Producteurs et parasites

producteurs.jpg, sept. 2024Michel Feher, Producteurs et parasites. L’Imaginaire si désirable du Rassemblement national, La Découverte, 2024, 270 pages, 16 €

Lors du mouvement des Gilets jaunes, que j’ai suivi de loin mais avec intérêt, je me souviens des premières interviews de gens de classes populaires stabilisées ou de petits bourgeois qui exprimaient leur dépit de jouer le jeu sans pour autant s’en sortir. Elles et ils travaillaient, multipliaient les heures sup mais éprouvaient de la difficulté à payer la facture de leur rêve de pavillon avec deux voitures. Au fil des actes, il fut de plus en plus question des « cas soc’ » (aussi écrit cassos, il ne s’agit plus de personnes qui nécessitent l’intervention des services sociaux mais plus simplement de chômeurs et de précaires bénéficiaires de droits sociaux) qui nourrissaient le mouvement mais avaient fini par en faire partir les gens bien qui ne voulaient pas y être associés – leur colère pouvait exploser pendant un mois mais eux n’avaient pas que ça à faire, de tenir les ronds-points. Ce clivage observé lors du mouvement rappelle l’imaginaire qui s’est déployé à chaque réforme macroniste de l’assurance chômage : d’un côté il est des producteurs méritants et de l’autre des parasites qui profitent de leur travail et qu’il ne faut pas laisser proliférer.

Le principal grief fait au Front national/Rassemblement national est son racisme, de l’anti-sémitisme plus du tout assumé à la haine déversée contre les musulman·es ou supposé·es tel·les, de la guerre d’Algérie où le fondateur du parti se distingua par sa capacité à déshumaniser et à torturer jusqu’à un discours d’aujourd’hui qui n’exprime plus sa haine que sous des formes acceptables, drapé dans la « laïcité républicaine » ou la défense des travailleurs et travailleuses. Beaucoup a donc été produit sur la vision nationaliste et ethnique de l’extrême droite française mais trop peu sur des questions qui furent longtemps centrales lors des élections, à savoir la répartition des richesses. C’est à cette ambition que répond le livre de Feher, philosophe et éditeur.

Pour cela il fait un long détour par l’histoire de ce qu’il appelle le producérisme. Une notion présente en langue anglaise et qu’il fait remonter aux Levellers, ce mouvement radical anglais qui s’insurgeait contre les inégalités sociales et réclamait l’égalité de conditions, au nom entre autres de la parole christique. En France, c’est l’abbé Siéyès lors de la Révolution puis Proudhon en opposition à Marx qui mirent en avant la figure de l’honnête travailleur menacé de spoliation par deux grandes forces : en haut, les profiteurs, spéculateurs et rentiers qui ne sont riches que des richesses produites par d’autres, et en bas les improductifs (dont les femmes, étrangement), parasites indignes d’avoir une voix dans le corps électoral. Cette vision d’une classe de producteurs en lutte contre deux ennemis s’opposait à une pensée marxiste qui mettait face à face propriétaires du capital et diverses strates de producteurs et productrices n’ayant d’autres ressources que de se mettre à leur service et promises à une exploitation plus ou moins violente.

Plutôt marqué à gauche, le producérisme classique est déjà racialisé, selon l’expression de Feher. En haut, chez les profiteurs, il pointe du doigt les banquiers juifs et cosmopolites. En bas, il dénonce le grouillement d’un petit peuple de migrant·es parmi lesquels les Juif·ves sont encore très présent·es. Après la Seconde Guerre mondiale, le racisme est largement désavoué (sauf dans les colonies), la lutte des classes est entretenue par un communisme vivace mais le consensus fordiste fait naître l’idée d’une grande classe moyenne et d’intérêts partagés tout le long de l’échelle sociale, avec une conflictualité de classe très faible. Le producérisme a-t-il triomphé ou a-t-il perdu tout espace revendicatif ? Dans les années 1960, les mouvements gauchistes qui surgissent sont anti-producéristes, dénoncent la standardisation des modes de vie, le triomphe du consumérisme et la centralité du travail. Peu après, le néolibéralisme, qui sort à peine d’un tunnel de quarante ans, se réinvente sous une forme producériste.

Rétif à la démocratie et à l’idée même de demos, portant les intérêts de classe des plus riches, le néolibéralisme a longtemps été très éloigné du producérisme. S’il peut partager avec lui sa condamnation des « improductifs », il défend en revanche les élites économiques et refuse même de discriminer investissement productif et pure spéculation. James Buchanan, néolibéral de l’École de Virginie, n’imagine pas qu’une telle idéologie puisse triompher sans s’appuyer sur une base populaire. Il met alors en avant une vision du peuple libéral, « amené à communier dans la célébration de son esprit d’entreprise mais aussi dans la réprobation de tous ceux qui réussissent à se dérober au jeu de la concurrence ». Il s’attaque aux rentes de toutes sortes – sans toujours toucher à la finance spéculative – et dénonce « un parasitisme toujours composé de prédateurs d’en bas et de prédateurs d’en haut » en choisissant des ennemis qui l’arrangent : chômeurs et bénéficiaires des aides sociales ; syndicalistes bénéficiant d’avantages indus ; fonction publique échappant aux règles de la concurrence ; élites culturelles portant des valeurs de justice sociale et qui défendent les trois catégories précédemment citées. Le capital peut dormir tranquille pendant qu’on laisse la haine grandir contre ce petit monde.

Suite à cette histoire du triomphe du producérisme qui occupe une moitié de l’ouvrage, Feher replace plus rapidement la montée du lepénisme (l’extrême droite à la française) dans le contexte des quarante dernières années. Ni droite ni gauche, le FN/RN défend une vision éloignée des cadres de pensée de la gauche comme du gaullisme se teintant peu à peu de néolibéralisme. Le producérisme actuellement défendu par Marine Le Pen lui permet également de ne pas choisir non plus entre en haut et en bas et de défendre les gens du milieu, une classe moyenne qui souhaite retrouver ses services publics sans payer plus d’impôts et qui pense pouvoir les faire financer par la seule mise au pas de tous les parasites qui ont jusqu’ici ponctionné les finances publiques plutôt que d’y contribuer.

Si dans la situation actuelle (le livre se conclut sur une postface datée du lendemain du second tour des législatives de 2024) le centre-droit néolibéral de Macron semble au centre du jeu politique par le fait qu’il peut choisir entre une alliance à gauche et une alliance à l’extrême droite (1), pour Feher c’est plutôt le RN de Le Pen qui s’est imposé à l’articulation de la vie politique française. Gardien de la nation des producteurs contre deux menaces de prédation, le RN peut séduire un peuple de gauche qui a perdu sa boussole lutte des classes (2), à condition qu’il se complaise dans un certain racisme, tout en étant capable d’abandonner, sans coût électoral pour elle, ses quelques imprécations anti-capitalistes en faisant allégeance au Medef (ou en abandonnant en pleine campagne sa proposition de dispenser de TVA les produits de première nécessité).

Feher tente quelques hypothèses sur l’évolution de la situation, une potentielle union des droites, la possibilité de recomposition de la gauche et le retour du bipartisme. Mais c’est sans grand optimisme sur la possibilité de faire vivre une vision du monde authentiquement de gauche car le producérisme en a fourni un bon ersatz. On attend avec intérêt (et inquiétude) la suite des événements mais l’ouvrage de Feher offre déjà une compréhension plus fine de la montée de l’extrême droite dans toute l’Europe. Celles et ceux qui comme moi avaient du mal à saisir la différence entre droite et extrême droite (continuum ou rupture de valeurs ?) saisiront un peu mieux ce que représente le lepénisme et sa capacité de séduction à droite comme à gauche. Et si l’omniprésence de la question raciale était insatisfaisante pour expliquer le succès du RN, Feher ne l’écarte pas non plus (il s’attaque longuement à l’expression « fâchés pas fachos » de Mélenchon et Ruffin) mais l’intègre à son raisonnement. Le résultat, c’est l’impression d’avoir pour une fois face au RN non plus seulement matière à indignation mais des clefs de compréhension.

NB : Michel Feher présente son ouvrage dans cette émission.

(1) Ou les deux en même temps, puisque la coalition présidentielle, arrivée troisième avec les voix de la gauche, se permet aujourd’hui de gouverner sans elle – sans elle, ce sera avec l’extrême droite car aucun des trois camps en présence ne peut gouverner seul. L’objectif étant pour le centre-droit comme pour l’extrême droite de récuser la réalité de cette alliance et d’enfumer sur son existence, le premier pour ne pas assumer le rôle de paillacron à RN, le second pour pouvoir continuer à se présenter comme le parti qu’on n’a « pas encore essayé ».
(2) En général la compréhension du monde dans les termes de la classe se porte très mal à gauche, y compris chez les plus anti-fascistes, et les raisonnements individualistes y font florès comme partout ailleurs.

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