L'Invention du colonialisme vert
Par Aude le vendredi, 9 octobre, 2020, 09h04 - Lectures - Lien permanent
L'Invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, Guillaume Blanc, Flammarion, 2020, 346 pages, 21,90 €
Ah, les Cévennes, cet « héritage de 5 000 ans d'agro-pastoralisme », comme le dit la com du parc naturel… Le parc national du Simien, en Éthiopie, est aussi le produit de la coexistence entre l'être humain et la nature. Un habitant raconte : « On faisait des terrasses, on faisait des retenues pour l'eau, des sillons, on utilisait de l'engrais pour les cultures et on vivait une bonne vie. » C'était avant l'expulsion des habitant·es du parc, décidée dans les années 1960 et accomplie dans les années 2010 suite à de nombreux rebondissements dont une guerre. « C'est aujourd'hui que le parc est mort, maintenant qu'il n'est plus labouré, qu'il n'y a plus rien pour retenir l'eau, qu'il n'y a plus de bétail. » Ce paysan exilé en ville poursuit : « C'est du temps où on y était que le parc était plus beau. »
Guillaume Blanc fait l'histoire du colonialisme vert, cette manière d'appréhender l'environnement africain en refusant aux paysages un caractère anthropique qui est pourtant compris et reconnu en Europe. Au XIXe siècle, les colons voient l'Afrique comme un Éden… loin d'avoir été modelé par ses habitant·es depuis des milliers d'années, il en aurait été mystérieusement préservé mais désormais les hordes d'humains dégradent irrémédiablement leur milieu. Édénique mais déjà aux dernières limites de la dégradation : Blanc note le paradoxe à plusieurs reprises car cette longue histoire se répète. De fait, lors de la période coloniale, les équilibres écologiques sont perturbés mais ce n'est pas, nous assure l'historien, en raison des pratiques de subsistance des cultivateurs et pasteurs. C'est en raison bien plus sûrement des cultures d'exportation et les colons, dans un intérêt bien compris, refusent de le voir. Ce serait la faute à des habitant·es par ailleurs déconsidéré·es et plus mal traité·es parfois que des bêtes.
Blanc cite des textes littéraires (des classiques encore lus de nos jours) dans lesquels la grande faune est anthropomorphisée tandis que les humain·es sont déshumanisé·es. Le refus de voir les Africain·es dans leur dignité empêche également de considérer leur aptitude à avoir des pratiques agricoles et pastorales réfléchies, adaptés à leurs terroirs. En refusant d'apprécier la durabilité de leurs pratiques, on refuse de reconnaître qu'ils et elles sont bien des êtres historiques et non des clichés qui en 2007 avaient encore cours, conformes à ce qui se disait déjà d'elles et eux en 1907.
L'historien brosse au début de son livre un portrait de la conservation en Afrique, de ses enjeux coloniaux puis post-coloniaux. Dans les années 1960, suite au démantèlement de l'administration britannique, il faut bien reclasser les baroudeurs, chasseurs, agronomes et zoologues qui avaient inventé la conservation dans l'Empire. Les pays nouvellement décolonisés se dotent donc, sur les conseils appuyés des organisations coloniales toilettées (Unesco, WWF, UICN, etc.) de conservateurs en chef de la faune sauvage à la peau blanche. L'Éthiopie, l'un des rares pays du Sud à n'avoir jamais été colonisé, accepte de subir le même sort, avec de légères nuances que note Blanc, concernant les privilèges (permis de chasse notamment) accordés avec moins de libéralité qu'ailleurs aux personnes d'ascendance européenne. Mais pendant des décennies, des anciens administrateurs coloniaux puis des consultants occidentaux se succèdent au chevet de parcs nationaux à l'agonie. Dans l'espace anglophone que Blanc étudie mais aussi dans l'espace francophone auquel il fait quelques allusions.
Ces conservationnistes font tout simplement de la mauvaise science, sortant de leur poche des chiffres qui circulent d'un rapport à l'autre sans qu'on puisse comprendre comment ils ont été produits. 40 %, parfois 80 % de couvert forestier il y a de cela quelques siècles, c'est le constat qu'il font concernant les hauts plateaux éthiopiens dont il est fort probable, nous dit Blanc, qu'ils n'aient jamais été boisés. Nulle trace de pollen dans les sols ne vient étayer cette hypothèse-lieu commun. Les arbres autour des villages ne sont pas des ceintures préservées, ils ont été simplement plantés par les paysan·nes. Étonnant, non ? (Sur mon propre terrain de recherche en Malaisie, un villageois autochtone interrogé par l'anthropologue Colin Nicholas démonte le propos des autorités selon lequel les durians, des arbres aux fruits très prisés, auraient germé des graines dispersées par les éléphants : « Sur la route là-bas, il y a toujours plein d'éléphants et pourtant il n'y a pas de durians. Ce ne sont pas eux qui les plantent. » Reconnaître que des êtres humains ont planté des arbres, c'est reconnaître leur occupation historique d'un territoire et les droits qu'ils ont dessus.)
Alors que des scientifiques notent que des populations d'antilopes déclinent inexorablement, Blanc cite des diagnostics chiffrés montrant qu'elles augmentent rapidement. L'historien est peu disert sur les questions proprement environnementales, et c'est parfois frustrant, mais il va chercher jusqu'au planning des consultants qui émettent des avis sur l'état écologique du parc, avis qui influenceront les décisions politiques sur son peuplement. Certains font des diagnostics à l'issue d'une semaine de réunions dans le pays, sans prendre la peine de seulement visiter le parc de Simien et encore moins de rencontrer leurs habitant·es dont ils ne parlent pas la langue. Ces expéditions scientifiques manquent d'une approche ethnographique qui est pourtant indispensable à la connaissance de ces lieux bel et bien anthropisés et des pratiques agricoles et pastorales qui y sont menées. Se priver de comprendre ce que les humain·es font à Simien, c'est se priver de comprendre comment y évolue l'environnement, résultat de ces pratiques. Guillaume Blanc ne renoue pas non plus avec le mythe du bon sauvage qui jamais n'aurait ne dégraderait son milieu mais il prouve que l'Éden est avant tout dans les représentations d'Occidentaux savants mais ignorants, qui compensent peut-être ainsi à peu de frais la culpabilité qu'ils éprouvent à avoir dégradé leur continent, l'Europe.
Pour finir, l'historien met en scène des touristes occidentaux, inquiets lors de leur séjour à Simien du recyclage de leurs bouteilles en plastique (elles sont réutilisées, alors que celles des pays européens sont parfois envoyées à l'autre bout du monde). Ils ont pourtant fait dix heures de vol autrement plus polluantes pour venir se ressourcer dans des paysages qu'ils identifient comme naturels. L'injonction à l'écologie faite à de malheureux éleveurs de bovins de la part d'ONG comme WWF, grassement nourries des subsides des plus grosses firmes du capitalisme mondial, ressemble bien à celle qui nous est faite de fermer le robinet quand nous nous lavons les dents : elle n'a pas de sens au regard des impacts respectifs et elle est injuste. C'est particulièrement dans le cas du conservationisme africain, teinté de racisme. À Simien les habitant·es perdent leurs moyens de subsistance mais dans d'autres pays africains en proie à plus de troubles les populations locales sont violées et exécutées par les gardiens de parcs. Blanc montre dans cet ouvrage les racines et la puissance de cette écologie des riches.