité de sa fonction (et des autres fonctionnaires), qui était mise à mal par une insulte publique de poivrot, et le besoin de poursuivre sa mission.
Je viens d'un pays où la même policière (ou à peu près : femme jeune, sportive, queue de cheval) peut tabasser avec des collègues une jeune femme avec des troubles psychiques dont elle avait connaissance, au motif que celle-ci s'est énervée de recevoir une amende pour stationnement illégal et l'a traitée de « connasse » à voix basse. À voix basse, ça veut dire que là où une policière belge fait avec une insulte insignifiante audible partout à la ronde, une policière française considère qu'un mot prononcé à voix basse et qu'elle seule a entendu, c'est la République qu'on trahit et cela mérite des châtiments corporels en une escalade de la violence. (Même si en l'occurrence, elle n'est que policière municipale et agent de la ville de Menton. Depuis vingt ans, ce statut évolue sous le coup des lois sécuritaires et de la décentralisation austéritaire pour se calquer peu à peu sur celui des forces de police mais pour l'instant, les municipaux sont encore des sous-flics.)
Tout ça a l'air anecdotique, mais c'est pour ça que Steve Caniço a été tué. Il est 4 h du matin, les flics décident de mettre fin à la fête de la musique sur l'île de Nantes. Ce n'est pas un quartier d'habitation, c'est (si j'ai bien compris) une friche industrielle revitalisée par d'autres industries, culturelles cette fois. Un DJ refuse d'obtempérer aux ordres de la police et passe un morceau de musique anti-flics, comme un baroud d'honneur. Les ordres sont donnés de réagir en tapant dans le tas et en envoyant quinze personnes dans la Loire, dont une qui ne remontera jamais. Steve Caniço a été tué parce que des flics se sont sentis insultés par la blague d'un DJ dont probablement il ignorait jusqu'au nom (1).
Certes, les policièr·es peuvent, en droit, exiger le respect de leur fonction et celui-ci passe par le respect de leurs personnes. Mais je m'interroge sur la confusion entre les deux, sur le fonctionnement de cette police dont le personnel met des ressources publiques dans le soin de ses ego froissés. Les bilans humains ne comptent guère pour ceux qui nous gouvernent mais ont-ils un jour pensé à la débauche de moyens et de violence qu'ils autorisent n'importe quel·le policièr·e à mettre en œuvre par intérêt personnel, sans souci du maintien de l'ordre qui était la base du contrat entre eux et nous ? Cette confusion entre les personnes et la fonction, entre les agendas individuels des policièr·es et leur mission de service public est devenue largement dommageable à cette dernière. Comme si le goût personnel des agents pour la castagne, l'expression de leurs préjugés et l'escalade de la violence (nobody's perfect!) portait tort à leur mission : maintien de l'ordre et respect réciproque entre l'institution et les administré·es (nous).
Cette mise à disposition gracieuse des ressources publiques (les nôtres, donc) se poursuit chaque fois que des flics estiment qu'avec eux, c'est la République qu'on insulte, et que nous payons les frais de justice qui leur permettront d'encaisser de confortables dédommagements pour outrage. Non, ce n'est pas la République qui palpe, pas même les bonnes œuvres des orphelins de la police, ce sont les outragé·es, qui ont donc tout intérêt à s'engager dans des conflits verbaux. Cette nouvelle confusion entre mission publique et intérêt privé ne tient pas à la culture d'entreprise (inquiétante) de la maison P mais à des dispositions mûrement réfléchies… sans doute pour s'assurer les faveurs des policièr·es sans s'embêter à augmenter leur rémunération, qu'ils et elles compléteront à discrétion.
Celles et ceux d'entre nous qui acceptent volontiers l'idée de laisser à l'État le monopole de la violence légitime acceptent-ils l'attribution de telles cartes blanches à des personnes si peu capables de respecter l'intérêt général ? D'autant qu'à titre personnel celles-ci ne sont pas tout à fait les meilleur·es d'entre nous : prévalence importante des violences conjugales chez les policiers, du vote d'extrême droite (l'épouvantail de la République)… pas vraiment des parangons de vertu républicaine et de respect du droit. Ce qui est un peu embêtant puisque leur travail consiste à faire respecter le droit.
Autre particularité française : ni la gendarmerie ni la police ne sont contrôlées par une institution indépendante, comme c'est le cas dans la plupart des pays européens. L'IGPN et l'IGGN sont des services appartenant à l'institution sur laquelle ils sont censés être en mesure de faire porter des responsabilités parfois très graves. Conséquemment, la police en France est rarement condamnée quand elle ne respecte pas le droit, elle pratique des contrôles au faciès abusifs (jusqu'au harcèlement), elle fait un usage disproportionné de la force sur laquelle elle n'a pas de comptes à rendre. Elle mutile et tue les manifestant·es comme depuis des décennies elle mutile et tue les hommes des quartiers, les pauvres et les non-Blancs, Adama, Théo et les autres, poursuivant sous d'autres modalités ses guerres coloniales sales. Voici le bilan que brossent deux ONG qui avaient vocation à dénoncer les manquements aux droits humains dans le monde entier mais pas forcément dans la « patrie des droits de l'homme », l'ACAT et Amnesty International. Même la Haut-Commissaire aux droits humains de l’ONU, Michelle Bachelet, a pointé la France du doigt pour les comportements de sa police.
Je ne sais pas vous mais moi je me sens aujourd'hui plus menacée par la police de mon pays que par toutes les personnes que je croise et qui pourraient me piquer mon porte-feuille ou me tabasser (2). Le contrat moral entre moi et l'État, il se porte plutôt mal. Je connaissais un peu la théorie politique, qui nous rappelle la différence de nature entre État et bien commun, mais depuis mes premières manifestations jusqu'à celles des dernières années, j'ai eu le temps de comprendre la pratique. Et je ne dois pas être la seule. Je ne consens plus à la violence légitime de l'État (en échange de sa protection, comme on nous disait), je l'accepte et je l'évite. Quant à la respecter ou sinon je suis punie pour outrage ? Pour être respecté, il faut être respectable.
(1) Et passons sur le fait que pendant un mois aucune recherche sérieuse n'a été conduite pour retrouver le corps, histoire d'appuyer le déni de la police concernant les conséquences de ses actes.
(2) D'ailleurs j'ai été fauchée délibérément et devant témoins par le conducteur d'une voiture correctement identifiée qui n'a pas été inquiété par deux enquêtes de police successives pas particulièrement zélées. On y reviendra...
Commentaires
ello...
ok, bon, la question de la fin, c'est celle du respect.
question parce que ça me pose question de façon régulière, répétée : c'est quoi le respect ? donc, être respectable ?
ce qui m'embête là dessus, c'est que c'est un des thèmes qui ait fait le plus discourir depuis qu'on a des traces archéologiques de textes...
la question de la police y est aussi régulière dès lors qu'il y a organisation, donc système de lois, des rapports sociaux...
c'est l'autre ou c'est la loi qu'on respecte ? et qu'on "veut" faire respecter ?
sauf que, respecter, à collectionner les lectures et écoutes de discours sur ce concept, ben, je suis pas du tout convaincu que ça soit "efficient".
y'a d'autres concepts comme ça qui me rendent sceptiques... dieu, la liberté, le libre arbitre... même, le bien, ça devient difficile à préciser par le discours... et dire que le mal serait la domination, la convoitise... ça semble marcher un peu mieux, et j'en suis pas si sûr.
sauf devant, l'angoisse, la souffrance... le "réel"...
Oui, cette histoire de respect, c'est une manière de clore temporairement la question sans aller plus loin mais il faudrait se poser celle du rôle de la police dans une société qui se veut démocratique : c'est le bras armé de l'État et on s'est habitué à croire que l'État était gentil. Avec le passage de l'État-Providence à l'État répressif qu'on observe à son début, beaucoup de monde va tomber de haut comme les Gilets jaunes l'ont fait...
ello...
état-providence et état répressif... démocratie...
ce sont des termes que j'observe depuis longtemps avec tout autant de scepticisme que les autres indiqués plus haut.
démocratie... terme qui n'a plus grand chose avec sa définition platonicienne ou socratique puis aristotélicienne. alors état providence ou répressif... euh...
ça fait partie de l'évolution des discours "communs", donc déterminés par leur historicisme...
la brutalité que vous relatez ici, comme dans cet autre article à propos de la violence faite aux cyclistes par exemple, c'est quelque chose que j'ai vu très tôt dans mon enfance encré dans les moeurs populaires : il y a là, derrière cette brutalité, l'équivalent de la nécessité d'adaptation narcissique et sociale à la loi, non dite mais pratiquée continuellement, du plus fort. tous les moyens sont bons pour "se sentir fort", et le plus facile, c'est de s'en prendre à une cible que les circonstances désignent comme plus faibles.
c'est à ce point courant, que même les "bons flics" en baissent les bras devant,par exemple, le chauffard identifiable qu'on n'inquiètera pas pour avoir fait "voltiger" un cycliste, ou un collègue méprisant à l'égard d'un quelconque interpelé qui "râle". j'dis ça, parce que curieusement, j'en rencontre parfois des "bons flics". et pour l'état ou la démocratie, il y a ce "bon mot" qui n'était pas ni sans humour ni sans provocation, dewinston shurchill, disant que pour se convaincre du bien fondé de la démocratie, il n'y avait qu'à discuter dans la rue avec un électeur...
dans mon souvenir d'enfant des annéessoixante, il y avait déjà des tas de gens pour dire que l'état était répressif. il y en avait aussi beaucoup pour expliquer la nécessité de l'état : ils faisaient souvent référence historique aux états dits empires, des égyptiens, des chinois... la démocratie, bourgeoise ou pas, j'en ai entendu beaucoup en parler comme de quelque chose de profondément mensonger : dès sa fondation, c'est un truc de commerçants et de propriétaires des ressources et moyens de production, qui s'organisent de sorte de s'en mettre plein les poches encore plus, et dès sa fondation, la police leur sert à manipuler un peuple et à s'entretuer "libéralement", c'est les affaires, mais on les rends personnelles. le peuples'y inscrit, fasciné par le modèle sur-moïque du narcissisme dominant : j'ai un pouvoir que me confère mon habitus et qui me désigne mes "inférieurs" sur qui je peux taper.
il y a des tas d'initiatives qui ont été développées pour "remédier" à tout ça : c'est comme de faire des digues sur certaines côtés. inlassablement, les vagues, par succion, finissent pas les démanteler... puis on les reconstruit !
je vois depuis longtemps dans cette image des constructeurs de digues la remédiation : ne pas se battre, construire inlassablement.
bon, j'pense, c'est pour ça que je vous réponds, que c'est ce que vous faites par vos articles ou conférences.
Nous avons l’État que nous méritons. Depuis des décennies, en France et un peu partout dans le monde les États sont au service du Capital sous couvert de croissance et de ... servitude. Ces Etats sont au pouvoir par un vote démocratique (ou presque) et pour asseoir ce pouvoir il importe de faire preuve d'autorité. L'autoritarisme en France est devenue la forme absolue de gouvernement, la contestation étant quasi absente de l'assemblée nationale, pour preuve le vote sur le CETA, elle se manifeste dans la rue et fait trembler le pouvoir, d'où les différentes formes de répressions : lacrymo, LBD, grenades, technique de la nasse, bastonnade... et dont la plus infamante est l'utilisation par les policiers de pulvérisateurs à main de gaz lacrymogène sur le visage des manifestants comme s'ils étaient des insectes nuisibles.
Il faut faire régner la peur.
Est-ce qu'on a les élu·es et la police qu'on mérite ?
Je ne crois pas, on a des traits culturels communs avec plein de pays européens qui peuvent nous servir de référence et ils ne pratiquent pas la violence policière contre les nationaux (blanc·hes ou non) dans les mêmes proportions qu'en France, ceci étant certainement dû à notre histoire coloniale.
Pourquoi l'opinion reste-t-elle apathique, voire favorable à la police contre ce qu'une majorité de personnes doit identifier comme de la "chienlit" ? Les médias ne font pas trop leur boulot : ici une jeune femme se prend un jet de lachrymo comme ça, pour le fun, alors que la situation semble tout à fait apaisée, devant des journalistes qui ne mouftent pas (à 24"). Ce n'est pas une nouvelle, cette convergence entre grands médias, groupes capitalistes et pouvoir politique, mais c'est la fenêtre par laquelle nos contemporains voient le monde alors quelles autres fenêtres on ouvre ?
De l'autre côté, les stratégies insurrectionnalistes n'ont jamais pensé l'intérêt de travailler l'opinion publique et contribuent au clivage entre la gauche qui se félicite de l'esprit de révolte qui secoue le pays et la droite pour qui les manifestant·es sont tou·tes des black blocs qui ont l'intention de saper la République (projet avec lequel je serais d'accord s'il avait été travaillé en amont dans l'opinion et si ce n'était pas une stratégie d'avant-garde, donc aristocratique). À Plogoff, quand les vieilles dames ramassent les pierres pour que les jeunes les lancent, quand des juges passent devant le tribunal pour leurs actes en manif, la communauté s'est unie contre le pouvoir alors que dans la situation que nous vivons, la société se clive.
Quand on a réussi à convaincre une grande part de l'opinion que l'État est au service des puissants et que sa police ne sert qu'à préserver cet ordre-là, pas un autre, on peut faire quelque chose et on s'en fout, du reliquat de bourges qui pensent et votent dans leur propre intérêt. Mais quand les classes populaires ne comprennent toujours pas pourquoi on se bouge et pourquoi on se bouge comme ça... ben elles ne comprennent pas non plus la répression et le rôle qu'y tient la police, sauf à avoir été emmenées par le seul mouvement social depuis cinquante ans qui les a mises au centre de la mobilisation. Alors leur dire qu'elles ont la police qu'elles méritent alors que la gauche (composée d'une petite bourgeoisie romantique et de bureaucraties d'employé·es) ne se pose plus jamais la question de comment les toucher, c'est une manière de se déresponsabiliser.
Et je reposte le plus court billet de ce blog à propos de la légitimité des manifestations.
ello...
le mérite !!!
nan, sans dec ?! et on choisit la vie qu'on mène ou qu'on a aussi pendant qu'on y est ?
ça encore, effectivement, c'est de l'ordre de ce que vous indiquez par "déresponsabilisation". ça fonction en chaque personne. faut "s'adapter", en fait se soumettre, à cette loi du plus fort, de sa domination, et ça permet aussi de s'auto-punir et de s'auto-valoriser à l'égard de toute "impuissance".
Alors que...
"travailler les consciences" : ben oui, ça, c'est à poursuivre inlassablement.
Ni la droite ni la gauche ne joue ces rôles là : ils jouent à celui du désir mimétique, celui du mensonge romantique, à s'entretenir "collectivement", dans leur "tribut", leur croyance à être des "élus du peuple"... alors que, ils ne sont eux-mêmes que des agents de ce spectacle manipulant les regards et les consciences vers des images "à être", mais jamais celles d'attitudes à être présent là à "l'autre".
et encore, faut-il préciser que cette présence à l'autre, ce ne serait pas celle de dominer l'autre... alors comment "mettre en travail" tout ça ?
"Je n'aime pas la police de mon pays "
"Je me sens aujourd'hui plus menacée par la police de mon pays que par toutes les personnes que je croise."
Sentiments que je partage alors que je me sens bien en présence des gendarmes. Les raisons méritent attention...
"Sentiments que je partage alors que je me sens bien en présence des gendarmes."
A priori vous n'habitez pas à Beaumont-sur-Oise.