Croire ou ne pas croire au Progrès ?
Par Aude le mardi, 26 mai, 2015, 16h31 - Textes - Lien permanent
Il y a quelques jours j'entendais un philosophe médiatique répondre à la question : « Croyez-vous au Progrès ? » Surprise : notre philosophe répondit oui sans interroger ni l'action ni son objet, tant le Progrès est un concept à la définition universelle et évidente, auquel il est de bon ton de croire. Alors que… si le Progrès existe, que n'est-il besoin de le constater, comme l'alternance entre le jour et la nuit ou le passage du temps ?
Bref, c'est la continuité, la croissance et la linéarité du mouvement qui caractérisent la mystique dont s'entoure le Progrès. La linéarité, c'est notre héritage occidental qui refuse les visions cycliques du temps. La continuité tient à la croyance en un mouvement indépendant de l'environnement politique et social. Et la croissance repose sur l'idée d'un fonctionnement par accumulation, qui suppose la possibilité d'une transmission de l'essentiel du patrimoine de chaque génération, sans rupture ni changement de paradigme.
Confrontée il y a quelque temps à la croyance dans le Progrès d'un ami, pour qui c'était la caractéristique principale de l'humanité, j'avais du mal à faire valoir mes arguments selon lesquels le progrès était une valeur plus ou moins prisée selon les groupes humains et les sociétés – quelques-unes étant capables d'exclure ou de mettre à mort les personnes porteuses de changement, d'autres prisant ces valeurs au point de continuer à leur trouver des caractères positifs même vidées de tout sens (« Votez pour le changement qui change »). Mais au moins avais-je fini par me faire cette petite idée : l'être humain aime vivre en société, exercer son ingéniosité et partager le fruit de ses apprentissages. D'où le constat que l'on peut faire d'un certain progrès, notamment technique, quand la transmission est possible. L'est-elle toujours ?
Dans son Histoire populaire de l'humanité. De l'âge de pierre au nouveau millénaire (oui, c'est assez ambitieux… La Découverte Poche, rééd. 2015), Chris Harman rend compte de longues périodes historiques pendant lesquelles les classes dominantes ayant la possibilité de dégager des surplus importants du travail des classes laborieuses, elles se payent le luxe de se désintéresser de leur productivité et de faire passer des siècles dénués de progrès technique. Des conditions politiques plus favorables pour ces classes laborieuses leur permettent au contraire d'inventer, de tester et de répandre de nombreuses inventions qui facilitent leur travail et le rendent plus productif. Le progrès technique est un objet politique et social qui n'est ni naturel ni universel mais dépend des conditions historiques locales.
Croire au Progrès aujourd'hui pose d'autres problèmes que des considérations anthropologiques plus ou moins bien élaborées. Les guerres jettent des réfugié-e-s de pays
On répondra qu'il s'agit d'épiphénomènes dans la longue marche de l'Histoire… En 1830, quand la France se permet de coloniser l'Algérie en arguant d'un coup d'éventail (4), elle n'est que deux fois plus riche qu'elle. La colonisation creusera l'écart économique entre les deux pays et qu'importe le pétrole algérien (ou si, mais bon, c'est une autre histoire). Au Moyen-Âge, les femmes étaient couramment qualifiées et la mixité était grande dans un plus grand nombre de métiers qu'aujourd'hui – alors même que nous nous flattons d'avoir entretenu ces dernières décennies de gros efforts pour l'égalité professionnelle. Pour croire au Progrès, ce mouvement linéaire, croissant et continu d'amélioration du bien-être de l'humanité, il faut être très vulnérable et crédule (savez-vous que les plantes poussent bien mieux quand on les irrigue avec du coca-cola ?). Ou bien il faut avoir intérêt à ce que subsiste la certitude naïve que les conditions de la vie sur cette planète en surchauffe vont s'améliorer sans qu'on ait besoin de changer rien au fait que les classes dominantes (les intérêts des plus riches étant servis par les plus puissants) nous enfoncent dans la violence généralisée.
(1) Ces dernières années, les 40 % les plus riches ont vu leurs revenus augmenter en France. Pour les 60 % les plus pauvres, il a diminué. Et c'est pour les franges de 10 % les plus éloignées de la médiane que le mouvement a été le plus accentué, à la hausse comme à la baisse. Source : inegalites.fr.
(2) Citons les valeureux députés EELV qui, à rebours des objections de leur parti, ont appuyé ou laissé faire le gouvernement : Éric Alauzet, Denis Baupin, Christophe Cavard, François-Michel Lambert et François de Rugy ont voté pour. Véronique Massonneau et Barbara Pompili se sont bravement abstenues. Source : Révolte numérique.
(3) Dans la série 24 (24 heures chrono), le héros Jack Bauer, aux prises avec des groupes terroristes dans une lutte aux délais ultra-serrés (l'action de chaque saison, en 24 épisodes de cinquante minutes, se déroule sur 24 h), passe outre certaines obligations légales qui garantissent les libertés civiles : obtenir l'accord d'un magistrat pour effectuer une surveillance, par exemple. La narration de la série rend acceptable l'arbitraire et active des fantasmes de société policière. Elle va jusqu'à légitimer des pratiques de torture.
(4) Il s'agit en fait de solder une grosse dette à l'égard de l'Algérie, coupable d'avoir prêté à la France napoléonienne des millions sous forme de céréales. Dette soldée par la perte de souveraineté de l'Algérie.