mardi, 12 juin, 2012

Plus post- que moi, tu meurs !

Comment déguiser le retour de bâton que nous connaissons aujourd'hui dans de nombreux domaines et lui permettre d'apparaître comme un sommet d'innovation ? La réponse tient en quatre lettres : p-o-s-t.

Exit le féminisme, aujourd'hui c'est l'ère du « post-féminisme ». Qu'importe si les dit·e·s post-féministes trouvent dans les écrits (bêtement) féministes matière à pensée et se considèrent comme l'une des vagues de cette tradition qui en a connu de nombreuses. L'idée de table rase flatte quelques ego et fait les délices des journalistes et des intellos en mal de nouveauté. Qu'elle suggère aussi que les inégalités femmes-hommes sont maintenant vécues de manière « décomplexée », voilà un dommage collatéral qui nous en touchera une sans faire bouger l'autre.

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vendredi, 16 mars, 2012

Beauté fatale

Mona Chollet, Beauté fatale. Les Nouveaux Visages d'une aliénation féminine, La Découverte, « Zones », 2012, 237 pages, 18 €

Des réserves devant le dernier bouquin de Mona Chollet ? Aucune, cette chronique se contentera de partager l'enthousiasme qui accompagne la lecture de ce remarquable Beauté fatale. L'auteure a décidé de ne pas prendre à la légère l'injonction de beauté et de séduction qui pèse sur le corps des femmes, dans tous les domaines, y compris professionnel (ah, les lèvres qui brillent – mais pas trop – pour l'entretien d'embauche). Car il n'y a pas derrière cette injonction que le temps, l'argent et l'énergie dépensés en maquillage le matin, en shopping le samedi après-midi. Il y a aussi la honte de ne jamais satisfaire totalement à l'idéal féminin : jamais assez mince, jamais assez jolie, et déjà la peau moins ferme. Ou celle d'être trop jolie, trop apprêtée, donc sensible au soupçon d'être un peu pute ou pas crédible intellectuellement, professionnellement. D'où une intranquillité fondamentale des femmes, une vulnérabilité psychique aux sources selon l'auteure de leur position sociale qui reste subalterne (salaires moindres, faible présence dans les lieux de pouvoir) et de la violence qui leur est souvent faite.

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mercredi, 30 novembre, 2011

Les femmes peuvent-elles écrire de la nature writing ?

David Vann, Désolations, Gallmeister, 2011
Trevanian, La Sanction 1972, Gallmeister, 2007 et 2010
Edward Abbey, Désert solitaire 1971, Gallmeister, 2010

D'un côté on imagine la chick litt, littérature de grande consommation, urbaine, féminine et pressée. Parce que de l'autre il y a une nature writing sous l'égide de Henry David Thoreau et Ralph Waldo Emerson, « pour nous les hommes ». D'où vient cette vision stéréotypée du rapport des hommes et des femmes à la nature et à la littérature ? C'est celle qui se dégage de la lecture des bouquins de la collection « Nature Writing » chez l'éditeur français Gallmeister. Et particulièrement des ouvrages de Trevanian ou Edward Abbey.

Chez le premier, pas trace de femme qui ne soit jugée par le protagoniste à travers un critère unique : employées ou non à d'autres desseins, qu'elles l'aient demandé ou non, elles sont avant tout baisables ou pas, soit dans le délicat vocabulaire de ce polar : « utilisables » ou non. Symptôme de la perversion du personnage principal ? Plutôt celle de l'auteur, car jamais Jonathan Hemlock ne blague sur le nom de sa voisine Cherry, jeune femme adulte et avide de se débarrasser de sa virginité. L'élégant jeu de mot (en anglais argotique déflorer se dit « faire sauter la cerise (cherry) ») et la misogynie qui se dégagent du bouquin sont donc certainement à mettre au crédit de cet auteur mystérieux. Charmant.

Le second, hors une silhouette à peine dotée du nom de son mari, ne présente la moitié de l'humanité que sur le mode de la généralité (le ranger devra entre autres compétences savoir « rassurer une jeune femme effrayée par l'orage »), souvent associée au mode de vie industriel (« la routine domestique (même vieille femme tous les soirs) »), au point de reprendre pour le décrire l'expression de « syphilisation » ou civilisation urbaine, autoritaire et violente, aux « délices polyscélérats » et vaguement teintée des péchés de l'éternel féminin. Les écoféministes ont dû apprécier, alors qu'Abbey fait comme elles de la soif du profit et du désir de domination les racines profondes du saccage de la Terre, que son mépris des femmes lui ait laissé ignorer leur rôle plutôt positif de défense du milieu et d'un mode de vie moins prédateur (1). Abbey n'est certainement pas un grand théoricien, si pour lui « la » femme est surtout une belle blonde comme l'héroïne du Gang de la clef à molette (1975, Gallmeister, 2006), dont le rôle serait de l'accompagner en rando et de se laisser transférer docilement d'un amant à l'autre, aussi peu ragoûtants soient-ils tous. Le faute à un mauvais régime ultra-carné et industriel de corned-beef et bacon aux œufs ? Un séjour dans le potager de Barbara Kingsolver (Un jardin dans les Appalaches, Rivages poche, 2009) lui aurait été plus profitable... le rapport à la nature (moins sauvage, certes) n'y est pas qu'esthétique, il passe aussi par la nourriture, dans un geste modeste et vital.

Hélas Abbey, comme Trevanian, nous écrit d'une époque révolue, celle où les écolos radicaux/ales pouvaient se gaver de viande en batterie et de voyages aéroportés, qui est aussi celle de la « libéralisation sexuelle ». Gallmeister fait certainement œuvre utile en rééditant ces bouquins-culte, mais les femmes ont de quoi tirer la gueule, d'autant plus quand elles voient que dans ce catalogue maintenant bien épais figure une seule femme, Kathleen Dean Moore. Annie Proulx n'a plus besoin d'aide pour toucher le lectorat francophone, mais signalons qu'un seul livre de Gretel Ehrlich, La Consolation des grands espaces (10/18, 2006), est disponible pour le public francophone, alors que cette auteure a reçu en 2010 le prix Henry David Thoreau qui récompense les meilleur-e-s auteur-e-s de nature writing. Hommes ou femmes.

Chez le même éditeur, le nouveau roman de David Vann, qui s'était fait remarquer en 2010 avec Sukkwan Island, ne rentre pas dans la catégorie du livre viril dont le héros bourru et décidément peu avenant (celui de Craig Johnson ou de William G. Taply) est pourtant un grand séducteur. A lire Désolations, il semble impossible de deviner le genre de l'auteur-e. Décrivant un couple qui se délite, Vann nous fait partager avec la même précision les frustrations de l'homme et les angoisses de la femme, nous dévoilant les tréfonds de l'âme humaine comme le font les grand-e-s écrivain-e-s. Peut-être moins « nature » que les autres titres de la collection, son livre est l'un des seuls qui touche ainsi d'aussi près à l'universel. La lectrice (pour une fois comme le lecteur) savourera la pépite inattendue qu'est cet ouvrage venu d'Alaska, entre usines de poisson et pick-ups rouillés.

(1) Lire par exemple à ce sujet Janet Biehl.

vendredi, 11 novembre, 2011

Industrialisme et liberté

Une intervention au colloque « Sortir de l'industrialisme », où je participe à la table ronde « Quels rythmes de vie défendre contre l'industrialisme ? »

Plus que le confort, la société industrielle nous a promis la liberté. Elle travaille à la rupture avec les contraintes naturelles et nous fait miroiter un être humain délivré du boulet que constituerait la nature : l'espace et le temps, notamment, ne doivent plus être des obstacles à notre épanouissement. De quel épanouissement s'agit-il ? Et vaut-il vraiment la peine de voir nos vies envahies par les objets et systèmes industriels, que ce soient des inventions hypermobiles comme la voiture et le TGV, ou des machines énergivores ?

La voiture a considérablement accru notre champ d'action, et notre voisinage immédiat s'étend désormais dans un rayon de 100 km. Mais ce miracle quotidien, vite rattrapé par d'autres contraintes abondamment décrites dans l'œuvre d'Ivan Illich (1), a perdu de sa saveur, aussi bien pour les personnes qui en font l'usage que pour celles qui le critiquent. Lesquelles ont d'ailleurs compris qu'après le désir d'abolir des distances c'est finalement la volonté d'avoir en tous lieux un espace privatif qui a fini par avoir cours. Les automobiles nous transportent toujours, certes, mais quand la plupart des trajets se font en ville et sont inférieurs à 3 km, on comprend bien que leur usage sert la protection, l'isolement, voire la rupture. C'est dans les villes du Tiers-Monde que ce phénomène est le plus sensible, où la voiture individuelle accompagne une fracture sociale entre les habitant-e-s des bidonvilles, qui se font écraser autant qu'ils et elles meurent d'une eau souillée (2), et les classes moyennes qui se protègent de l'agression en prenant leur voiture... et du car-jacking (agression des automobilistes) en faisant construire des aménagements qui limitent les obligations de s'arrêter (3).

Le TGV présente des caractères similaires à l'usage de la voiture dans les grandes villes des pays pauvres, à savoir la prédation de ressources publiques pour des équipements utilisés en grande partie par les classes aisées, comme l'a rappelé l'économiste et opposant aux infrastructures de transport Julien Milanesi (4). Mais cette question reste marginale, et le discours autour du TGV mobilise surtout les images les plus fortes de l'hypermobilité et la volonté la plus claire d'effacer les contraintes naturelles : « Toulouse ne peut, ne doit pas rester aussi loin de Paris ». Mais alors que faire ? Certainement pas déménager l'agglomération des bords de la Garonne vers ceux de la Loire. Plutôt tracer dans la géographie du Sud-Ouest des lignes à grande vitesse qui mettront Bordeaux à deux heures de Paris, et Toulouse à une heure et demie de Bordeaux. Nier cet espace, ces 800 ou 900 km, en donnant les moyens de les franchir plus vite, c'est aussi « libérer » le temps de ses utilisateurs et utilisatrices, à qui une heure de lecture ou de méditation fait si peur.

De la même façon, équiper les maisons en appareils électro-ménagers, c'est « libérer » le temps jadis consacré à laver le linge ou la vaisselle, réchauffer une soupe ou un biberon, râper des carottes. Automatiser des activités productives, à l'usine ou au bureau, c'est de même « libérer » le temps des travailleurs-ses... Mais les bonds de la productivité n'ont été consacrés qu'en une très faible partie à moins nous contraindre à travailler. Ils ont avant tout servi à faire exploser la production de biens et de services. Ainsi que la quantité d'énergie nécessaire au mode de vie industriel. Alors quelle libération ? La durée légale du travail ne compense pas les augmentations de productivité, et l'écart est toujours plus sensible entre la quantité de travail valorisable sur le marché et le nombre des travailleurs-ses disponibles pour l'effectuer. Écart connu sous l'expression « chômage de masse » et que l'on considère comme le plus grand fléau de notre société. Cette durée que l'on peine tant à diminuer ne permet en outre pas de consacrer assez de temps à une vie sociale, amicale, familiale, politique, culturelle, artistique ou sportive épanouie. La société industrielle n'est pas le jardin d'Eden qu'on nous avait promis, mais une « course de rats » toujours plus rapide, pleine d'objets et de services pour compenser tant bien que mal l'inhumanité de notre condition.

Quelle libération encore, quand dans la plupart des ménages les rôles de genre imposent toujours aux femmes cinq heures de travail domestique quotidien, sans que la participation des hommes ait sensiblement varié (5) ? Peut-on véritablement parler de libération, parce que laver le linge ne demande plus une matinée les mains dans l'eau froide, alors que le sexe biologique enferme toujours aussi mécaniquement dans un rôle social ? Ni les trajets en TGV, ni les programmes « express » de nos machines ne parviennent à libérer notre temps. Car cette libération ne peut être l'effet de l'industrialisation de notre mode de vie. Elle doit être un objectif collectif, politique, en rupture avec le productivisme et l'industrialisme. Serge Moscovici, penseur essentiel des rapports entre l'être humain et la nature, mettait cet objectif au centre de l'action pour un monde désirable : « Le problème du temps, les cycles, c’est important dans le rapport à la nature. (…) Je pense que les écologistes doivent penser (...) en introduisant quelque chose auxquels les gens ne pensent pas : le problème du rythme et du temps (6). »

Notes
(1) Ivan Illich, Énergie et équité, Le Seuil, 1973.
(2) « Les personnes les plus en danger sont celles qui ne pourront jamais s’offrir une voiture de toute leur vie », réseau OMS accidents de la route, cité dans Mike Davis, Le Pire des mondes possibles (sic). De l'explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2007.
(3) Mike Davis, op. cit.
(4) Julien Milanesi, « Qui utilise le TGV ? », publié le 8 février 2011 sur http://blogs.mediapart.fr/blog/julien-milanesi.
(5) Dominique Méda, Le Temps des femmes, Flammarion, 2001.
(6) « Le mouvement écologiste devrait se considérer comme une minorité », entretien avec S. Moscovici par Stéphane Lavignotte, mai 2000.

lundi, 10 octobre, 2011

Pourquoi avons-nous besoin d'espaces non-mixtes ?

Pas facile de défendre la non-mixité de certains projets politiques... Si la non-mixité informelle ne pose aucun problème, et que personne ne s'insurge de voir déserté par les hommes un groupe qui s'attaque aux questions de genre, la non-mixité formelle reste compliquée à défendre. Quand on interdit au sexe opposé l'accès au groupe ou au lieu qui s'est formé sur ces principes-là, on a l'impression qu'on mutile, qu'on enlève, qu'on appauvrit. Mais la non-mixité n'est qu'un outil de plus, pas un idéal qui a vocation à remplacer la mixité. L'ouverture d'un espace formellement non-mixte augmente la diversité : à côté des espaces mixtes et des espaces de non-mixité informelle s'ajoutent des espaces où des femmes (mais pourquoi pas des hommes ?) ont décidé d'être entre elles, et de profiter de la spécificité offerte par cette disposition. Les interactions y sont différentes, ainsi que les paroles qui sont échangées. La non-mixité informelle nous est imposée par les stéréotypes de genre (le cours de gym douce ou de couture), ou bien elle est réservée aux copines. La non-mixité formelle est au contraire un outil, au service d'un projet politique. L'occasion de voir par défaut ce que nous avions cessé de remarquer, par exemple la réception que nous faisons souvent à la parole des femmes comparée à celle des hommes. Ou bien de construire une stratégie qui fasse avancer à notre façon les droits des femmes et l'égalité femmes/hommes. Ou bien de faire l'expérience de cette divine surprise : les femmes entre elles ne se battent pas dans la boue comme chaque fois que la littérature ou le cinéma nous les montrent ensemble.

« Mais que diriez-vous si des hommes prétendaient vous exclure, comme ils l'ont longtemps fait, de leurs lieux de sociabilité ? » Non seulement la phrase se décline très bien au présent, et nous restons exclues de nombreux lieux : les CA des grandes entreprises nous montrent imperturbablement des brochettes de vieux mâles blancs cravatés, dans la ville la nuit on compte 4 % de femmes (1), il n'est pas jusqu'aux comptoirs des bistrots qui ne soient des espaces non-mixtes (2), et la liste n'est pas close. Si des hommes prétendaient nous exclure de certains moments de leur lutte pour l'égalité des sexes et la déconstruction du genre, nous serions ravies de les retrouver de temps à autre en mixité. Mais si ces exclusions se font pour la défense des privilèges masculins (citons en bloc de bien meilleurs salaires à travail égal, plus de temps libre à la maison, etc.), alors oui, nous serions aussi choquées que vous l'êtes par cette pratique. Mais le défaut d'universalité de certaines de nos pratiques féministes ne signifie pas pour autant que nous abandonnions le caractère universel du féminisme : la défense des femmes est aussi la lutte pour une société plus juste, plus sensible au sort réservé aux plus faibles. Il est nécessaire que les hommes soient associés à cette lutte... mais pas au point d'y prendre la part prédominante qu'ils ont partout ailleurs. C'est à nous de décider si la réouverture des maisons closes (sujet qui, bizarrement, suscitait jadis le plus grand intérêt chez les hommes pro-féministes Verts, loin devant l'accès à la contraception pour toutes ou l'égalité salariale, moins sexy) sera ou ne sera pas l'objet de notre action pour l'émancipation des femmes...

Si les sans-papiers ne pouvaient s'organiser qu'en compagnie de la classe moyenne blanche militante qui fournit l'essentiel de leurs soutiens, le biais apparaîtrait d'emblée : la lutte serait de fait encadrée par des personnes qui n'ont aucune raison de se rendre compte jour après jour de ce que représente le fait de vivre sans papiers, mais qui apportent un fort capital social et symbolique. Mais si leur avis est précieux, il n'a pas à dominer, il lui faut donc de temps en temps s'effacer. La non-mixité s'assoit sur les mêmes ressorts. Sauf qu'à vivre ensemble femmes et hommes, comme nous le faisons peu Blanc-he-s et Noir-e-s, bourgeois-es et ouvrièr-e-s, nous vivons dans l'illusion que les rôles sociaux que nous nous forçons à endosser tant bien que mal ne changent au fond pas grand chose : on est pour l'égalité femmes/hommes où on ne l'est pas, et si on l'est alors c'est automatiquement tou-te-s ensemble, sans regret, sans hésitation, avec le même risque de perdre et la même chance de gagner. Il suffit de nommer le même ennemi (ici le patriarcat) pour être d'emblée d'accord sur le constat et les moyens à engager, comme s'il n'y avait qu'une manière de lutter. Une illusion unanimiste qui rejoint celle du « eux et nous », les méchants capitalistes contre nous qui luttons, tou-te-s ensemble, parce que nous sommes les exploité-e-s, disposé-e-s à tout mettre en branle pour ne plus accepter l'injustice d'un monde où l'on peut travailler pour un dollar par jour dans des conditions sanitaires effroyables, à coudre des fringues ou assembler du matériel électronique, tous biens de consommation qui finiront dans les supermarchés occidentaux... Euh, vraiment, tou-te-s ensemble ? Même risque de perdre et même chance de gagner ? Si beaucoup d'hommes qui en toute sincérité pensent ne pas faire usage de leurs privilèges de sexe peuvent se sentir injustement tenu-e-s à l'écart des pratiques féministes non-mixtes, qu'ils se rappellent leur hésitation au moment d'acheter un paquet de café.

Notes
(1) Voir les travaux de Luc Gwiazdzinski.
(2) Comme le notait une « géographe du genre », racontant son épopée pour une tasse de café dans les abords immédiats de la radio où elle intervenait.

lundi, 8 mars, 2010

Écologie et féminisme, retour sur une polémique

Texte rédigé en collaboration avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'

La cause est entendue : l'écologie ne peut que renvoyer les femmes à la maison... A l'automne 2008, Nicolas Sarkozy et le magazine Marianne faisaient pour une fois front commun pour dénoncer « le mode de vie écolo », couches lavables et allaitement. Cet hiver, Élisabeth Badinter peaufine sa position pour défendre la capacité d'émancipation du mode de vie industriel. Cela fait pourtant belle lurette que les femmes ont compris que la machine à laver a libéré une part de leur temps mais que l'égalité ne leur est pas venue à mesure qu'elles équipaient leur cuisine. Le petit pot de malbouffe pour bébé, les couches jetables qui font rougir les fesses, les biberons remplis de lait Nestlé sont certes plus pratiques, mais rien ne garantit que leur usage pourtant pas compliqué soit enfin partagé par les hommes et les femmes. Et de fait, il n'en est rien, le partage du (temps de) travail domestique demeure – décennie après décennie – sensiblement le même, c'est à dire foncièrement inégalitaire. Cette association imperturbable des femmes à la sphère domestique est au cœur de l’inégalité de genre, et se répercute largement dans l’espace public. Faciliter superficiellement les tâches qui y sont associées ne constitue pas un projet politique pour espérer la dépasser.

Le projet écologiste passe certes par une interrogation du mode de vie au quotidien, mais il ne se résume pas à quelques comportements de consommation vertueux, devenus emblèmes du développement durable. L’écologie politique remet en cause un modèle socio-économique bâti autour de l’activité rémunérée, stable et à longs horaires de travail : ceux et celles qui ont la « chance » d’y être conformes peuvent acheter à d’autres les services que – faute de temps – ils et elles ne sont plus en mesure d’assumer. L’émancipation de certaines femmes ne passe ainsi plus par l’égalité et le partage avec les hommes, mais par un modèle de vie qui entraîne la sujétion d’une armée de travailleurs et travailleuses pauvres, de l’industrie agro-alimentaire à la grande distribution. Et à l’emploi à domicile pour les ménages les plus aisés, désormais encouragés financièrement par des politiques publiques aux répercussions sociales et environnementales désastreuses.

A l’heure du développement des très longs horaires de travail, le modèle que l’on propose aux femmes est celui d’hommes cadres suractifs qui travaillent 50 à 70 heures par semaine. Mais la réalité du travail féminin, c’est surtout un temps partiel subi et un revenu qui ne leur permet pas d’émancipation économique. 70 % des travailleurs pauvres sont des femmes, et elles sont aussi plus durement touchées par le chômage. La question posée par les écologistes est donc celle du partage du travail et de la diminution de la durée légale du travail pour tou-te-s, hommes et femmes. L’enjeu n’est pas uniquement de manger des fruits et légumes bio achetés au marché et cuisinés à la maison, il est surtout de ne pas passer sa vie à la gagner et de ne pas consacrer son salaire à un mode de vie peu soutenable. S’il existe avec le réinvestissement de la sphère domestique un risque de fragilisation des acquis des femmes, il est incomparable avec celui que fait courir le mythe du « travailler plus ». Le projet écologiste est bien celui d’une société où chacun-e aura la possibilité de travailler moins tout en percevant sa part des richesses produites, avec le loisir de s’investir dans d’autres activités que le travail rémunéré, telles l’auto-consommation, la culture, la transmission de certaines valeurs à travers l’éducation, ou la vie civique.

Le dossier que notre revue a consacré aux liens entre écologie et féminisme ne défend pas de vision naturaliste des sexes, et il faudra cesser de peser grossièrement l’écologie politique au regard de ses courants les plus marginaux. Nous ne nous réclamons pas d'une nature féminine, en lien avec les éléments, mais faisons le constat d'un usage du monde qui a souvent été imposé aux femmes et les met en première ligne des contradictions les plus flagrantes de notre société. Elles se voient, en raison de leur genre, dicter des modèles : le monde médical déconseille puis recommande fermement l’allaitement, la pub fait d’elles des maman-lessive ou des icônes hyper-sexualisées. Plutôt que de nous inscrire dans une polémique sur le modèle qui devra leur être imposé, nous souhaitons que leur expérience entre enfin en politique pour orienter nos choix socio-économiques.

lundi, 4 janvier, 2010

Le Travail des enfants

Texte de Marc Hélary, illustré par Anne Cresci, Milan jeunesse, Toulouse, 2009, 60 p., 16 euros

S'attaquant à un sujet difficile, Marc Hélary nous livre un aperçu des conditions de la vie de nombreux enfants dans le monde, et cela sous la forme d'un ouvrage élégant, à l'iconographie et à la présentation soignées. Portraits et données chiffrées accompagnent un cheminement en trois parties : le travail des enfants, entre la loi et le fait ; la diversité des tâches dont ils peuvent être chargés ; les pistes politiques permettant d'éradiquer cette conséquence (et cause à son tour) du mal-développement et de la misère. Qu'il nous soit permis, une fois notée l'utilité d'un tel livre à l'attention des plus jeunes, de faire remarquer quelques-uns des défauts de cette initiative courageuse.

Touffu, l'ouvrage est aussi confus. Les portraits semblent fictionnés, mais il y a une ambiguïté à ce sujet : la 4e de couverture nous parle aussi de « témoignages » et les personnages dessinés cèdent parfois le pas à des portraits photographiques. Les données chiffrées sont très nombreuses (un enfant sur sept travaille, un agriculteur sur trois est un enfant), parfois trop, et elles finissent par devenir complexes à force de jongler avec des pourcentages et des fractions, des milliers et des unités. « 85 % des pays en développement ont une législation sur l'école obligatoire mais 25 en sont encore dépourvus » : on s'y reprendra à deux fois pour comprendre ce que cela signifie. Certains de ses chiffres sont réitérés, et on finit par trouver répétitifs ces nombreux portraits qui illustrent la variété du travail des enfants, entre aide familiale et exploitation marchande, agriculture et « services », pays pauvres et classes pauvres des pays riches, contrainte et choix. Cette dernière catégorie méritant plus qu'une illustration au fil du livre, mais une véritable réflexion sur la contrainte économique et la violence exercées sur les enfants, et les différents niveaux auxquels elles peuvent s'exprimer.

Dernière confusion, les enfants prostitués ou soldats semblent faire un « métier » parmi d'autres, juste après les enfants producteurs (ouvriers, disait-on jadis) et les enfants domestiques. Il n'est même pas sûr que l'auteur tranche un débat houleux et prenne ce parti à la mode de considérer la soumission au désir de l'autre comme un simple travail du sexe, confondant l'usage de son corps par le travailleur avec son abandon à un autre. D'autant que la spécificité du statut de soldat, sommé de tuer, torturer, violer, en un mot détruire au lieu de produire, n'est elle non plus pas interrogée. Si la qualité documentaire est au rendez-vous dans Le Travail des enfants, elle nous paraît hélas abandonnée par la qualité de la réflexion. C'est d'autant plus regrettable que la question est exigeante : pourquoi par exemple « le droit de l'enfant d'être protégé contre l'exploitation économique et de n'être astreint à aucun travail susceptible de nuire à son développement moral ou social » ne s'appliquerait-il plus... passé 18 ans ?

lundi, 11 août, 2008

Écologie et féminisme

Édito du dossier "Écologie et féminisme", coordonné à l'été 2008 avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'

Écologie et féminisme... autant les deux engagements se retrouvent fréquemment chez les mêmes personnes, autant le lien est rarement explicité. Au-delà de l'exigence d'égalité entre hommes et femmes, la présence même, au sein de l'écologie politique, de valeurs humanistes – ces "luttes non-prioritaires en matière d'environnement" et dont les écologistes se mêlent curieusement – serait-elle un simple épiphénomène et non une nécessité idéologique ? Ce dossier d'EcoRev' s'attachera donc dans un premier temps à clarifier le lien entre ces deux mouvements, leur proximité idéologique et leur offensive simultanée sur la citadelle politique.

Écologie et féminisme… donc écoféminisme ? La première traduction française de l'introduction du Rethinking Ecofeminist Politics de Janet Biehl permet de faire un point rapide sur les dérives essentialistes et folkloriques – essentiellement anglo-saxonnes – d'un écoféminisme ayant pu être tenté de déserter un moment le champ politique. Francine Comte et Alain Lipietz se situent résolument dans ce champ-là. Et répondent à nos questions sur quarante ans de féminisme et d'écologie politique à la française.

Noël Burch interroge ce qu'on en commun les images qui nourrissent les adversaires du féminisme et de l'écologie en politique, tandis que Bertram Dhellemmes se penche sur la remise en cause du fonctionnement politique qu'induisent les deux mouvements de pensée. Florence Jany-Catrice, Sandrine Rousseau et François Devetter, en partant de situations concrètes et avec un certain pragmatisme, interrogent dans un second temps le modèle d'égalité hommes/femmes au regard de ses conséquences écologiques. Et ouvrent des pistes qui permettront à la position spécifique des femmes de nourrir la critique du productivisme et de l'organisation sociale du travail.

Alors que les écoféministes au Sud recueillent aujourd'hui le fruit de leurs travaux – prix Nobel de la Paix accordé à Wangari Maathai en 2004, reconnaissance unanime du micro-crédit et du rôle positif de l'investissement des femmes dans l'économie – Bruno Boidin fait le point sur ces nouvelles approches genrées, leurs qualités et leurs limites. Mathilde Szuba, à partir d'un ouvrage ancien de Francis Ronsin, nous permet de nous repencher sur la question de la limitation des naissances, qui a pu lier émancipation féminine, révolution sociale et nécessités environnementales. Un kit militant, en clin d'œil au dossier, présente en fin de numéro les bases de l'écomaternage.

A y regarder de plus près, comme nous avons tenté de le faire, l'écologie et le féminisme peuvent entretenir un dialogue fructueux. En se nourrissant l'un l'autre plutôt qu'en suivant des chemins simplement parallèles, ils mettent en lumière les fonctionnements les plus aberrants de notre société, et lui font des propositions à proprement parler révolutionnaires.

jeudi, 7 août, 2008

L’écologie politique, petite sœur ou jumelle du féminisme ?

Propos recueillis dans le cadre du dossier "Écologie et féminisme", coordonné à l'été 2008 avec Sandrine Rousseau pour la revue EcoRev'

Francine Comte-Segrestaa et Alain Lipietz sont membres des Verts. Elle a présidé la commission Féminisme, et participe à l'animation du Collectif national pour les droits des femmes depuis sa création. Il est député européen. Économiste, il n’a jamais négligé la situation économique et sociale spécifique des femmes. Comment concilient-ils écologie politique et féminisme ? Deux réponses croisées, en forme de retour sur quarante ans d’histoire politique et personnelle.

EcoRev' : On vous sait engagé-e-s pour l’écologie politique et pour le féminisme. Beaucoup de femmes et d’hommes partagent ces deux engagements, sans forcément les lier. Comment se rejoignent-ils dans votre pensée ? dans votre expérience ?

Francine Comte-Segrestaa : Ces deux mouvements, bien qu’ayant des racines antérieures, sont jaillis dans le bouillonnement engendré par Mai 68. Ils portent bien des aspirations communes, mais leur dessein, leur dynamique sont différentes.

Alain Lipietz : Féminisme et écologie ne dérivent pas en effet l’un de l’autre. Disons qu’ils sont jumeaux.

FCS : Tous deux s’enracinent dans un sens aigu de la solidarité. La solidarité fut d’ailleurs le moteur de mon premier engagement (social, tiers-monde). Puis Mai 68 apporta le grand vent de la liberté. Et d’abord la libération de la parole. Pour les femmes, se parler signifia la sortie de l’isolement, et la mise en commun de la vie privée, d’une oppression partagée. Le féminisme naissant s’enracinait bien dans la solidarité : "Nous sommes toutes sœurs". Agir était urgent : divorce, contraception et avortement, viols... Mais le fondement du féminisme, c’était la mise au jour de l’inégalité profonde entre les sexes. Aucun combat pour la liberté, pour la solidarité n’ont de sens sans le bouleversement de cette inégalité, une inégalité qui n’est pas seulement de position inférieure dans une société donnée, mais pérenne, affirmée comme naturelle : aux hommes toutes les valeurs positives, le rôle d’acteurs, aux femmes des valeurs plutôt négatives et la dévolution absolue au rôle maternel. Aux hommes la culture, l’histoire, la technique et les progrès de l’humanité, aux femmes la nature, la prolongation de l’espèce et des normes. C’est tout cela que le féminisme dénonce. L’égalité entre les sexes est une révolution ontologique. La force de cette aspiration fit une brèche dans le schéma simpliste des militants de l’époque, fonctionnant sur la seule opposition binaire capital/travail et remisant les autres combats à plus tard, les traitant comme des contradictions secondaires. Le féminisme s’affirmait comme un nouveau paradigme, une nouvelle façon de considérer la société.

EcoRev' : L'image de mouvements écologistes et féministes surgissant au même moment est-elle correcte, ou le féminisme est-il premier ? Comment se nourrissent-ils l'un l'autre ?

AL : En 1965, j’avais 17 ans, mon amie (future mère de mes deux filles) m’a d’emblée fait lire Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, pour mettre les choses au point ! Cette année-là, René Dumont ne se définissait pas encore comme écologiste, mais De Gaulle avait déjà créé le ministère de l’Environnement. Et déjà aux Etats-Unis des associations faisaient de l’écologie une "political issue". En mai 68, les deux mouvements n’étaient guère présents, ils émergent en tant que mouvements politiques dans les années suivantes. Mais en France le féminisme est en avance sur l’écologie. À cette époque, nous militons, Francine et moi, à la GOP (Gauche ouvrière et paysanne, NDLR) qui est fermement féministe, avec des règles de parité et un grand souci pour les luttes sur la question des territoires (la GOP a animé les premières marches sur le Larzac). Et pourtant la GOP faisait référence au maoïsme. C’est-à-dire que la lutte des femmes et les luttes sur la question des territoires y sont des "fronts secondaires", subordonnés au front principal, l’affrontement capital-travail. Du coup, le féminisme finira par mette en crise toutes les organisations post-soixante-huitardes.

FCS : C’est dans ce contexte basé sur la complexité et le bouleversement des schémas qu’ont pu se développer bien d’autres mouvements, en particulier le combat homosexuel. Mais aussi l’écologie. Bien sûr, il y avait déjà des écologistes, des luttes pour le "cadre de vie", l’environnement, la santé. Mais l’écologie politique, vue comme un nouveau paradigme ayant vocation à relier les rapports sociaux et le rapport des hommes à la nature, à prendre en compte la complexité et l’unité profonde de ces combats, a pour creuset la maturation permise par le féminisme. La prise de conscience de cet élargissement qu’apportait à son tour l’écologie me tourna vers ce combat. J’ai adhéré aux Verts en 1991. Les liens entre ces mouvements sont évidents. L’homme n’est plus le démiurge qui façonne, forge la nature. Il en est un élément. Le rapport que tout être humain entretient avec elle s’enracine dans le rapport avec l’autre qui se tisse en premier dans la relation homme-femme. L’éducation qu’il reçoit à ce sujet est primordiale. Le premier environnement de l’humain n’est-il pas le ventre maternel ? Cela ne signifie pas que les femmes sont forcément plus sensibles à l’écologie que les hommes. Mais cela implique que le combat féministe pour l’égalité soit essentiel pour tout progrès écologiste.

AL : La réconciliation théorique du féminisme avec d’autres mouvements sociaux n’aura lieu en effet que vers la fin des années 70 au sein d’un paradigme plus général : l’écologie politique, qui respectait leur autonomie relative et la convergence de leurs combats. Car cette gémellité entre écologie et féminisme, et leur lien avec la lutte des exploités (mouvement ouvrier, tiers-mondisme) avait des racines profondes. À l’époque, ce n’était pas contre le "libéralisme" mais contre une forme très organisée, planiste, du capitalisme : le fordisme. C’est contre la planification capitaliste fordiste que s’est fait Mai 68. Pour l’écologie, cela signifiait la lutte contre le "déménagement du territoire" et la dictature des "Etats dans l’Etat" (EDF, CEA, etc.). Pour le féminisme, le fordisme érodait la subordination patriarcale (grâce au plein emploi qui permettait l’indépendance économique des femmes) mais ne rendait que plus claire leur subordination politique et domestique. Par ailleurs les femmes, non "par nature", mais de par leur position sociale, étaient plus sensibles aux réalités du travail concret, de la "colonisation de la vie quotidienne" par la société marchande planifiée. En tant que chercheur sur les espaces économiques, j’avais vite compris que j’en apprenais beaucoup plus dans n’importe quel pays en parlant une demi-heure avec une femme qu’en discutant interminablement avec un collègue masculin. Cela vient entre autres de ce que les femmes, insérées (en plus exploitées) dans les mêmes rapports capitalistes ou bureaucratiques que les hommes, font vivre en plus le "premier étage de la civilisation matérielle" selon Braudel : travail domestique, entraide, voisinage, etc. Elles ont davantage à se soucier de la valeur d’usage, les hommes de la valeur d’échange. Or le basculement de l’anti-capitalisme à l’écologie, c’est justement la prise en compte du travail concret et de la valeur d’usage : qu’est-ce qu’on fait ? Comment (dans quels rapports interpersonnels) ? pourquoi ?Le paradigme écologiste était donc particulièrement apte à prendre en compte le féminisme sous sa vaste ombrelle…

EcoRev' : Les mouvements féministes et écologistes ont fait, avant que cela ne devienne un cliché, de la "politique autrement", en renouvelant les pratiques politiques, aussi bien dans leur fonctionnement interne que dans leurs apparitions publiques. Lesquelles de ces pratiques vous paraissent aujourd'hui les plus intéressantes ?

FCS : Le féminisme, dans la droite ligne de Mai 68, mettait l’imagination au pouvoir, les manifestations étaient riches d’invention, d’humour, tous les pouvoirs brocardés. Plus profondément, pour les féministes, la "politique autrement", ce fut d’abord le rejet de tout embrigadement : l’autonomie des mouvements sociaux par rapport au politique était en soi une pratique politique nouvelle. Ce n’était pas évident, vu l’emprise des groupes d’extrême gauche. Mais ce respect de l’autonomie jouait aussi à l’intérieur même du mouvement qui refusait toute unification factice. Le foisonnement des approches féministes était une bonne chose, même si c’était difficile à gérer. Aujourd’hui, les différentes tendances se regardent en chiens de faïence.

Pour les écologistes, le respect de la diversité des approches était une nécessité, car ce mouvement était issu d’une multitude d’actions de terrain différentes. La principale révolution des pratiques fut avant tout la mise en cause des pouvoirs. Des règles de fonctionnement originales ont cherché à limiter, partager les pouvoirs, d’où une complexité rare des statuts des Verts… Mais le premier souci fut d’établir un réel partage des pouvoirs entre les femmes et les hommes : des règles de parité édictées dans les statuts des Verts dès leur fondation. Si elles ont été respectées dans les élections internes, du moins aux niveaux les plus élevés, les places à pourvoir dans les joutes électorales ont toujours été la foire d’empoigne, et les rééquilibrages difficiles. D’autres pratiques ont tenté de changer les donnes au niveau de la parité : partage du temps de parole, parité dans les tribunes, etc. Pour ma part, j’ai surtout lutté à ce niveau ras des pâquerettes, où se joue la place des femmes de façon très concrète. Tout ceci, dans le recul général qui se manifeste depuis quelques années, paraît presque enterré.

AL : D’accord : sous le vernis formel de la parité, les ambitions ordinaires sont réapparues, avec l’institutionnalisation des Verts. Mais celle-ci dérive de l’urgence absolue de mener des politiques publiques face à la crise écologique. Finalement, c’est ce qui me paraît rester le plus "autrement" dans le féminisme et l’écologie : faire de la politique pour des enjeux réels, des contenus, pas la politique pour les places ni la pose critique "radicale". Mais maintenir ce cap est un travail de Sisyphe.

EcoRev' : Aujourd'hui encore, beaucoup d'écologistes sont actives (et actifs ?) dans le mouvement féministe. Le féminisme et l’écologie politique sont-ils restés séparés malgré ce recrutement commun, ou ont-ils su faire se rejoindre leurs préoccupations ? Puisque l'écoféminisme n'a pas fait florès en France, d'autres pensées ont-elles pu nourrir ce rapprochement, et si oui, lesquelles ?

FCS : Les militant-e-s écologistes ne sont pas en nombre dans les mouvements féministes. Il y a chez beaucoup une certaine prise en compte du féminisme – plutôt sous l’angle trop restrictif de l’égalité des droits – mais peu d’engagement. D’ailleurs cela se comprend, même chez des femmes écolo, par le manque de temps. Mais plus profondément, si les deux mouvements restent séparés, ce n’est pas dû au recrutement, mais à la volonté d’autonomie des démarches. Certes il y a des militants politiques au sein du mouvement féministe, mais les associatives sont heureusement présentes et vigilantes sur cette question.

Autonomie, séparation, ne devraient pas signifier ignorance : l’imprégnation entre ces mouvements s’opère trop peu. Pour autant, un écoféminisme fondé sur l’idée que les femmes sont plus proches que les hommes de la nature, de la "Mère Nature", n’est pas une bonne réponse : le féminisme ne peut reposer sur des schémas simplistes d’opposition binaire entre les sexes, ni sur l’appropriation d’un mouvement par l’autre. Par contre, sur des luttes concrètes, l’unité des actions serait à rechercher. Par exemple, sur les questions de santé, de précarité, ou sur la consommation, l’urbanisme, l’éducation, etc., bref, des combats qui concernent les deux mouvements. C’est à travers de telles actions que les deux mouvements peuvent se nourrir mutuellement, et élargir leurs perspectives.

AL : L’écoféminisme n’a été porté, chez les Verts, que par une des "mères fondatrices" de l’écologie française, la regrettée Solange Fernex. Les militant-e-s françai-se-s ont été en effet façonné-e-s par cette crise du "sujet principal unificateur" dans les années 70 (en fait cela remontre à l’althussérisme) ; et les féministes françaises détestent l’idée d’une "nature féminine" (ça, ça remonte à Pétain !). C’est plutôt par la sociologie et la psychanalyse (Guatarri), qui considèrent le rapport entre genres ou entre l’individu et son environnement familial comme des rapports sociaux, que le féminisme apparaît comme une "écologie de l’esprit" et de la vie quotidienne. D’où l’engagement concret des Verts non seulement pour la parité mais pour l’économie sociale et solidaire, appelée à se substituer au travail gratuit millénaire des femmes. René Dumont, fondateur de l’écologie politique française, avait bien compris (sans doute sous l’influence de Charlotte Paquet) que le changement des modes de vie viendrait des femmes.

Francine Comte-Segrestaa, gravement malade à l'heure de cet entretien, est décédée en octobre 2008. Nous souhaitons lui renouveler nos remerciements pour l'énergie qu'elle a consacrée à répondre à nos questions.

lundi, 27 octobre, 2003

La révolution sexuelle au rayon X

Née sous le signe du plaisir et de la joie, la révolution sexuelle vécue par le monde occidental dans les années 60 et 70 a apporté dans son sillage des libertés nouvelles : le droit à l’avortement, la visibilité des gays et des lesbiennes, la liberté du discours sur la sexualité. Puisque nous vivons cet héritage, si nous souhaitons comprendre ce qui est en jeu aujourd’hui dans nos relations sexuelles et leurs représentations il nous faut aller au-delà de cette image bien connue. C’est alors qu’un autre dessin apparaît.

Entre non-jugement affecté et normes strictes

Vue de la manière la plus prosaïque, la révolution sexuelle correspond à l’apparition en masse de pratiques plus ou moins variées selon l’engagement dans l’avant-garde : triolisme, sexualité de groupe, sado-masochisme, pédophilie, sexe oral, sodomie, nécrophilie, etc. Les best-sellers de l’époque, comme The Joy of Sex du Dr Alex Comfort (1972) ou Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander du psychiatre David Reuben, (1969), veulent rendre compte de la variété de la sexualité humaine sans jugement moral et si possible de manière exhaustive. Ces guides de la sexualité, très en vue, se veulent rassurants et non-normatifs. Mais ils perdent leur but de vue sur deux points importants.

D’abord dans leur discours sur l’homosexualité. Aussi variées soient les pratiques décrites par le Dr Comfort, il hiérarchise les sexualités en plaçant au-dessus de tout « le bon vieux face à face matrimonial ». Et malgré son désir d’exhaustivité, le fait homosexuel n’apparaît pas dans son livre, on y trouve seulement une demi-page sur la bisexualité, à propos de sa possible apparition dans des scènes de sexe de groupe. Quant à Reuben, il écrit dans Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur le sexe sans jamais oser le demander : « De même qu’un pénis et un pénis égalent zéro, un vagin et un autre vagin égalent zéro. »

Avec l’homophobie il est un autre point qui révèle les inégalités continuées par les théoriciens de la révolution sexuelle. C’est la non-réciprocité de certaines pratiques hétérosexuelles. Nul ne s’étonne de voir dans les témoignages de pratiques SM publiés dans les journaux de l’époque que dans la position soumise et victime on ne trouve que des femmes. Au contraire, leur sexe leur ferait désirer à toutes cette même position. De même l’échangisme s’est appelé au début « échange d’épouses » (wife swapping). Et pour citer un dernier exemple d’une inégalité toujours aussi présente avant et après 1968, l’usage des jouets sexuels n’a pas empêché la sodomie de n’être toujours pratiquée que dans la même direction...

Inégalités hommes-femmes toujours d’actualité

La nouvelle norme sexuelle se construit par les hommes pour les hommes, autour de leurs désirs, sans tenir compte aucunement des désirs féminins qui, quand ils sont connus, ne sont pas reconnus. Le sexologue japonais Sha Kokken en 1960 reconnaît que les femmes éprouvent plus de plaisir quand leur vagin est stimulé par une pénétration avec des doigts que dans un coït. Il n’en interdit pas moins cette pratique au motif que « le vagin est normalement réservé au pénis ». Au fond, ce qui compte le plus, c’est le plaisir masculin. Dans un beau lapsus, un thuriféraire de Wilhelm Reich nous engage à croire dans le féminisme du grand homme, soucieux du désir de la femme et des exigences de son plaisir sexuel... à lui (article possessif masculin « his »).

C’est que biologiquement, les femmes peuvent toujours d’adapter. Alors que le désir masculin est un fleuve trop puissant pour connaître des limites... Le Moyen-Âge était plus civilisé que ça.

Dans ces conditions, beaucoup de femmes se sentent mal à l’aise devant les pratiques sexuelles auxquelles elles sont gentiment soumises. La sexologie parle alors d’inhibitions. Une façon de psychologiser une angoisse légitime pour imposer des pratiques de violence réelle ou symbolique envers les femmes. Alors elles font avec. Dans une correspondance entre femmes, celles-ci admettent ne pas pouvoir supporter d’avaler le sperme de leur partenaire. Elles s’échangent alors de véritables conseils de ménagères pour rendre ce travail sexuel moins pénible. La libération dont on parle si volontiers est l’imposition sur les femmes d’un nouveau travail et d’une forte pression sur leurs comportements sexuels. La question se pose : la révolution sexuelle a-t-elle vraiment visé à libérer les femmes ?

Elle a condamné très fortement le lesbianisme, tout comme les hommes pédophiles condamnaient l’expression de la sexualité enfantine quand le désir portait un enfant vers un autre. Ce refus de voir les femmes et les enfants se libérer quand les hommes adultes ne profitent pas de cette « libération » doit être interprété ni plus ni moins comme la conquête par les hommes de nouveaux droits sexuels sur les objets de leurs désirs, ce qu'en économie on appelle libéralisation.

La révolution sexuelle sera politique

Comfort, Reuben, auxquels on peut ajouter les célèbres Masters et Johnson, sont loin de faire de la sexualité un outil politique, il s’agit simplement pour eux de vivre mieux et de profiter de la vie. Il n’est donc pas si étonnant qu’ils n’aient aucune réflexion sur les enjeux de pouvoir dans la sexualité.

Mais alors que la révolution sexuelle était vécue et écrite comme le fer de lance de la révolution par des personnalités très politiques comme Wilhelm Reich, Herbert Marcuse, l’éditeur Maurice Girodias et leurs successeurs, jamais ceux-ci ne se sont inquiétés des inégalités qui pouvaient être reproduites ou accentuées dans les rapports sexuels. Le sexe était seulement l’expression de la liberté de l’homme et cette liberté ne pouvait être réprimée plus longtemps par le capitalisme et son bras armé, l’institution familiale.

Si la sexualité était éminemment politique, les femmes ne devaient pas s’attendre à ce que l’on acceptât de faire de cette nouvelle sexualité le moyen de leur émancipation. Les féministes les plus radicales avancent même que si les relations sexuelles des jeunes femmes célibataires ont été acceptées, c’était par peur de leur émancipation sociale et pour les garder sous le contrôle masculin de leurs amants, la sexualité devenant alors un moyen plus moderne d’entraver la liberté des femmes.

Vous avez dit libéralisation sexuelle ?

De la liberté des années 70 on est vite passé au libéralisme des années 80. L’absence de réflexion sur les rapports de pouvoir dans une relation sexuelle entre un homme et une femme, ou entre un homme et un enfant, rejoint le libéralisme capitaliste qui veut nous faire croire en des chances égales pour tous pour justifier l’absence ou la destruction de processus de redistribution de la richesse sociale. Chances égales, et chacun pour soi.

D’autre part, l’injonction à avoir du plaisir pour s’épanouir était accompagnée d’un relativisme moral certain. Il n’y avait plus de victimes d’actes de violence sexuelle, juste des femmes et des enfants à l’esprit étroit pour les unes ou affabulateurs pour les autres. Cette injonction à consommer l’autre sans tenir compte de ses désirs ressemble de très près à l’injonction capitaliste à la consommation d’objets. Le consumérisme sexuel et un individualisme forcené semblent constituer l’héritage le plus visible de ces années de révolution manquée...

NB : Les citations et les faits sont tirés de Sheila Jeffreys, Anticlimax (The Women Press, Londres, 1990). Cette historienne féministe a fait un travail de lecture essentiel des discours sexologiques dominants tout au long du XXe siècle. Ce texte est fortement influencé par le chapitre « The sexual revolution », pp.91-144.

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