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dimanche, 13 février, 2011

Écoblanchiment. Quand les 4x4 sauvent la planète

Version moins lapidaire et plus personnelle d'une chronique à paraître dans la revue Sortir du nucléaire n°49, printemps 2011

Écoblanchiment. Quand les 4x4 sauvent la planète
Jean-François Notebaert et Wilfrid Séjeau
Les Petits Matins, 2010, 187 pages, 18 euros

Les militant-e-s antinucléaires connaissent bien l'écoblanchiment, une pratique visant à donner une apparence écologique à des entreprises dont l'activité est au contraire extrêmement polluante. Monsanto et Total, l'industrie automobile et la grande distribution, font partie de ce tableau des imposteurs que proposent les auteurs, où l'industrie nucléaire figure aussi en bonne place : EDF qui se paye une campagne à dix millions d'euros (plus que son budget annuel recherche et développement dans les renouvelables !) pour témoigner de son engagement en faveur des énergies « vertes » ; Areva qui abuse de slogans « propres ». Mais le monde associatif ne se prive pas de répondre. Le Réseau « Sortir du nucléaire » saisit le Jury de déontologie publicitaire (comme ce fut le cas très récemment, en plus des affaires relatées dans le livre), les Amis de la Terre distribuent les « prix Pinocchio du développement durable ». Et les consommateurs/rices, à force d'être pri-se-s pour des « gogos », se sentent méprisé-e-s et distribuent de bien mauvais points... Les auteurs, un universitaire spécialiste de marketing et un élu vert, assument une position réformiste, sans rupture avec le capitalisme, mais désireuse de le voir se mettre à la disposition d'une « économie verte » strictement encadrée par des dispositifs légaux. Une étude qui renseignera aussi bien sur les stratégies des grandes entreprises pour prendre tant bien que mal le « virage vert » sans remettre en question leurs activités que sur les propositions d'une écologie gestionnaire.

mardi, 1 décembre, 2009

L’avion : macro-système technique et imaginaire hypermobile

A propos de L'Avion. Le Rêve, la puissance et le doute, Alain Gras et Gérard Dubey (dir.), publications de la Sorbonne, 2009, 312 pages, 30 euros
Paru dans le n°15 de la Revue internationale des livres et des idées, décembre 2009

Le lecteur qui connaît Alain Gras pour ses textes écrits dans un cadre « décroissant » pourra être surpris à la découverte de L'Avion. Le Rêve, la puissance et le doute. Cet ouvrage, qu'il dirige avec Gérard Dubey, recueille les interventions d'un colloque tenu les 13 et 14 mars 2008 en Sorbonne et consacré à l'aviation, civile et militaire. Il faudra ainsi accepter de se plonger dans le monde des hub and spoke, glass cockpits, SESAR et autres visions tête-haute, notions qui ne sont pas expliquées au néophyte, pour avoir accès à ces travaux.

Le Centre d'études des techniques, des connaissances et des pratiques (CETCOPRA), dont Alain Gras est le directeur, a invité pour l'occasion un large panel de contributeurs et de contributrices qui laissent le plus souvent de côté les questions socio-environnementales pour se consacrer à des interrogations plus abstraites sur la place de l'être humain dans les « macro-systèmes techniques » (voir encadré), mais aussi au témoignage issu de l'un ou l'autre secteur du monde aéronautique ou à des exercices de prospective assez convenus. Les retours sur des pratiques professionnelles (ou amateures) sont variés, aussi bien en ce qui concerne leur angle de vue que leur qualité. Le contrôleur aérien Walter Eggert reprend clairement les positions de son syndicat, peu enthousiaste sur l'automatisation, quand Sébastien Perrot, philosophe et vice-président de la fédération française d'ULM, prend un peu plus de hauteur pour décrire sa pratique et l'usage qui y est fait du corps. Mais l'intervention de Jean Frémond (Dassault aviation), à peine rédigée, est une suite de remarques péremptoires qui ont surtout valeur documentaire. Et celle de Gilles Bordes-Pagès (Air France) flirte avec l'insulte à l'attention des « éco-intégristes » (coupables d'« intoxications partisanes », « tsunami vert », on appréciera les métaphores) ou regrette les parts de marché prises par les compagnies low-cost sans bien nous dire au nom de quoi, si ce n'est des intérêts de son employeur, dont par ailleurs il détaille honnêtement la stratégie de développement : rester en mesure d'accompagner la croissance attendue de la demande.

A ces contributions brut de décoffrage, on préférera souvent celles qui sont issues des sciences humaines... et le plus souvent des chercheurs du CETCOPRA. Le colloque, aussi bien que le livre, se décline en trois temps – le rêve, la puissance et le doute – et le troisième semble avoir suscité de nombreuses interrogations. Mais le doute est bel est bien là dès les deux premiers temps, et le premier chapitre rend déjà compte d'une « liberté contrariée ». Ainsi le philosophe Xavier Guchet consacre-t-il la première intervention à la biométrie dans les aéroports, interrogeant ce dispositif et doutant de la capacité de « faire monde » devant la généralisation de ces machines et des processus automatisés, déshumanisés, qu'elles induisent pour les voyageurs comme pour les douaniers. Il fait appel à Hanna Arendt et à sa description d'un monde délabré par de tels usages, ainsi qu'à un George Orwell qu'il cite avec précision, au-delà de l'emblématique Big Brother, pour sa description d'une histoire qui a fait place au processus. Gilbert Simondon est aussi mis à contribution pour le dialogue qu'il promeut avec les machines (1). Arendt et Simondon, deux références qui reviendront dans les contributions suivantes, la seconde étant – de l'aveu même d'Alain Gras (2) – peu critique. On regrette donc l'absence ici d'autres penseurs de la technique. Ivan Illich par exemple, dont le concept simplissime de contre-productivité de la technique, qu'il a utilisé et fait connaître, semble ignoré d'un bout à l'autre. Pourtant, la contre-productivité explique à merveille certains phénomènes dont parlent les intervenants : « C'est comme si tout le progrès technique était immédiatement consommé par quelque phénomène insidieux et pervers » (François Fabre). Passé un certain seuil, chaque étape d'un progrès technique voit les améliorations qu'elle a recherchées accompagnées d'autant d'effets indésirables, sans qu'on arrive à refuser les seconds pour n'avoir que les premiers. Une contre-productivité qui vaut pour les structures techniques au sens large, c'est à dire aussi pour tous ces règlements dont l'abondance et la complexité mêmes pourraient faire obstacle à un surcroît de sécurité, qu'« un excès de lois incite au contournement » (Victor Scardigli) ou qu'il bride par des cadres trop stricts les capacités de réponse des êtres humains (pilotes et contrôleurs).

Bien qu'au tout début du colloque la disparition définitive de l'être humain dans l'avion soit tempérée par l'ancienneté de cette prophétie, qui devait déjà se réaliser dans les années 1980, c'est un horizon qui reste prégnant. Les drones volent et tuent dans le ciel afghan sans présence humaine à bord, mais ils restent pilotés depuis les États-Unis par des hommes, et tous les intervenants nous rappellent les capacités de réaction exceptionnelles des acteurs humains et leur efficacité encore impossible à dépasser en matière de sécurité, face aux éléments ou au hasard aussi bien que face aux surprises que peuvent leur réserver les robots, programmés par des concepteurs eux aussi humains. Les chercheurs du CETCOPRA ont produit au fil des ans une bibliographie impressionnante, rappelée au début du livre, travaillant sur un monde aéronautique gagné par l'automatisation, mais où s'exprime encore – avec profit – le corps des pilotes (Caroline Moricot) ou les capacités cognitives des contrôleurs (Sophie Poirot-Delpech). Il est néanmoins utile que s'expriment aussi des points de vue plus éloignés de la culture de ce laboratoire. On imagine le dialogue qui a pu avoir lieu entre le philosophe Frédéric Gros (Paris 12) et le sociologue Gérard Dubey (CETCOPRA) : le premier met l'accent sur le caractère asymétrique de la guerre moderne, le pilote de drone étant à l'abri dans son pays pendant qu'il distribue la mort, tandis que le second tente de nous faire sentir tout le désarroi du même, sommé par la « quasi-instantanéité des images » de voir les effets de ses actes et affecté de si douloureux « états dépressifs »...

C'est la troisième partie, « L'avion dans un monde incertain », qui aborde les thèmes les plus variés et les plus proches des interrogations de ce qu'on appelle la société civile, écologistes ou usagers de l'aviation. Mais avec des biais que nous prenons la peine de noter ici : les questions issues du monde écologiste restent hélas traitées d'une manière un peu réductrice, et les usagers sont envisagés dans le seul cas de l'accident mortel, événement spectaculaire mais dont tous les intervenants rappellent la rareté, comparée ou non avec d'autres moyens de transport.

Philippe Mahaud analyse les partis pris de la presse écrite européenne dans le cas de trois accidents mortels et de leurs suites judiciaires, et l'accent qu'elle met sur la structure ou sur l'erreur humaine selon son ancrage à gauche ou à droite n'est pas qu'anecdotique. Il essaie d'en dégager les grands axes de la compréhension par le public des questions de sécurité aérienne. Les sociologues Nicolas Dodier et Janine Barbot font état de leurs travaux sur la structuration des associations de victimes, ici les familles d'enfants contaminés par des hormones de croissance, et du statut dont elles bénéficient. Leur présence dans ce colloque peut étonner, car lors de la même table ronde Philippe Mahaud et Jean Paries (tous deux consultants) stigmatisent l'intolérance nouvelle au risque, se faisant les avocats d'une limitation des procès au pénal aux cas extraordinaires de malveillance et de sabotage. L'affaire des hormones de croissance semble être la conséquence d'exigences sanitaires étonnamment faibles et qui ont attendu des années pour être remises en cause, elle ne rentre décidément pas dans le cadre de ces défaillances humaines – et qui ne font pas système – où se joue en quelques secondes le destin d'une centaine de familles. On a du mal à imaginer qu'avec ce contexte très différent, auquel il faut ajouter le caractère collectif de chaque catastrophe aérienne, les victimes de crash s'organisent d'une manière comparable à celles de l'hormone de croissance... Et la présidente de séance Françoise Deygout (direction générale de l'aviation civile, DGAC) ne prend pas la peine d'expliquer les liens entre ces deux expériences, à savoir un arbitrage difficile entre le refus du risque et les aléas de l'industrie.
La réponse de Jean Paries à la demande sociale en cas de crash consiste dans le souhait que les suites judiciaires n'aillent que rarement au-delà de l'enquête technique... mais que les victimes soient associées à son déroulement. Les conclusions de ce type d'enquête sont selon lui assez précises et justes pour permettre au public de comprendre ce qui s'est passé, et aux professionnels de réformer le système en cas de défaut. Paries s'appuie d'autre part sur une étude du MIT (3), qui fait état d'une corrélation négative entre le nombre des incidents et celui des accidents mortels dans la même compagnie d'aviation, pour démontrer la capacité de réforme spontanée du personnel aéronautique et l'efficacité de l'appui sur sa culture de sécurité. Culture dont il faut permettre l'expression et qui serait perdue par des règles de sécurité hétéronomes trop rigoureusement appliquées, qui deviendraient ainsi contre-productives.

Si la demande sociale était au cœur de l'avant-dernière table ronde, celle qui suit et clôt le colloque penche plutôt du côté de la gestion technicienne de l'environnement. Comment réduire les émissions de gaz à effet de serre de l'aviation civile (et ses factures d'énergie, devenues depuis 2006 son poste de frais le plus important, suite au renchérissement constant du pétrole sur le marché mondial) ? Sa part dans les émissions globales est estimée à 2,5 ou 3 % selon les intervenants, mais l'effet de « forçage radiatif » de son émission à haute altitude, nous signale Alain Morcheoine (ADEME) multiplierait cet impact d'une valeur de 2 à 4 selon le GIEC. Et le chiffre est livré brut, jamais rapporté au nombre de voyageurs ou de kilomètres. Gilles Bordes-Pagès (Air France) avait beau jeu dans une table ronde précédente de le comparer avec celui du transport routier, plus quotidien et qui concerne bien plus de passagers et de marchandises.
Yves Cochet, ancien ministre Vert de l'Environnement, insiste sur l'impossibilité à imaginer que « demain n'est plus la continuation d'aujourd'hui ». Il note la myopie de ce système et son propos se voit illustré par Philippe Ayoun (DGAC), pour qui le « très long terme » en matière d'effet de serre se situe à 2050, soit une date à laquelle les enfants d'aujourd'hui ne seront pas encore grands-parents. Seulement, au-delà du tableau toujours concis et efficace que Cochet est habitué à présenter – celui de la finitude des ressources pétrolières (pic de Hubbert) et du prix toujours plus élevé du pétrole qui ici mettra à mal aussi bien la capacité des compagnies à offrir des billets à un prix correct que celle de consommateurs touchés par les crises économiques à les leur acheter – quelle réflexion sur l'organisation et les imaginaires sociaux qui pourraient se substituer à ce monde où la croissance du PIB et celle du trafic aérien sont si étroitement corrélées ? Un report modal – c'est à dire l'usage d'un moyen de transport différent pour un trafic et des exigences de mobilité inchangés – ne suffira pas...

Les compagnies ont réussi à restreindre de 60 % leur consommation énergétique par voyageur par kilomètre entre 1960 et 2000, et elles comptent continuer leurs efforts en optimisant leurs activités : taux de remplissage plus forts, plans de vol rationalisés, décollages à poussée réduite, chasse aux kilos en trop sur les avions, achat de modèles plus économes (mais quid de leur coût environnemental à la construction ?), etc. Si les résultats sont impressionnants, ils restent décevants face à la croissance constante de l'usage de l'avion. Gilbert Rovetto (Air France) mentionne un outil de réduction des émissions bien moins anecdotique, l'abandon des dessertes régionales en concurrence avec le TGV. Celle entre Paris et Lyon sera sous peu quasiment délaissée, plus d'un quart de siècle après la mise en service du TGV entre ces deux villes ! Une réaction qui s'est fait attendre, mais qui semble faire partie d'une nouvelle stratégie commerciale misant tout sur le « hub » (plateforme aéroportuaire) de Roissy et imaginant un report modal vers le TGV pour l'alimenter depuis les grandes villes de France. Ce qui permettrait d'alléger ce hub francilien au profit des vols internationaux. Morcheoine suggère même, sous forme de boutade mais cela a bel et bien été envisagé, qu'Air France devienne opérateur ferroviaire ! Une note divergente, celle de la DGAC qui à travers l'intervention de Philippe Ayoun présente comme nécessaire la redynamisation des aéroports régionaux.
La déclaration d'utilité publique du nouvel aéroport de Notre-Dame-des-Landes près de Nantes – l'actuel devant être saturé dans une dizaine d'années – sera-t-elle remise en cause, puisqu'Air France avoue ne pas vouloir l'investir ? Les opposants à ce nouveau projet d'infrastructure de transport, auxquels il n'est pas fait allusion ici, aimeraient sans doute voir ce regrettable malentendu éclairci...

Même divergence de vues sur la question des agrocarburants. Alors que Rovetto se gausse de la noix de coco de Richard Branson (Virgin Airlines) en expliquant qu'il en faudrait 3 milliards par jour pour alimenter Heathrow, et que Raphaël Larrère (INRA) rappelle en passant les limites – sociales et environnementales – évidentes des carburants « verts », Ayoun en fait l'un des outils nécessaires de la réduction des émissions. Ce dernier étant absent le jour du colloque, la discussion n'a pas pu avoir lieu. Mais on imagine que d'autres sujets ont été soumis à une discussion acharnée qui n'est pas retranscrite ici. Limite regrettable de l'édition des actes d'un colloque...

Dans cet univers intellectuel, aujourd'hui fait référence et demain ne peut en être que l'extrapolation mathématique (suivant la croissance du PIB). Alain Gras rappelle bien en conclusion la difficulté de l'exercice prospectif. La remise en cause du caractère inexorable des besoins de mobilité ne vient paradoxalement pas de Cochet mais de Bordes-Pagès et d'Ayoun – sont-ils conscients de ce que leur propos implique ? Le premier oppose « transport utile » et « transport futile » et le second rappelle que « la multiplication des possibilités de voyages, permise notamment par les compagnies à bas coût, crée des comportements opportunistes : on voyage là où c'est possible au moindre coût ». L'offre ne serait donc pas simple ajustement aux besoins exprimés de la société, mais elle serait aussi un facteur d'évolution de ces besoins ? Même si le propos de l'auteur, qui cite l'autorité de l'aviation civile britannique, s'applique aux destinations offertes plus qu'à leur éloignement, il y a là matière à réflexion sur la possible interrogation collective de ces besoins de mobilité dans le cadre d'une réelle « démocratisation » des transports aériens...

Et c'est le même Ayoun – dont la présence aurait décidément été précieuse – qui pose les questions qui fâchent le plus. « La légitimité de certains déplacements aériens est posée : faut-il consommer des aliments hors saison importés d'autres hémisphères ? Le tourisme lointain ne se fait-il pas au détriment de nos propres ressources touristiques ? L'afflux de voyageurs en low cost dans nos régions ne provoque-t-il pas des excès dans les prix immobiliers ? Ne serait-il pas justifié en cas de pic de pollution de restreindre l'avion au profit du TGV pour un déplacement entre Paris et les régions, comme cela a pu être envisagé dans les conclusions de l'enquête publique du plan de protection de l'atmosphère de l'Île-de-France ? » Soit des questions non pas sur le comment, mais sur le pourquoi de la généralisation du recours à l'avion. Certes l'auteur ne les prend pas à son compte, et même les réfute d'un revers de main... plutôt gêné : « il est, en apparence, assez aisé de réfuter la plupart de ces contestations ». En apparence.

Ajoutons donc aux questions pas ou mal abordées dans cette table ronde celle d'un report modal non plus sur le seul TGV, gros consommateur d'énergie comme c'est parfois noté, mais par exemple sur le train de nuit, qui permet de se coucher à Paris pour se réveiller à Toulouse, Prague ou Venise et y passer le week-end rigoureusement indispensable à une vie épanouie. Une magie low-tech qui semble ne plus être à l'agenda d'aucun acteur du développement durable : les prix paraissent aujourd'hui moins attractifs que l'avion, certaines dessertes Lunéa ont d'ors et déjà disparu4. Un imaginaire hypermobile s'est répandu de longue date dans les classes moyennes occidentales, que ce soit au détriment de la vie quotidienne des classes populaires ou des économies des pays du Sud en tirant vers le haut les prix de la ressource pétrolière dont elles aussi ont besoin. La sortie de cet imaginaire, notion chère à Alain Gras, pourrait ouvrir sur d'autres réflexions un colloque et un livre où l'on est un peu à l'étroit.

(1) Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques (1958).
(2) France Culture, « Terre à terre » de Ruth Stegassy, 9 février 2008.
(3) Wang (1998), Airline Safety: The Recent Record, NEXTOR Research Report RR-98-7, Cambridge, MIT.

jeudi, 26 novembre, 2009

Les trois failles du développement durable

Le développement durable, ou soutenable selon une traduction plus précise, « répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (1). Il se définit donc par ses buts (consensuels) et non par les moyens qui seront mis en jeu pour y arriver, qui eux laissent place au débat.

 

Qu'y a-t-il derrière le développement durable ?

On peut adopter une lecture historique, qui considère que le mot même de développement – idéologiquement très marqué, comme l'ont montré les théoriciens dont se réclame le mouvement pour la décroissance (2) – porte un projet politique fort, où l'activité humaine est réduite à sa dimension économique. Mais attachons-nous plutôt à l'idée majoritaire qui sous-tend le développement durable dans le contexte où nous sommes. Celle-ci est reprise en chœur par les entreprises et les gouvernements, elle ignore l'écologie politique telle qu'elle s'est construite dans les années 1970 autour des questions d'autonomie et de restauration du lien avec la nature. Elle emprunte beaucoup, au contraire, à la « modernisation écologique », mouvement de pensée essentiellement anglo-saxon qui refuse deréfléchir le rôle de la technique et le véritable culte qui ne cesse de grossir autour de ses objets, mais aussi de penser la lutte contre les inégalités. Au-delà du projet politique (social, démocratique) de la modernisation écologique, cette idée met-elle en œuvre, sous le nom de développement durable, des moyens suffisants pour éviter la catastrophe ?

 

Des objectifs inadaptées

L’état de ce que la nature met à notre disposition et que nous avons pu dégrader est bien connu. Les experts du GIEC (3), pour prendre l’exemple des désordres climatiques, voient leurs rapports réguliers acceptés par les institutions politiques qui les publient, et reconnus par la communauté scientifique dont sont issu-e-s les membres du groupe. Le grand public et les décideurs politiques, placés pendant de nombreuses années devant des « polémiques » scientifiques qui n’en étaient pas, sont désormais sensibles à ces questions et disposés à s’y attaquer de front.

Néanmoins, les objectifs du protocole de Kyoto en 1997, comme de ceux qui ont suivi, sont  ridiculement bas (8% pour l'Union européenne, maintenant 20%) comparés aux exigences écologiques. Il ne s’agit pas d’objectifs correspondant à des nécessités physiques (les émissions doivent diminuer de moitié au niveau mondial (4)), mais de compromis politiques.

De la même façon, 0,9% d’OGM dans une production classique ne garantissent pas d’une pollution génétique globale, n’assurent pas une quelconque sécurité sanitaire. Il s’agit encore une fois d’un compromis autour d’un chiffre.

Ces « petits pas » d'une trop grande modestie peuvent participer à un processus de compréhension de la question environnementale, et d'acceptation des efforts nécessaires pour répondre à l'urgence... Mais ne servent-ils pas à cacher le problème, en focalisant l'attention sur des objectifs inadaptés ?

D’autre part, leur efficacité est tronquée par certains biais de pensée qui doivent être mieux connus si nous voulons une élaboration véritablement démocratique (car c’est aussi une exigence mise en avant par le projet de développement durable) des politiques écologiques à venir. Parmi ces autres failles du développement durable, l'effet-rebond et l'énergie grise.

 

Effet rebond

Notre capacité à désirer est illimitée… si ce n’est que nous ne disposons que de 24h par jour, pas une de plus. Ou que notre revenu nous impose des limites bien en amont de celles de notre civilité. Si mon revenu augmente, il y a fort à parier que je ne pourrai pas pour autant faire plus d’économies. Mes désirs vont s’ajuster à mes possibilités. Tant qu’ils ne correspondent pas à une réflexion plus globale, qu’elle soit politique, éthique ou spirituelle, ils rebondiront sur la paroi des limites qui me sont imposées de l’extérieur. La croissance des besoins est garantie… mais pas le bonheur. Si le coût de l’électroménager baisse, je pourrai m’équiper d’un appareil supplémentaire avec la même somme. Si ma voiture consomme moins de carburant… je pourrai rouler plus : aller plus loin, partir plus souvent.

On voit le lien entre ce phénomène et le développement durable, et comment il en brise une des notions-clefs, celle de l’efficacité et du progrès technique, et de leur capacité à faire baisser un bilan environnemental global. L’amélioration d’un produit qui consommera moins de ressources ou sera plus efficace ne pourra jamais aboutir à une baisse de la consommation totale de ressources. Elle sera toujours compensée par l’explosion des besoins (4). L’équipement sans cesse renouvelé en objets toujours plus efficaces est un puits sans fond. Les inconvénients ? On perd ainsi l’occasion de repenser le besoin, pendant que cette idée contribue à une croissance continue de notre prédation, toujours compensée par le rêve que « demain, avec le progrès, on polluera moins, d’ailleurs on a déjà commencé ».

 

Énergie grise

Et très concrètement, on ne considère que certaines des économies en ressources naturelles de ces équipements. Celles qui sont faites à l’usage, et pas forcément à la production. Et que l’on nomme « énergie grise ». L'équation « 50 bouteilles en plastique = un pull en polaire » que l'on voit dans les pubs oublie un élément... aux bouteilles en plastique, matériau de départ, il faudra ajouter l'eau et l'énergie nécessaires à cette opération pour obtenir au final le fameux pull. Il s'agit bien là d'un refus de penser dans leur totalité les usages qu'on associe au développement durable.

Que l’on applique le calcul « fabrication + usage » à tous les équipements « de haute qualité environnementale », et leur vertu écologique fond. Aussi, entre aménagement de l’existant et renouvellement selon les standards du développement durable, nous devons effectuer des calculs plus complets avant d’adopter d’emblée la seconde solution pour la plus écologique.

 

Récapitulons...

Un exemple pour nos trois failles, la « voiture propre »… on comprend bien que la différence entre une vieille Ford Fiesta qui dégage 190g de CO2 par kilomètre et les 135g de la dernière Mégane ne permettra pas de diviser nos rejets par quatre ou cinq (5). On a bien là un objectif inadapté.

Effet rebond oblige, il y a fort à parier que l’intérimaire/précaire/travailleuse à temps partiel (rayer les mauvaises réponses) au volant de la première consomme moins, tous comptes faits, que la personne plus aisée au volant de la seconde, qui se permet des trajets plus longs et plus fréquents.

Pensons maintenant au cycle de vie complet de ces deux équipements, en prenant en compte l'énergie grise. Avant son premier kilomètre, une voiture a déjà nécessité 300 000 litres d’eau et 30 tonnes de matières premières (6). La renouveler à chaque progrès technique a un coût loin d’être négligeable.

 

A la recherche de la cohérence

C’est à une réflexion plus complète que nous amène toujours la critique du développement durable. Avant de faire des choix en apparence simples, il s’agit de remonter des chaînes de causalité, de faire des bilans globaux, de trouver la cohérence propre aux systèmes naturels… et sociaux. A quoi bon décréter que la cantine des écoles sera approvisionnée en bio si aucune politique publique (enseignement agricole, statut social des agriculteurs/ices, foncier rural, etc.) n’assurera pas, au moins à l’échelle nationale, cette production ? Encore une chaîne dont on préfère considérer les derniers maillons, les plus proches et les plus reluisants, plutôt que s’assurer la solidité de chacun… et de l’ensemble. Faute des moyens de comprendre la complexité des enjeux écologiques, le développement durable constitue, tel qu'il est pensé majoritairement, une série de mécanismes psychologiques de protection... pour éviter de réfléchir ?


(1) Selon la définition proposée en 1987 par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement dans le rapport Bruntland : « un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de "besoins", et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »

(2) Parmi eux et elles, Gilbert Rist (Le Développement, histoire d’une croyance occidentale, 1996), Serge Latouche (Faut-il refuser le développement ?, 1986).

(3) Groupe international d’experts sur le climat.

(4) Citons ici l'exemple des nano-particules d'argent, qui permettent d'utiliser dans des quantités infinitésimales ce minéral aux précieuses qualités anti-bactériennes... On est séduit par des nanos si écolo. Mais désormais on met de l'argent partout, dans tous les réfrigérateurs, dans les vêtements « anti-odeurs », sur les claviers des ordinateurs, et la consommation d'argent dans l'industrie a explosé ! Ajoutons que puisque nous ne mourrions pas d'infections bactériennes avant cela, cet usage est pour le moins injustifié, mais il risque aussi de nous mettre en danger en éliminant en tous lieux les bactéries dont nous avons parfois un besoin... vital.

(5) « Maîtriser l'effet de serre excédentaire avec une élévation maximale de 2°C de la température moyenne de la planète revient à diviser par plus de deux les émissions globales, c'est-à-dire, compte tenu des écarts dans les émissions par habitant (...), par quatre à cinq celles des pays industrialisés, vers le milieu de ce siècle. », « Une réduction de moitié des émissions mondiales bien avant la fin du siècle est indispensable », http://www.ecologie.gouv.fr/Communique-de-presse-publie-a-l,2496.html, 3 juin 2004.

(6) Plus exactement, vingt fois plus de matières premières que son seul poids, source T&E Bulletin, n° 89, juin 2000, citée par Vincent Cheynet, « L'impossible voiture propre », Casseurs de pub, novembre 2001.

dimanche, 30 août, 2009

Quand nous aurons mangé la planète

Album d'Alain Serres & Silvia Bonanni, Rue du Monde, 2009

Quand nous aurons mangé la planète est une variation sur l'adresse des Indiens Cree aux colons nord-américains: « Quand le dernier arbre aura été abattu et le dernier poisson pêché, alors vous vous rendrez compte que l'argent ne se mange pas ». Les richesses environnementales que nous sommes désormais en mesure de détruire sont illustrées une par une (banquise, forêts, animaux) dans la première partie de l'ouvrage. Viennent ensuite les conséquences de cet usage inconsidéré : les êtres humains sont devenus des Midas, incapables de manger l'argent et l'or qui sont tout ce qui leur reste. La situation – traitée graphiquement de manière moins catastrophiste que dans le texte – est dépassée par la présence possible d'un enfant « aux poches remplies de graines de vie ».

Silvia Bonanni tire parti de l'organisation thématique du propos pour construire des doubles pages dont chacune a sa couleur et son ambiance visuelle. Elle travaille avec le collage, qui lui permet de faire entrer dans l'album des objets bruts, éléments tantôt naturels, tantôt artificiels, sans logique apparente. Le feuillage d'un arbre peut être figuré avec un tissu ou la carte routière d'une campagne, tandis que les billes de bois sont faites de bois. Le résultat consiste en de grands tableaux sans relief et d'apparence naïve, qui donnent une impression d'étrangeté.
Le propos d'Alain Serres répond-il à l'ambition affichée en quatrième de couverture, à savoir écrire « une histoire qui donne envie aux enfants de faire tourner la planète un peu plus rond » ? On a du mal à comprendre comment cet objet très beau, bâti autour d'un paradoxe exprimé avec une grande force, peut être aussi œuvre didactique. Ou bien il faudra l'accompagner, pour expliquer aux plus petits comment l'être humain peut menacer d'engloutir les dernières glaces de cette banquise où il ne figure pas. Et qui est ce « nous » mystérieux et culpabilisant qui mange ainsi la planète…

Le Grand Livre pour sauver la planète

Documentaire de Brigitte Bègue et Anne-Marie Thomazeau, illustrations de Pef, direction éditoriale Alain Serres
Avec la participation de Yann Arthus-Bertrand, Allain Bougrain-Dubourg, Jean-Louis Étienne, Jean-Marie Pelt et Aminata Traoré
Rue du Monde, 2009

Tout savoir sur l'écologie, le retour du retour. Le Grand Livre pour sauver la planète n'est le premier ni de sa collection (chaque question de société a son Grand Livre chez Rue du Monde), ni du concept « bouquin encyclopédique et de sensibilisation des 8-13 ans aux questions d'écologie ». Le résultat est encore une fois impressionnant, riche non seulement en illustrations (les gags de Pef et des photos en noir et blanc dont on sent que certaines acceptent mal de quitter leurs couleurs originelles), mais aussi en informations, dans le texte principal et dans ses à-côté (les « bonnes nouvelles », « alertes », autres notes marginales et grands témoins dont l'entretien clôt chaque séquence de deux chapitres). Le livre, pour foisonnant qu'il soit, respire agréablement, sa langue et sa mise en page sont claires.

La progression est assez classique, qui met d'abord en avant de grands dossier environnementaux (eau, forêt, air et pollutions, climat, déchets). Chacun est abordé depuis son versant scientifique, avec force chiffres, avant de devenir un thème de société. Toujours la même hésitation au sujet de l'écologie, discipline scientifique devenue pensée politique. Une approche sociale (l'indispensable solidarité avec nos six milliards de colocataires de la planète Terre) vient compléter l'ouvrage, qui s'achève sur des réponses (les éco-gestes, l'engagement associatif) à la malheureuse question : « mais qu'est-ce qu'on peut faire ? ». Air connu donc, et ici Rue du Monde ne rompt pas avec les bonnes habitudes.

L'une d'elles consiste à dépolitiser les questions écologiques, pour permettre aux plus jeunes (dont le devoir sera de « faire passer le message » aux générations perdues, comme le souhaite Allain Bougrain-Dubourg) d'intégrer la vulgate écologique du moment. D'emblée l'écologie politique est désavouée, avec la mention de « slogans inscrits sur des tracts ou des banderoles, comme c'est le cas depuis plus de trente ans ». Les théoriciens de l'écologie, de Serge Moscovici à René Dumont, en passant par Jacques Ellul et André Gorz, apprécieraient de voir leur œuvre réduite à des « slogans ». Plus loin, crédit est fait aux associations et partis qui se sont emparés de la question écologique d'avoir sensibilisé les auteurs des politiques publiques en la matière. Ouf.

Mais cette incohérence n'est ni la première ni la dernière, et le livre fourmille de propos modalisés (« les consommateurs que nous sommes sont toujours un peu responsables »), de réserves (« la France se contente de conseiller aux agriculteurs et aux jardiniers d'être prudents en manipulant (les pesticides) ») immédiatement suivies de cris de victoires (« les coccinelles et les fleurs sauvages vont se réjouir ! ») ou surmontées par un optimisme de bon aloi (« c'est déjà ça ! » pour le Grenelle, « c'est mieux que rien » pour l'évaluation a minima des substances chimiques présentes sur les marchés européens – ou projet REACH). C'est le royaume des mais, néanmoins et malgré tout, avec une hésitation constante à propos de la tête sur laquelle faire porter le chapeau.

Manque de « discipline », de « responsabilité », « d'efforts » de la part des individu-e-s ? Ou emprise des entreprises sur la vie publique ? Si certaines responsabilités sont nommément citées (l'exploitant de forêts boréales et fabricant de Kleenex Kimberly-Clark), d'autres restent tues (ah ! ce drame de l'exploitation des bois tropicaux africains dont il serait indélicat d'accuser le papetier français Bolloré, patron de presse et ami du président de la République). Et toujours l'on tourne autour du pot : les hommes d'affaires, les industriels, l'organisation du commerce, les grands groupes… ne seraient-ils pas des substituts au gros mot capitalisme ? Aminata Traoré crache le morceau et avoue la faute au « système économique libéral ». Enfin ! On avait fini par imaginer que les problèmes de sous-alimentation au Sud n'étaient qu'un problème de production agricole… On apprécie quelques partis pas si facile à prendre, comme les arguments en faveur du nucléaire qui n'arrivent pas à balancer ceux qui s'y opposent, ou la relativisation de l'impact climatique de la Chine, quand un-e Chinois-e émet encore deux fois moins de gaz à effet de serre qu'un-e Français-e. Il aurait été plus facile de se contenter de la condamnation des 4x4, des OGM et de l'inaction de gouvernements abstraits.

Mais d'autres prises de position auront de quoi faire hurler les écolos: « la bio ne peut répondre aux besoins alimentaires de toute la planète », le TGV est plus écologique que le train, la décroissance est un mouvement réactionnaire qui ne propose que du moins. Car si ce Grand Livre semble dépolitisé, il est néanmoins porteur des valeurs productivistes qui irriguent toujours notre pensée. Progressiste: « depuis six millions d'années les hommes ne cessent ainsi d'améliorer les conditions de vie »… On demande à voir, entre détérioration de l'environnement et régression sociale, si le mouvement de l'Humanité a toujours été celui d'un progrès égal. Et si, fruit de ce progrès, le grille-pain est vraiment aussi indispensable à une vie confortable que le lave-linge! Techniciste : tour à tour le dessalement de l'eau de mer, les avions solaires et les vaccins pour neutraliser la flore intestinale des vaches et les empêcher d'émettre du méthane sont présentés comme des solutions qui permettront (dans un futur imprécis) de résoudre nos petits soucis écologiques tout en ne changeant rien (à notre sur-consommation de viande, par exemple). Pourtant l'aventure racontée ici du pot catalytique, dont les bienfaits se sont trouvés noyés dans l'usage accru de la bagnole, aurait pu aider à remettre en question le recours si pratique à la solution technique.

L'ouvrage ne se déprend pas non plus d'une confusion entre l'être humain et son milieu, dans une anthropomorphisation de la nature, qui dit merci à la dame (les rivières sont contentes, les coccinelles ravies) tandis que la planète qu'il s'agit de sauver signifie aussi bien, dans une métonymie qui commence à devenir fatigante, « milieu de vie de l'être humain », « conditions de la vie humaine dans ce milieu », parfois même « Humanité ». D'où le rappel de Jean-Louis Étienne: « c'est l'homme qu'il faut sauver, pas la planète ! ». Les auteures de Rue du Monde, sous la direction d'Alain Serres, ne sortent pas des sentiers battus de l'écologie à l'usage des jeunes générations et nous livrent un nouveau bouquin ambitieux, bien fichu et, malgré ses grandes qualités, limité. Leurs hésitations et leurs incohérences ne leur sont toutefois pas propres, et viennent plutôt d'une pensée qui domine toujours en matière d'écologie et qu'il faudra un jour cesser de transmettre aux plus jeunes…

dimanche, 23 août, 2009

La Montée des eaux

Charles C. Mann, La Montée des eaux, traduction M. Pigeon, Allia, 2009, 61 p., 3 euros
Texte intégral, après parution sous une forme remaniée par la direction dans EcoRev' (passage en question en gras sur cette page)

L'ouvrage paraît dans une collection de littérature, et il faudra toute l'aide de nos libraires – certain-e-s l'ont déjà disposé dans leur rayon écologie, grâces leur soient rendues – pour que son propos politique soit bien compris. D'autant que le titre n'aide pas, traduction plus poétique que précise de The Rise of Big Water, soit le succès montant de l'oligopole mondial de la gestion des eaux. Big Water, c'est la fierté de l'Union européenne, trois compagnies leader sur leur marché, loin devant leurs concurrentes américaines : Veolia dont il sera beaucoup question, mais aussi Suez, autre française, et Thames Waters, dont on finit par oublier la nationalité. Trois entreprises parmi les plus haïes de la planète et de ses habitant-e-s ingrat-e-s qui n'ont pas encore compris l'utilité de leur travail. "L'eau est un don de Dieu, mais il a oublié de poser les tuyaux", dit aimablement un de ses dirigeants. D'où l'incompréhension populaire, qui ne peut s'empêcher de considérer l'eau du robinet comme un bien commun, sans prendre en compte le travail d'ingénierie (et de commercialisation, et de corruption) de Big Water.

Comment est-ce que 10% de la population terrestre a pu être connectée aux réseaux d'eau de Big Water ? Par les vertus d'un "cours d'économie de première année" selon lequel "la meilleure façon de distribuer de l'eau à la population (...) est d'en confier la responsabilité au secteur privé. Si l'eau se fait rare, augmentez-en le prix – laissez faire la loi de l'offre et de la demande. Si les gens veulent que leur eau soit non seulement abondante, mais également propre, augmentez-la encore". Et par celle, au Sud, de l'incurie de pouvoirs publics peu volontaristes, qui ont laissé se dégrader leurs systèmes de distribution et de traitement des eaux, ont été incapables de contrôler l'exode rural et l'urbanisation des mégalopoles. Et qui ne peuvent plus demander à la Banque mondiale ou au FMI de prêts pour mettre en œuvre ces aménagements. Une seule réponse désormais à ce genre de demande : faites-appel à Big Water, nous avons à votre disposition la mémoire de quelques échecs pour vous rappeler votre incapacité. Au Nord, il s'agit moins de captivité que de cultures nationales. Parfois étonnantes, car aux USA on vivrait comme un retour en arrière la privatisation de la distribution d'eau, alors qu'en France c'est une tradition bien ancrée et qui n'a jamais été trahie, de Napoléon III à Jean-Marie Messier.

Quelles sont les vertus écologiques de ce type de structure ? On a bien compris que faire payer chaque mois aux plus pauvres un quart de leur revenu pour leur consommation d'eau les rendrait très vertueux. Quoique, la densité de population et la promiscuité dans les quartiers pauvres ne permettent jamais aux compteurs d'être individuels (et partant "responsabilisants"). Mais, si la consommation semble maîtrisée par le marché, qu'en est-il de la préservation des ressources en eau ?

Une industrialisation chaotique et mal réglementée, dont l'auteur va chercher l'exemple en Chine, est la première source de pollutions diverses. Et hélas, on voit mal les anecdotiques imprimantes 3D nous éviter la fabrication centralisée et en masse de tous les biens de consommation qui inondent le monde. L'auteur fait état de récriminations contre une eau "noire comme de la sauce soja" à la sortie d'une usine papetière dont les conduits se jettent dans la rivière Liu. Les autorités sont incapables de faire un arbitrage entre croissance économique et préservation de l'environnement, et préfèrent se tourner vers une hypothétique "troisième voie", même si son promoteur n'agira pas en amont des problèmes d'accès à une eau propre. Fait rare là-bas, le sauveur est étranger, mais Veolia n'y trouve pas autant de complaisance que dans des pays autrement plus pauvres, et le contrat qu'elle signe avec Pékin, pour secret qu'il soit, passe pour très exigeant. Pas question de dégager des profits aussi énormes qu'à son habitude, le gouvernement chinois n'ayant pas envie de voir se répéter les émeutes de l'eau de Cochabamba, en Bolivie. Autre source de pollution, le défaut de traitement des eaux usées et le rejet dans la nature des excréments et ordures diverses dans les quartiers périphériques mal raccordés. Mais comment raccorder ces populations, qui s'avèrent non-solvables ? avec des budgets publics, complément indispensable pour bien assurer les profits privés ? Si tant est que Big Water tienne ses promesses, une réponse néo-libérale et technicienne à ce problème précis d'environnement semble à tous points de vue inadaptée...

Charles C. Mann nous emmène d'une Chine en pleine industrialisation jusqu'aux locaux classieux de la néanmoins discrète Veolia, dans une enquête parue en 2004 dans Vanity Fair. Belle forme journalistique qui, entre les cinq pages de (grand ?) reportage dans un hebdo et l'épais bouquin en librairie, nous apporte ici dans le même temps une présentation susceptible de toucher un large public et une enquête sérieuse et fouillée. Tradition ancienne, qui perdure dans la presse américaine mais à qui nous ne savons plus en France offrir que le livre (voir par exemple Le Stade Dubaï du capitalisme, de Mike Davis, New Left Review et Les Prairies ordinaires).

Même si l'allusion à un changement climatique dont on ne verra pas les effets avant "plusieurs décennies" est particulièrement mal venue (d'où viennent donc ces défauts de précipitations, entraînant des pénuries nouvelles et que l'auteur a pris soin de noter, en Californie comme dans le Bassin méditerranéen ?), on apprécie la largeur de vue du propos et la mise à la disposition du public francophone d'un outil de réflexion aussi accessible. L'écriture est agréable, le prix à la portée de tou-te-s, la couverture élégante et le papier délicat. Un bel objet, dont le succès ne serait pas pour nous déplaire...

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lundi, 6 avril, 2009

Cultures d'exportation contre cultures vivrières, la grande arnaque ?

Un texte qui doit beaucoup, ne serait-ce que l'envie de l'écrire, à la lecture de Le Sucre et la faim. Enquête dans les régions sucrières du Nord-Est brésilien, par Robert Linhart

Beaucoup de clichés courent sur les pays pauvres du Sud, spécialement sur l'Afrique. On imagine des terres difficilement cultivables, sujettes à la sécheresse, tous obstacles naturels à ce que l'abondance règne. En bref : la malédiction. Celle, indécrottable, qui rendrait nécessaire le recours à la charité, sacs de riz portés sur des épaules musclées, sourire dentifrice inclus. Les structures sociales de ces pays et leur place dans la mondialisation sont rarement interrogées. Cela fait pourtant belle lurette que les associations de solidarité internationales nous alertent : ces pays ont tout à fait les moyens de se nourrir, ils ont surtout besoin qu'on leur lâche la grappe.

Lopin ou plantation ?

Dans le Brésil d'après le coup d'État de 1964, l'une des raisons principales de la malnutrition qui règne dans le Nordeste, c'est la disparition des lopins confisqués par les gros propriétaires. Les ouvriers agricoles qui triment dans les plantations de canne à sucre n'ont alors plus qu'une source de nourriture : l'importation depuis les autres régions du pays, épargnées par la monoculture, de haricots secs (les fameux feijõas) et de manioc. Passées par le marché national, par des chaînes de distribution longues et coûteuses, acheminées sur des milliers de kilomètres (c'est l'échelle brésilienne), ces denrées se retrouvent dans les bodegas du Nordeste à des prix prohibitifs. Alors que le minuscule reço des ouvriers agricoles, 20m2 à cultiver pour l'usage familial, apportait une nourriture d'appoint, variée et gratuite, qui ne coûtait que le temps qu'on consacrait à la faire pousser, le salaire ne suffit jamais à nourrir la famille dans les mêmes proportions et la même qualité.

Aujourd'hui, avec une mécanisation accrue du travail agricole, l'emploi n'est même plus assuré, d'où un exode rural qui amène les plus pauvres dans les bidonvilles de Lagos ou de Rio. La filière soja brésilienne emploie une personne pour 50 hectares, avec des conditions de travail et sociales qui sont restées souvent indigentes. Le maïs et la canne à sucre font à peine mieux (1). Et ce sont toutes des cultures concernées par les agrocarburants. Dans le même temps, on considère qu'un hectare de terres suffit à faire vivre une famille indienne (2).

Boycott de la banane !

Alors, comment mieux soutenir les pays pauvres qu'en n'achetant justement pas leurs produits ? Ce n'est pas un choix démocratique ou populaire qui est à l'origine des plantations de bananes, palmiers à huile, canne à sucre. C'est l'expression des intérêts des plus gros acteurs économiques, dont les populations locales n'ont eu aucun moyen de se protéger. On s'est habitué à l'idée qu'acheter un produit, c'était soutenir, même dans de petites proportions, la personne qui le fabrique. Le raisonnement dans le cas des produits agricoles doit être radicalement différent. L'agriculture est une activité accessible à tou-te-s, et on n'a pas besoin d'attendre un gros investissement (privé ou coopératif), la mise en place de structures de production de haute technologie, pour produire sur une terre. Une graine qui germe, et c'est parti. Au contraire de ce qui peut se passer dans l'industrie, quand on achète un produit agricole de plantation on ne soutient pas l'emploi généré par cette activité, on soutient la prédation de terres que les populations locales se voient confisquer.

La ruée vers les terres agricoles

L'Amérique latine est marquée par le régime foncier latifundiaire : la latifundia est la grosse plantation d'un colon européen, espagnol ou portugais, qui emploie des locaux sur ses terres, esclaves puis « libres ». Pendant tout le long du XXe siècle, on a vu le recul de cette forme de propriété coloniale... au profit non pas de réformes agraires, mais de l'achat des terres par des multinationales. Agro-alimentaires évidemment, mais aussi industrielles parfois (Ford s'était implanté en Amazonie pendant les riches heures du caoutchouc naturel).

Le renchérissement des prix agricoles, suite entre autres aux tensions provoquées sur le marché par les agrocarburants, rend ce genre d'agissement d'autant plus profitable. Et crise alimentaire oblige, les spéculateurs aussi investissent dans les terres du Sud, c'est une véritable ruée vers les terres agricoles bon marché, qu'on appelle le land grab et qui est surveillée de près par les ONG, autant pour ses conséquences environnementales que sociales, toutes désastreuses (3).

La malédiction qui pèse sur la faculté des pays du Sud à se nourrir, c'est désormais l'inclusion toujours plus pressante de leurs agricultures dans le marché mondial. Marché des terres, marché des produits, qui rendent impossible économiquement une agriculture orientée vers la satisfaction des besoins alimentaires locaux.

Une agriculture mondialisée

Ajoutons à ce tableau le dumping auquel se livrent les pays riches. Notre agriculture, dopée au engrais, pesticides et médocs, produit trop ? « Il est devenu politiquement plus intéressant, et en général économiquement plus avantageux, d’exporter les excédents – souvent sous forme d’aide alimentaire – que de les stocker. Ces excédents, fortement subventionnés, font baisser les prix sur le marché international de denrées telles que le sucre et ils ont créé de sérieux problèmes pour plusieurs pays en développement, dont l’économie se fonde sur l’agriculture » (4).

Plus de vingt ans après le rapport Bruntland, qui posait les bases d'un développement durable, la situation n'a pas beaucoup changé et l'Europe continue à « être vache avec l'Afrique » (5) en y exportant du lait en poudre à prix bradé. La disparition des jachères, décidée par la PAC dans un monde où la crise alimentaire se fait sentir, est une façon de redire la vocation exportatrice de l'agriculture européenne. A priori, c'est tout bon pour les consommateurs africains, qui paieront moins cher leurs aliments. Mais c'est la catastrophe pour l'agriculture de type familial, moins compétitive. Notre lait fortement subventionné vient concurrencer de manière déloyale celui qui est produit localement (oui, il y a des vaches en Afrique), fermant ainsi les débouchés des petits paysans. Et les condamnant économiquement.

Autonomie, camarade !

Pour permettre à tout le monde de bouffer sur cette planète, il ne s'agit donc ni de produire plus (version révolution verte ou version OGM), ni de faire la charité (commerce inéquitable ou moins inéquitable), mais d'accepter la demande qui est faite au système politique mondial que l'agriculture des pays pauvres se relocalise, qu'elle se réoriente sur les besoins des populations locales plutôt que de rester tributaire des nôtres. Et ça passe par une sacré remise en question, personnelle et politique, de notre mode de vie...

(1) Amis de la Terre Brésil et fondation Heinrich Böll, Agrobusiness and biofuels: an explosive mixture, 2006), cités dans Maryline Cailleux et Marie-Aude Even, « Les biocarburants : opportunité ou menace pour les pays en voie de développement ? », Prospective et évaluation, n°3, janvier 2009, agreste.agriculture.gouv.fr/IMG/pdf/analyse30901.pdf.

(2) C'est le propos d'Ekta Parishad, mouvement populaire de lutte pour la défense des droits des paysans sans terre et des peuples indigènes en Inde.

(3) « Main basse sur les terres agricoles du Sud », Guy Debailleul, 26 février 2009, alternatives.ca/article4557.html. Signalons aussi le blog animé par l'ONG Grain, farmlandgrab.blogspot.com.

(4) Rapport Brundtland (1987), chapitre 5, « Sécurité alimentaire : soutenir le potentiel », fr.wikisource.org/wiki/Rapport_Brundtland/Chapitre_5.

(5) Du nom d'une des campagnes menées conjointement par le CFSI, le CCFD, Oxfam-Agir ici, la Confédération paysanne, ATTAC et on en oublie.

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