Peut-on tout dire aux enfants ?

A propos de deux livres jeunesse...

Tuvalu. Une île en tête, Barroux
Mango jeunesse, 2011, 12,50 euros, imprimé en France

Dans la forêt du paresseux, Anouck Boisrobert et Louis Rigaud
Hélium, 2011, 15,90 euros, imprimé en Chine avec encres végétales et papier certifié FSC

Peut-on tout dire aux enfants ? La question se pose au moment d’aborder certaines questions environnementales, au fort potentiel anxiogène. Une forêt qui disparaît sous les assauts des bulldozers, un archipel noyé par les marées et qui sera bientôt submergé par les eaux du Pacifique… Ce sont les sujets de deux très beaux ouvrages parus en ce début d’année.

Anouck Boisrobert et Louis Rigaud nous présentent sous forme de pop-up une forêt où « tout est vert, tout est vie », et où le vert et les épaisseurs d’arbres cèdent page après page la place au blanc, sous les coups d’engins toujours plus nombreux, et alors que les silhouettes humaines et animales s’enfuient en désordre. Seul le paresseux reste accroché à son arbre, le dernier à tenir bon, mais qui ne sera pas épargné pour autant. Sur une page blanche désolée vient un planteur d’arbres providentiel qui « travaille durement pour réparer le sol blessé ». Dès la page suivante, les jeunes pousses qui apparaissent par le miracle de la tirette accueillent de nouveau… le paresseux, revenu d’on ne sait où. Et la forêt a repoussé, plus haute que jamais, laissant rouiller dans ses fourrés une pelleteuse abandonnée. Vitalité quasi-magique de la forêt, qui laisse imaginer que les ravages que nous infligeons à la nature sont réparables avec un peu d’huile de coude. Comme s’il ne fallait que du temps, comme si une forêt primaire pouvait retrouver un jour sa biodiversité, floristique et faunistique. Mais d’où reviennent le paresseux, les tapirs et les perroquets qui s’égaient dans la (superbe) dernière double page ? D’un séjour en club offert le temps des travaux par l’entreprise de déforestation ?

Même angélisme dans l’album de Barroux, qui mêle un dessin simple et délicat à des touches de peinture, grands ciels bleus et doux nuages blancs. Le narrateur, un homme fait, inquiet de voir son île subir de trop fortes marées, scrute son environnement, imagine comment combattre l’inéluctable envahissement par les eaux. « Il faut évoluer ou disparaître », c’est le mot d’ordre qui est proposé aux habitant-e-s de Tuvalu, qui sont finalement invité-e-s par leurs voisin-e-s (montagnes hautes et herbe verte, moutons et femmes blondes ou rousses vêtues de tweed, on aura reconnu une Nouvelle Zélande de carte postale, sans les Maoris) à entamer une nouvelle vie ailleurs, loin des îles de leurs ancêtres. Tout est bien qui finit bien, ouf ! Sauf que… l’Australie n’accueillera pas les réfugié-e-s climatiques du Pacifique Sud, et la Nouvelle Zélande leur réserve des conditions à peine meilleures. Pour pouvoir dire « allez, hop ! » avec les personnages du livre, il faudra avoir entre 18 et 45 ans, parler correctement anglais, avoir une offre d’emploi sur le territoire néo-zélandais, être en bonne santé. Et faire partie des 75 heureux/ses élu-e-s annuel-le-s, alors que l’archipel compte plus de 11.000 habitant-e-s (pacte « Pacific Access Category »).

Alors quoi ? Faut-il partager avec les enfants nos angoisses devant le changement climatique, la déforestation, et l’ensemble du désastre écologique en cours ? Certainement pas. Mais les rassurer en leur servant les mêmes mensonges (ou peu s'en faut) qu'on sert aux adultes pour dire que tout va très bien, madame la marquise, que les accords internationaux, les innovations techniques, ou même le temps qui passe résoudront tout avec une stupéfiante facilité ? Certainement pas ! D'autres livres jeunesse existent, qui par exemple mettent en valeur des actions positives et volontaristes (celle de Chico Mendes, celle de Wangari Maathaï, etc.) et sont plus propres à former de nouvelles générations conscientes des dangers, mais qui à l’optimisme béat propagé par ces deux ouvrages-ci auront préféré « l’optimisme de la volonté ».

Commentaires

1. Le lundi, 7 mars, 2011, 14h12 par Philippe Godard

Cette critique pointe un aspect extrêmement dérangeant de la littérature pour la jeunesse lorsque celle-ci veut parler de thèmes qu'on peut qualifier de sensibles et "douloureux". Editeurs et écrivains sont alors souvent dans la "noirceur" avec certaines collections qui sont d'ailleurs régulièrement la cible de censeurs divers - et c'est dommage que nous discutions des livres "négatifs" uniquement en termes de censure, parce qu'il y aurait à en dire beaucoup de choses en termes politiques, examiner ce qu'ils visent, quelles sont les intentions des éditeurs et des auteurs, etc., ce que nous ne faisons jamais car dès qu'on pose la question et qu'on semble remettre en cause le fond d'un livre se pointe le vilain nez de la censure potentielle,qui cloue le bec des critiques.
A l'opposé, certains ouvrages sont dans l'innocence et l'angélisme, et c'est bien le cas ici. On constate qu'en général, l'angélisme est servi aux petits, et la noirceur aux plus grands. Tout cela est assez ridicule à dire vrai, et Aude Vidal a bien raison de se demander comment les deux livres dont il est question ici règlent les problèmes qu'ils n'ont pas conscience de soulever. La biodiversité n'est pas un état paradisiaque qui va et vient, et si les auteurs de ces niaiseries se renseignaient un peu, ils verraient que les espèces les plus "spécialisées" - c'est-à-dire très adaptées à un milieu donné - sont aussi les plus menacées, et sans espoir de retour. Cela se voit même chez nous : les merles ou les corbeaux ne sont pas menacés car ils s'adaptent très bien, ce qui n'est pas le cas de tout un tas d'autres oiseaux pourtant courants, comme les hirondelles qui sont, pour certaines espèces, extrêmement menacées. Cette réalité est maintenant bien documentée, et il faut vraiment être ignare pour faire croire à des enfants que les paresseux ou les toucans vont et viennent comme ils veulent. Quant à accueillir les habitants des Tuvalu, tout le monde s'en fiche, d'autant que leur îlot disparaissant, ces gens-là ne peuvent même plus servir de base à des navires de guerre !
Il faut être un peu sérieux quand on veut parler d'écologie aux jeunes, et il faut mener tout une réflexion entre catastrophisme et angélisme. Ce qui n'est pas facile. On peut cependant penser que d'expliquer à des enfants très jeunes des problèmes extrêmement complexes comme ceux évoqués ici n'est pas possible sans simplification outrancière, sans angélisme - ou sans catastrophisme -, et qu'il faut donc tout simplement refuser d'écrire - ou de publier - des livres de ce genre, pour se rabattre sur des sujets qui permettent d'éveiller à ces problèmes, mais en douceur et sans entourloupette.
Il y a quelque chose d'étrange lorsqu'on prétend éveiller à des problèmes écologiques, ou politiques, ou sociaux, tout en traçant des tableaux ne correspondant pas au réel. Car ce n'est plus de l'éveil, mais de l'endormissement... un peu comme nos politiciens de tous bords !

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