Le mal que nous nous faisons (deuxième partie)

Je suis une féministe de Twitter. J'exprime en ligne mes idées, mes espoirs et mes indignations, sur mon fil et celui d'autres, parfois en espérant convaincre des anti-féministes partageant leurs préjugés. J'ai rencontré en ligne d'autres autrices, d'autres féministes mais la plupart du temps nous ne faisons que nous croiser. Plus ou moins poliment : il m'arrive même de poser de véritables questions pour mieux comprendre les motivations des un·es et des autres mais elles restent sans réponse.

Heureusement, j'ai connu mieux : une socialisation militante dans des groupes ou petites organisations, le plus souvent en non-mixité, y compris avec d'autres féministes dans un mouvement généraliste mixte. Nous étions camarades. Ces années-là m'ont nourrie, politiquement et intellectuellement, humainement aussi. Et je les regrette. Est-ce moi qui ai changé et suis devenue un esprit chagrin ? Ou le féminisme ? Il m'est encore arrivé de me répandre en public sur l'énergie extraordinaire éprouvée en non-mixité, et que l'autrice avec laquelle nous partagions une rencontre tempère un peu mes propos… oui, c'est vrai que ces derniers temps, être féministe a moins été une suite d'enthousiasmes qu'un chapelet de déceptions.

Ce qui m'avait fait prendre du recul la première fois, c'est cette intello (re)connue me disant : « Je ne sais pas ce qui me retient de te casser la gueule » parce que j'avais écrit à sa compagne elle aussi intello (re)connue que j'étais déçue de l'annulation à la dernière minute de sa participation à une rencontre et qui m'avait menacée, moi l'étudiante insignifiante toute seule, de plainte pour diffamation pour un courrier privé. La classe.

Et puis il y a cinq ans, je m'étais de nouveau investie sans trop le vouloir dans un centre de femmes. J'avais fini, au bout de quatre années de présence régulière, par accepter un des trousseaux de clefs du local et les responsabilités qui vont avec. Nous nous étions engagées dans le débat qui aujourd'hui divise avec le plus de violence les féministes (pas la prostitution, l'autre) et avions tenu à le faire dans le respect. J'avais donc demandé qu'on cesse d'utiliser un vocabulaire d'origine psychiatrique et stigmatisant comme malades mentales les personnes qui ont des positions discriminantes, et qu'on se contente de dire que les positions en question étaient discriminantes, ce qui est déjà une accusation grave. Objection rejetée et grande lassitude, j'étais partie sur un coup de gueule qui n'avait pas grand-chose à voir. Nous avions (presque) fait au mieux et je n'en tiens rigueur à aucune des femmes avec qui j'étais en désaccord alors mais enfin, ces mois de débats m'avaient accablée.

Et depuis lors aucun de mes engagements féministes ne m'a vraiment satisfaite. Il y a eu ce groupe de parole prétextant des « malaises » ayant surgi depuis mon arrivée (comme je ne les avais pas ressentis, je devais en être la cause mais je n'ai pas été gratifiée d'une explication plus précise) pour inviter toutes les dernières arrivées, y compris celles qui n'étaient pas moi, à « créer leur propre groupe de parole » ailleurs, leur souhaitant « une belle saison printanière rythmée par l’auto-organisation et la bienveillance ». Ben tiens !

Il y a eu ce groupe qui donnait aux manifs une super énergie et où l'on s'était promis de ne pas se déchirer sur l'autre sujet qui déchire les féministes. Il a fini écrasé sous les hiérarchies informelles et les décisions prises par un petit groupe de copines, avec un deux poids, deux mesures continuel selon la position hiérarchique de chacune dans la horde. Ainsi une femme âgée a pu nous raconter son vécu de la prostitution sans être seulement entendue et pour être ensuite ensevelie sous la parole des personnes « les premières concernées ». Une amie ayant pris un peu de distance n'a pas été rappelée pour savoir comment elle allait, comme on avait dit qu'on ferait, en toute bienveillance, quand l'une de nous manquait à l'appel plusieurs fois de suite. Et quant à moi, on a fini par m'apprendre que de toute manière ça n'avait jamais trop collé entre le groupe et moi car il était de facto affinitaire (et même si j'en ai gardé de bonnes copines mais visiblement pas celles qui comptaient vraiment). Après de trop nombreux départs, ce groupe-là a fini par se traîner et priver les manifs féministes de sa présence magique. Quand je les croise parfois, à cinq là où nous étions vingt, je détourne les yeux.

Depuis, je me suis investie dans l'équipe de préparation d'un festival, on n'arrête pas de bosser et on ne parle jamais de fond. Je suis épatée par une telle organisation et par l'énergie déployée par ces dizaines de femmes de tous âges, venues de tous les milieux et portant des visions du féminisme parfois différentes… mais les discussions me manquent.

Me voilà donc, alors qu'enfin nos causes sont visibles, alors qu'être féministe n'est plus une infamie et que j'aimerais faire partie du mouvement, glacée par les échos qui viennent de nos sphères. Le débat qui déjà m'avait fatiguée quand il était tenu dans un respect réciproque est devenu un monstre inquiétant. J'ai comme l'impression que nous sommes plus nombreuses à l'éviter comme une peste qu'à nous engager dans les deux troupes qui multiplient les anathèmes et les propos intolérants mais voilà, nous sommes devenues souterraines et les rencontres, aussi agréables soient-elles, ne sont que de hasard. J'ai eu une fois l'honneur d'une vraie discussion avec des personnes en désaccord avec mon livre La Conjuration des ego mais le reste du temps c'est l'évitement, comme si une bonne engueulade n'était plus un exercice d'honnêtes gens. Je reçois de ces évitements des échos assourdis : nous ne sommes pas de la même génération (oui, moi je suis périmée), en tant que cissexuelle (oui) cisgenre (ah ah) je n'ai qu'à fermer ma gueule, etc. Spéciale dédicace aux chevaliers blancs qui viennent nous accabler de leur mépris mais, malgré les apparences, c'est un acte de bravoure proféministe au service de la vraie cause et contre les « pseudo-féministes ». Respirer un grand coup.

Ne sachant plus où me mettre, je soigne la privation de camaraderie en traînant sur Twitter pour me faire croire que j'existe et que je suis un sujet politique. Jusqu'à ce qu'un éclair de lucidité m'invite plutôt à me déconnecter et à livrer ici mon désarroi : comment être féministe aujourd'hui ?

Un dernier mot pour celles et surtout ceux que ce retour d'expérience conforterait dans leurs positions anti-féministes : d'autres mondes militants ont évolué de la sorte, le mépris semblant y devenir le moteur principal de la « pensée ». Cela fait des mois que j'ai envie de m'adresser aux camarades technocritiques pour leur demander ce que nous sommes devenu·es et pourquoi de loin nos idées se réduisent à des propos haineux et diffamatoires mais bof, j'ai mieux à faire qu'écrire cette adresse.

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