Covoiturage : bienvenue dans un capitalisme de crevards

Les dernières grèves à la SNCF (c’est ici pour contribuer aux caisses de soutien) m’ont donné l’occasion de me remettre à ce truc que je déteste : le covoiturage. Covoiturer, c’est d’abord avoir le déplaisir de recourir à un moyen de transport moins sûr, moins écologique et moins efficace que le train, ce bien commun financé avant l’ère de la voiture individuelle, avant que nous soyons riches à ne plus pouvoir prendre les transports en commun ou assumer l’entretien d’un réseau ferré. C’est faire un tour dans la culture automobile : me retrouver dans un McDo d’autoroute où, en désespoir de cause, je prends une frite ou bien côtoyer un conducteur tellement occupé par le réglage de ses deux GPS (deux !) qu’il ne voit pas le panneau Paris et se précipite dans la mauvaise direction.


Cette culture de la bagnole, faite d’aires d’autoroute, de problèmes de stationnement, de GPS à programmer ou d’embouteillages, il faut la supporter en compagnie d’inconnu·es que je ne suis pas sûre d’apprécier. Certes il m’est déjà arrivé de faire un covoiturage tellement sympa que j’avais l’impression de partager la voiture d’ami·es d’ami·es en route pour une belle fête. Mais depuis que le covoiturage est devenu une pratique commune, je rencontre plutôt des personnes qui me prennent pour un billet de banque. Les conducteurs les plus sympa que je croise désormais, c’est ceux qui ont la fibre commerciale et ont investi dans une plus grosse voiture pour prendre plus de monde et maximiser leur profit. Je finis par adopter le masculin au lieu de l’écriture épicène parce que dans mon expérience (j’ai beaucoup covoituré vers 2010-2011) les conducteurs sont souvent des hommes et les passagères des femmes. Et ça se sent.

Avec deux reggaeman à l’avant du camion, j’essaie d’entretenir la conversation, y compris en posant des questions sur la Jamaïque ou les festivals de reggae, qui m’intéressent tellement. Mon « Votre covoitureur précédent était écrivain ? Marrant, moi aussi j’écris des bouquins » tombe dans l’oreille de deux sourds qui ne me rendent jamais la politesse de s’intéresser un tout petit peu à moi, histoire de faire un peu de cette causette qui est devenue l’emblème du site web qui nous a mis·es en contact. Un autre conducteur, ne trouvant pas d’intérêt à la conversation que j’ai engagée avec une passagère, nous demande d’en changer sinon il nous « laisse à la prochaine aire ». Ah ah, l’humour est palpable. J’obtempère et demande ce que chacun·e a vu récemment au ciné. On n’a jamais vu plus clairement le fait que dans la conversation les femmes effectuent un travail au profit des hommes, travail fait de soins qu’ils ne leur rendent pas (pour en savoir plus, vous pouvez aller voir cette brochure). Sur le marché du covoiturage, les conducteurs sont en situation de force et les tarifs élevés, quelque part entre le car, cette nouvelle troisième classe, et le TGV. Même si c’est comme les inégalités femmes-hommes, souvent insensible, le sous-texte social, c’est que ceux qui peuvent se payer des voitures covoiturent ceux qui ne peuvent pas se payer le train. Et les conducteurs n’oublient pas de se goinfrer sans signaler leur plus-value au fisc.

Porte d’Italie, haut lieu de rendez-vous. On est vendredi soir, c’est un des quatre gros spots parisiens mais le débit ne suffirait pas à remplir un dixième de wagon en une heure : quantitativement, le covoiturage ne représente rien pour réduire le nombre de bagnoles en circulation. Seulement la possibilité pour les plus débrouillard·es, qui possèdent bien sûr carte bleue et portable (mais qui pourrait bien en être démuni·e ?), de regarder le train péricliter sans rien y faire. Je vois une voiture Orange puis une voiture Enercon s’arrêter pour charger du monde. Non seulement le trajet est couvert par la boîte mais en plus le conducteur se paye, autour de 7 centimes le kilomètre par passagère pour les destinations que je connais bien. À ce prix, celui du marché, avec trois passagères son voyage est gratuit (s’il ne l’était pas déjà) et il fait même une plus-value. Il n’est plus question de « partage des frais », la condition à laquelle le covoiturage n’est pas considéré comme une activité de transport clandestine. L’État négocie avec le leader du marché mais rien n’en sort que ces déclarations de principe. C’est le marché seul qui fixe les prix, pas la philosophie du partage, pas même la loi. Les plus-values ne sont pas déclarées, le beurre fond sur les épinards : il faut vivre avec son temps et la start-up nation doit accompagner un capitalisme de crevards, disposés à ne rien partager mais à tout faire payer.

Sans doute motivé par l’esprit du temps, qui suppose de tirer profit de ses voisin·es plutôt que de cultiver un peu de solidarité, un petit malin pense pouvoir faire pareil avec le loyer de ses colocataires, qu’il met au prix du marché en sous-location pendant que lui est logé pour le prix des charges. (Et avec l’argent économisé, il investit dans un 4x4 et s’apprête à prendre le relais des crevards qui l’ont racketté quand il covoiturait comme passager.) Ne faites pas ça chez vous, c’est interdit par la loi (comme quoi, il est possible de poser des limites à l’abjection). Contentez-vous de l'offre légale et mettez votre appart sur AirBnB, votre caisse sur un site de location entre particuliers, votre force de travail sur un site qui propose des « coups de main » vénaux. Mais dans ce cas, ne vous étonnez pas si personne n’est là pour vous sortir d’une mauvaise passe ou négocier avec vous de meilleures conditions d’emploi. Vous êtes seul·e avec votre petite entreprise. Nous, on va manifester avec les cheminots !

Commentaires

1. Le mardi, 8 mai, 2018, 11h35 par RastaPopoulos

Je ne peux plus profiter de ce réseau de … depuis des années, depuis qu'il y a l'obligation de s'inscrire avec un mobile alors que je n'en ai pas. (Ce qui est débile vu qu'il y a l'appli web pour discuter mais depuis des années donner un numéro de mobile est considéré comme prouver plus fortement qu'on est une vraie personne, ça rassure.)

Sinon il me semble que c'est pas juste pour airbnb mais pour tous les réseaux de ventes privés, à partir du 1er janvier 2019, toutes les plateformes de ventes privées vont avoir l'obligation d'envoyer directement aux impôts les déclarations de ventes des utilisateurices (actuellement elles ont l'obligation de fournir un récapitulatif de ventes à télécharger pour que les utilisateurices déclarent par elleux-mêmes). Donc normalement dans 8 mois, plus de ventes cachées, on espère que ça va faire baisser un peu les logements bloquées par de l'hôtelerie privée par airbnb.

2. Le mercredi, 9 mai, 2018, 01h37 par clim

On ne l'aurait pas imaginé au temps des grandes révolutions, mais la solidarité est devenue un marché comme les autres... LA révolution elle-même n'est-elle pas devenue un marché ?

3. Le mercredi, 9 mai, 2018, 15h26 par Biojm2 (Jean-Marie GRANDJEAN)

J'imaginais que ce n’était pas toujours très clair le covoiturage, a cause des "Verts" qui sont derrière, mais je n'imaginais pas une telle abjection.
Qui suis je pour ne jamais faire payer ni même participer pour des voyages a travers la France à des gens semblant sympa, avec échange d'email. C'est toujours a moi qu'on le demande, mais quand je le demande on me dit qu'on laissera un message "pour établir le contact" qui ne vient jamais.
Et en plus, ils laissent leurs poubelles dans le véhicule "dehors c'est pas pratique.
Bon, et même jamais un merci, juste un geste de la main quand je redémarre.
Comme quoi, les automobilistes covoitureurs sont souvent des gros cons, mais les passagers aussi !

4. Le jeudi, 10 mai, 2018, 09h18 par Aude

J'ai oublié de raconter cette anecdote d'un auto-stoppeur : quand il est pris par un automobiliste qui fait du covoiturage, soit il est regardé d'un œil noir par les passagers parce qu'il ne paye pas son dû, soit l'automobiliste lui demande de payer une contribution. Je n'ai rien contre le fait de laisser des sous en stop, c'est une pratique courante dans des pays pauvres, d'être facilement chargé.e sur le bord de la route et de participer. Mais que le covoiturage vénal tue le stop, c'est tellement triste...

Merci Rastapopoulos pour les précisions.

J'ai vu beaucoup d'EELV s'enthousiasmer pour le covoiturage mais plutôt les formes quotidiennes, le covoiturage d'entreprise. Sur le covoiturage occasionnel et longue distance, beaucoup se rendent compte du lien avec les moindres moyens accordés au train. Ce serait leur accorder beaucoup de pouvoir que de les créditer pour l'essor du covoiturage et ça me semble assez faux.

5. Le jeudi, 10 mai, 2018, 13h07 par Erwin

Putain, ça fait du bien de lire enfin un texte qui parle du covoiturage comme de ce qu'il est réellement.
A noter quand même: il existait à une époque plusieurs sites de covoiturages. La majorité n'étaient pas payants.
Blablacar a quasiment tout racheté et a progressivement tout verrouillé (impossibilité d'obtenir le numéro de téléphone du conducteur avant d'avoir réservé, obligation d'avoir un portable, interdiction de mentionner un site concurrent dans les messages postés sur le site...).
La commission que se prend le site à chaque trajet (et qui augmente avec la durée du trajet!) est bien suffisante pour illustrer à quel point la notion de solidarité a déserté les rangs de ces covoitureurs qui se croient solidaires et écolos.
Autre chose: l'arrivée de blablacar a coïncidé avec le changement de statut du site couchsurfing, qui est devenu à but lucratif. C'est bien d'une réapropriation par des entrepreneurs du concept même de solidarité qu'il s'agit.
Pour le couchsurfing comme pour le covoit', des alternatives "libres" existent encore mais n'ont que peu de visibilité et sont sans doute appelées à mourir bientôt.
Quant au train, je suis de tout coeur avec les cheminots. Mais le train est devenu un transport de privilégiés. La grille des tarifs est exorbitante et ressemble à s'y méprendre à celle des compagnies aériennes. C'est lamentable. Je me dis que beaucoup de gens qui auraient soutenu les cheminots ne le font pas parce qu'ils ne prennent plus le train depuis longtemps.

6. Le vendredi, 11 mai, 2018, 08h14 par Aude

Les associations à but non-lucratif qui gèrent des réseaux d'hébergement ne sont pas près de disparaître mais leur visibilité se réduit au fur et à mesure de la concentration (assez rapide sur Internet, dès qu'un site est mieux achalandé qu'un autre il acquiert un avantage décisif et peut ensuite imposer des conditions drastiques, des commissions pas possibles).

Citons donc Hospitality Club, BeWelcome.org, Servas pour les réseaux d'hospitalité, Covoiturage-libre.fr pour le covoit.

Le TER est resté un moyen de transport populaire, avec les tarifs subventionnés pour les usager.es régulier.es. Mais pour tous les trajets qui sortent du quotidien, le train est devenu beaucoup trop cher, hors promos (acheté un mois à l'avance, le billet peut coûter pareil qu'un covoiturage - mais jamais moins). C'est peut-être le vrai privilège dont il est question à propos de train, pas ceux attribués aux cheminots et qui font les unes des magazines de droite mais ceux des usager.es qui ont la chance de pouvoir le prendre. Lire à ce sujet https://blogs.mediapart.fr/julien-milanesi/blog/080211/qui-utilise-le-tgv.

7. Le vendredi, 11 mai, 2018, 13h40 par Al

Le dernier covoit que j'ai pris, c'était une femme qui conduisait et qui m'a raconté la dégradation des conditions de travail en maison de retraite et l'état des luttes pour essayer de sauver les meubles... Je partage le constat que c'est un scandale à notre époque de permettre le développement de la voiture au détriment du train. Mais heureusement, on trouve aussi des gens solidaires en covoit' comme partout.
J'ai eu une seule vraie mauvaise expérience avec un con**** qui insultait sa femme en conduisant, mais la plupart du temps je rencontre des personnes agréables.

8. Le samedi, 12 mai, 2018, 09h34 par Aude

Sur le genre des conducteurs, c'est mon expérience de voir beaucoup plus d'hommes dans ce rôle mais elle n'a pas grande valeur statistique (ce sont les hommes qui conduisent majoritairement dans les couples hétéros mais les gens font souvent du covoit seul·es). J'ai aussi été chargée par des femmes et aussi chargée par des gens super.

9. Le mercredi, 27 juin, 2018, 15h35 par Francois

Moi j'ai rencontré mon épouse en faisant du covoiturage, donc je ne suis pas impartial. Je ne faisais pas toujours payer les trajets, on divisait le prix du trajet par le nombre de passagers, point. J'ai toujours eu des passagers sympa, avec de la conversation.

Plus de conducteur hommes ? Peut etre. Pour les passagers, j'ai pas constaté de différence notable.

Par contre, cette ligne c'est n'importe quoi. Et les conducteurs n’oublient pas de se goinfrer sans signaler leur plus-value au fisc...

0,41 EUR/km, je n'appelle pas ça "se gaver". Au bas mot 1€/jour pour l'assurance (au tiers avec une vieille bagnole qui roule peu et 50% de bonus), un train de pneu, une revision. Le malotru qui vous conduit à dépensé à minima 600€ dans l'année avant d'avoir fait le premier km. Je serai curieux de savoir qui rentabilise ça en se "goinfrant" sur le dos des covoitureurs.

Une chose est sure, si on ne voit ça que comme un train troisième classe, on passe clairement à coté du concept.

10. Le lundi, 2 juillet, 2018, 02h37 par Aude

Merci François ! Dans les conditions que vous décrivez, où il s'agit de partager les frais, vous ne faites en effet pas de plus-value (et ça donne plus envie de voyager avec vous qu'avec d'autres !). Mais ce n'est pas le cas d'autres conducteurs qui gagnent en un trajet le fric du carburant pour la semaine. J'avais un peu regardé les chiffres quand je préparais cet article et vu le prix estimé au kilomètre (dans les remboursements des institutions, par exemple), vu le prix payé par un·e passagèr·e sur des destinations que je connais, à trois ou quatre passagèr·es la personne au volant ne paye pas son propre trajet ou fait une plus-value. Le fait que la plate-forme de référence ne suggère pas un prix équitable mais accepte leur établissement par le marché est une grosse épine dans le pied de cette notion de "partage" appliquée au covoiturage.

11. Le lundi, 2 juillet, 2018, 16h30 par Gibello

Peu d'expérience à ce jour, et seulement passager. Mais que du très positif : un trajet long et complexe réalisé dans la journée (en stop, j'aurais mis 2 jours !), et retour pareil !
Comme conducteurs, j'ai eu 2 hommes et 2 femmes. Et je n'étais l'unique passager que dans un seul cas.
J'ai rencontré des gens intéressants, certains même franchement passionnants, avec des parcours très différents du mien, un vrai enrichissement personnel... mais c'est pareil avec le stop !
Bref, je vois surtout un avantage par rapport au stop : l'efficacité logistique. La sécurité peut aussi être un plus, pour les filles seules notamment (il y a une bonne traçabilité des conducteurs et des passagers).
Bref, je ne vois pas où est le problème avec le covoit... sinon le fait que Blabla se goinfre un peu !

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