Le tourisme, une marchandise comme une autre

Paru dans CQFD de juillet-août 2018

Comme tout le monde, je méprise les touristes. Les touristes qui viennent chez moi marcher le nez en l’air sur les pistes cyclables et faire grimper le prix des loyers à coups d’Airbnb ou de résidences secondaires. Les touristes comme moi quand je voyage. Nous sommes nombreuses et nombreux sur la piste sud-est asiatique, une des régions les plus « faciles à voyager » au monde : prix bas, équipements et aménagements corrects, splendeurs naturelles (la baie de Krabi) ou historiques (Angkor, Bagan), criminalité contenue, populations souriantes, climat tropical, plages et cocotiers. Remontant la péninsule Malaise depuis Singapour, en route pour l’ancien royaume Lan Na ou glissant sur le Mekong, beaucoup de jeunes (ou jeunes dans leur tête) débrouillard·es hésitent entre joie de vivre et mesquinerie petite bourgeoise dès que le service n’est pas irréprochable. Nous avons choisi un voyage indépendant, sac au dos, sans préparer plus d’une étape à la fois. Nous avons l’impression de vivre une grande aventure humaine et parlons souvent de « sortir de notre zone de confort ».

Mais le fait est que nous nous inscrivons dans une économie bien réelle, le premier secteur productif au monde (1). Et dans des rapports économiques marqués par l’iniquité et un passé colonial. Mais de cela, il n’est jamais question quand nous nous engageons dans des relations avec les locaux. Une infirmière française à un jeune Hmong au Laos : « Toi aussi, tu veux voyager ? Et pourquoi pas ? » Alors qu’il vient de nous dire que sa famille vit avec 100 € par mois... Un ami me racontait aussi avoir commencé son tour du monde en marchandant auprès d’un pousse-pousse indien, faisant valoir sa « pauvreté » relative d’étudiant-ingénieur : la tête du gars devant cet argument lui avait fait honte pour le restant du voyage. Rétrospectivement, il avait trouvé cette expérience-là plus riche que toutes celles qui sont censées faire de ce geste de consommation une activité enrichissante humainement (2).

N’effleurer que la surface

La plupart d’entre nous ne voyage que sur des circuits préalablement balisés, sur lesquels lignes de transports en commun efficaces et infrastructures hôtelières confortables n’ont pas fleuri au hasard. Les attractions non plus : elles ont fait l’objet de ce que Rodolphe Christin appelle « une ingénierie sociale dédiée à l’aménagement de l’espace et à l’organisation d’offres commerciales adaptées ». C'est tout de suite moins magique. Experte ès tourisme, côté consommatrice, j’ai été sollicitée pour aider à déterminer ce qui pouvait faire l’objet d’une attraction touristique dans la région de Bondowoso (Java Est). Ce point de vue sur les rizières en terrasse ? Mouais, pas assez de relief pour faire un paysage inoubliable mais c’est joli. Cette fabrique artisanale de manioc fermenté ? Non, ça ne va pas le faire, ça sent trop mauvais. La caldeira du volcan Ijen, ses porteurs de soufre et leur petites figurines jaunes ? Oui, certainement, mais cette attraction existe déjà : il y a des parkings bien aménagés et des vendeurs de tout sur les pentes du volcan, qui accueillent chaque nuit des milliers de touristes (la plupart locaux) – puisque l’offre touristique s’est structurée autour d’une découverte matinale du sommet. Et de rédiger des notices sur Wikitravel pour transformer un geste quotidien (prendre le café au marché) en une attraction en soi, charge aux entrepreneurs locaux d’en faire une marchandise. Mais les touristes sont difficiles et ne mordent pas à tous les hameçons. Nous jugeons que telle ville se « fait » en deux heures, pas plus, là où d’autres passent toute une vie. N’effleurant que la surface, nous devons alors multiplier les villes et les paysages traversés. Le plus difficile reste ce paradoxe : l’espace doit être balisé mais ce serait bien si nous pouvions y être les premier·es – ou au moins les seul·es – touristes et ne pas nous noyer dans la foule. C’est un peu comme réclamer un hypermarché aux rayons lourdement chargés, mais dans lequel les allées seraient désertes et où personne n’attendrait aux caisses. Il n’y a pourtant pas de mystère, c’est équipé parce que nous l’avons déjà colonisé.

Le monde s’épuise

Première activité économique au monde, donc, « le tourisme est l’expression d’une mobilité humaine et sociale fondée sur un excédent budgétaire susceptible d’être consacré au temps libre passé à l’extérieur de la résidence principale » (3). Le tourisme est une activité en pleine croissance, de 6 % par an en moyenne, mais les Français.e.s partent de moins en moins en vacances. Ce qui explose avec le tourisme, ce sont les inégalités. Les « excédents budgétaires » des un.e.s augmentent, ainsi que le nombre de ceux et celles qui en ont, tandis que les autres pourront découvrir le monde en accueillant des touristes sur leur lieu de vie devenu terrain de jeux, c’est-à-dire en allant vivre en banlieue parce que les loyers en centre-ville ont perdu la raison. Même récit à Marseille, Lisbonne (4), Georgetown ou Macao. Les autorités parlent de patrimoine, les esprits chagrins de disneylandisation. Partout dans le monde, les mêmes latte, wifi inclus, pour le prix de cinq ou dix cafés. Les mêmes logiques de spéculation, les mêmes restaurations à la truelle qui, mieux que le temps, savent détruire un héritage architectural qui avait tenu bon, bon gré mal gré, par les mobilisations des habitant·es devant chaque nouveau projet d’équipement monstrueux. Au classement Unesco, à la muséification de la ville, comment dire non sans avoir l’air de ne représenter que ses intérêts particuliers ? C’est la culture qu’on attaque ! Même bilan globalement négatif dans les espaces naturels : pour les abords plus ou moins minces d’une rivière Kinatabatangan préservés en vue de safaris-photos en bateau, combien d’hectares bouffés par les infrastructures ? Et surtout combien de mètres cubes d’eau dépensés dans des piscines et des golfs (pour un mode de vie occidental en général) tandis que des paysan·nes peuvent en manquer ?

Nous, les touristes, sommes trop nombreux et nombreuses sur terre. Mais qu’à cela ne tienne, nous entretenons le déni. Déni sur ce qui est au cœur de nos voyages : notre carte Visa. Déni sur nos déceptions : il y a trop de monde, trop d’imbéciles, trop d’Australien·nes, etc. Nous faisons la queue pour poser seul·es sur un rocher au-dessus d’un fjord, recadrons nos photos pour qu’on n’y décèle pas la présence des autres, les touristes surnuméraires. Nous nous réjouissons de voir de nouvelles destinations surgir et des pays « s’ouvrir » (comme la Birmanie), mais à vrai dire le monde s’épuise et sa finitude nous éclate au visage. Arpenté, équipé, il se ferme au voyage, à l’aventure, et s’offre au tourisme, charge à nous d’en trouver les formes les moins bêtes. Prendre le temps (Bondowoso se « fait » en deux heures ou en deux semaines), trouver les prétextes d’une rencontre avec les gens du coin – ne serait-ce que pour s’occuper pendant les deux semaines en question. Il y a encore beaucoup à découvrir, même quand le grand frisson ne tient plus qu’à un retard de car, à une literie infectée de punaises ou à un wifi qui rame.


(1) « Le tourisme est la première activité économique mondiale ; elle emploie 200 millions de personnes dans le monde, soit 8 % de la population mondiale, ce qui paraît bien peu relativement aux recettes engendrées : 733 milliards de dollars US en 2006, soit 2 milliards de dollars US par jour selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) », souligne Rodolphe Christin dans son Manuel de l’anti-tourisme (Écosociété, 2018 - réédition d’un texte de 2010, hélas sans mise à jour des chiffres). Voir par ailleurs l’entretien avec l’auteur, en pages 12 et 13 de cet excellent numéro.

(2) À propos d'une activité beaucoup plus enrichissante humainement, ces quelques lignes tirées du texte « Le voyage, un droit humain ? » : « On apprend beaucoup en voyageant. On apprend beaucoup aussi à la bibliothèque, alors pourquoi les deux expériences sont-elles dotées d'un prestige si différent ? Pourquoi la recherche du savoir, qui n'est pas une activité si prestigieuse quand elle a pour moyen l'écrit, se transforme-t-elle d'un coup quand elle s'inscrit dans l'espace ? »

(3) Extrait de l’Encyclopédie Universalis, cité par Rodolphe Christin.

(4) Sur le cas de Lisbonne, voir notamment « Lisbonne tremble encore ».

Commentaires

1. Le jeudi, 15 novembre, 2018, 12h37 par étienne

écriture inclusive;
bonjour.Je vois que vous utilisez l'écriture inclusive. Je vous fait part d'un texte nommé "sexisme inclusif" lisible ici http://www.piecesetmaindoeuvre.com/... dont voici la présentation : "Nous qui avons toujours considéré que l’écriture prétendue "inclusive" était ainsi nommée par antiphrase ; qu’elle n’était en réalité qu’une écriture exclusive visant à la séparation, une mode issue du puritanisme des campus américains (voir Les Bostoniennes de Henri James) et la plus récente préciosité des ridicules contemporaines, nous publions avec plaisir cette dissection réfléchie et raisonnée de la philosophe belge Annick Stevens, spécialiste d’Aristote et de la philosophie de l’Antiquité.

Son texte a été publié fort à propos par le “bulletin de critique bibliographique” anarchiste A Contretemps"

Si je me permets ce commentaire c'est par goût d'échange, et parce que je me nourrit de votre réflexion (ce soir y'a l214 qui vient se présenter à une réunion et j'amène la présentation de on achève bien les animaux", histoire d'élargir l'horizon).

continuez bien
merci

2. Le jeudi, 17 janvier, 2019, 12h42 par Aude

Attention, j'ai adopté dans On achève bien les éleveurs une écriture qui permet de voir qu'il n'est pas question que d'hommes dans le bouquin...

La discussion continue ailleurs

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