Du libéralisme autoritaire
Par Aude le dimanche, 25 octobre, 2020, 12h13 - Lectures - Lien permanent
Du libéralisme autoritaire, Carl Schmitt et Hermann Heller, présenté par Grégoire Chamayou, La Découverte, « Zones », 2020, 144 pages, 16 €
La collection Zones réédite une polémique qui date de quelques mois avant la concession du pouvoir à Hitler en Allemagne en 1933. Carl Schmitt, juriste conservateur, sur le point de rejoindre les rangs nazis, fait allégeance au pouvoir économique rhénan (il est l'invité d'une « société au long nom » d'entrepreneurs du sud-ouest du pays). Quelques semaines après, Hermann Heller, social-démocrate et juif, lui répond. L'ouvrage est introduit par le directeur de collection, Grégoire Chamayou, auteur de ce livre remarquable qu'est La Société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire (La Fabrique, 2018). Il s'agit donc ici de poursuivre l'histoire qu'il fait du libéralisme autoritaire, oxymore aujourd'hui au pouvoir un peu partout dans le monde.
La polémique entre les deux intellectuels allemands commence sur ce paradoxe : l'État total, selon Schmitt, c'est celui des sociaux-démocrates qui font assumer par la puissance publique une liste interminable de missions, dont la protection sociale et la planification de l'économie. État « de faiblesse totale » incapable de « tenir tête aux partis et aux groupes d'intérêt qui l'assaillent », à savoir les syndicats et les corps intermédiaires. Schmitt prône plutôt un État fort, centralisé à Berlin dans les mains d'un homme providentiel et assurant le maintien de l'ordre… économique. (Schmitt et Heller ont déjà livré bataille dans le procès de l'État fédéral après la tentative de prise de pouvoir sur l'un de ses Länder. Heller et les fédéralistes l'ont emporté.) Heller met le doigt sur la contradiction : il s'agit là d'un « libéralisme autoritaire », libéral avec le capital, auquel il impose le moins possible de restrictions sociales (ou environnementales), et autoritaire pour lutter contre la contestation de cet état de fait.
Qu'il s'agisse de l'Allemagne des années 1930 ou de la France de ces dernières décennies, les gouvernements libéraux font miroiter le ruissellement des richesses – en l'occurrence le besoin de faire des efforts d'austérité salariale pour soutenir l'économie qui sans cela s'effondrerait… comme si le soutien au marché intérieur n'était qu'une perte. Mais c'est peine perdue, ces politiques peinent à convaincre et elles restent impopulaires. La solution qui s'impose alors, quand la carotte n'a pas suffi, c'est de sortir le bâton. On repense à ce dernier virage, en 2016, d'un gouvernement élu sur une promesse de justice sociale. Ayant choisi de détruire les protections dont bénéficiait son électorat en tant que travailleurs et travailleuses, il compense par une répression violente du mouvement social l'isolement politique qui est désormais le sien. Quelques mois plus tard, ce ne sont pas les caciques du Parti socialiste qui sont applaudis par les policiers à leur tour dans la rue pour des revendication corporatives, c'est la patronne de l'extrême droite française. Quelle ingratitude.
Chamayou, dans sa très longue introduction, dresse des parallèles plus subtils que celui-ci avec la situation présente et accorde toute son attention au contexte allemand d'alors. Alors que Foucault et tant d'autres ont choisi d'envisager les formes de libéralisme qui se sont déployées après guerre comme ayant leur genèse dans 1945, Chamayou trouve avec Heller de quoi faire remonter plus tôt sa « généalogie du libéralisme autoritaire ». Et c'est convainquant. Parler de « libéralisme autoritaire » est un acte fort et salutaire. Chamayou rappelle le soin avec lequel Emmanuel Macron choisit plutôt l'expression de « démocraties illibérales » pour parler des régimes mixtes, autoritaires mais assis sur des élections, en délicatesse avec leur propre constitution ou avec les textes de loi européens : le Brésil mais pas les USA, la Hongrie, la Turquie mais pas la France où l'État n'obéit pas non plus à ses propres règles. Ce faisant, Macron pointe du doigt selon Chamayou la responsabilité du peuple et sa séduction par des acteurs politiques douteux et cache la contradiction qui fait basculer le monde dans l'autoritarisme : « C'est parce que son programme économique tend à être massivement rejeté que l'État néolibéral s'échine à passer en force. »
Friedrich Hayek, figure de proue du néolibéralisme, propose de nouveau après guerre le libéralisme autoritaire loué par Schmitt, mais cette fois comme antidote au nazisme. « Il reconduit la position qui a mené au pire. » Chamayou y voit un « retournement extravagant » mais il faudrait peut-être se garder de voir dans Schmitt le représentant du nazisme, comme il semble le faire. Johann Chapoutot dresse justement dans Libres d'obéir. Le Management, du nazisme à aujourd'hui (Gallimard, 2020) le portrait de Reinhardt Höhn, l'homme qui a réussi à « éliminer politiquement et académiquement » Carl Schmitt au milieu des années 1930. Bien qu'antisémite, Schmitt était un homme du passé, trop attaché à l'État pour être véritablement nazi d'après Chapoutot. L'État étant pour les nazis une notion latine et la loi une notion juive, les nazis ont gouverné sans le faire, libérant les pouvoirs dans une sorte de loi de la jungle soumise à des autorités « naturelles » et plus arbitraire et chaotique que véritablement administrée. On rêve, suite à la lecture de ces deux ouvrages courts et passionnants, d'un face à face entre Chamayou et Chapoutot, l'historien du libéralisme autoritaire qui semble voir le drame des années 1930 se rejouer et l'historien du nazisme pour qui le parallèle ne tient pas vraiment. Voilà un dialogue qui pourrait nous aider à comprendre les temps que nous vivons.