Un proféminisme toxique

Comme beaucoup de féministes, j'ai appris (dans la douleur) à me méfier des hommes qui se présentent comme des alliés. De mes engagements associatifs à des discussions avec des inconnus, la fréquentation d'hommes prétendant lutter contre le sexisme, les inégalités et les violences qu'il entraîne, a porté tort à mon engagement à moi, exigeant de ma part une attention qui aurait pu plus utilement être employée sur d'autres sujets, sabotant mon travail ou s'attaquant à mon intégrité. D'où vient donc que des hommes qui prétendent apporter leur contribution à ces luttes puissent y participer de manière si toxique ?

La place des hommes, c'est partout

La blogueuse qui a l'outrecuidance de proposer aux hommes (dans la lignée des conclusions de proféministes comme Léo Thiers-Vidal ou Patric Jean) une place d'allié, aux marges du mouvement, est vivement remise à sa place : la place des hommes, lui explique-t-on, c'est partout. La violence verbale qui se déploie alors, par des hommes qui défendent leur adhésion au féminisme, mime parfaitement celle qui empêche les femmes de s'exprimer aussi facilement que les hommes dans un contexte mixte. Ces hommes qui expliquent savent-ils que 80 % des contributions en ligne sont masculines (ce qui témoigne à la fois du fait que les hommes ont plus de temps libre et sont plus convaincus de la valeur de leur parole) ? Que les femmes et les hommes racisés sont des cibles privilégiées pour les personnes qui s'expriment en ligne, et cela va d'une critique brutalement exprimée (serait-ce parce que la qualité des écrits dépend du sexe et de la couleur de peau, y compris dans le cas de personnes éditées par le même grand journal anglais ?) à l'insulte et au harcèlement ? Ont-ils perçu que dans le « travail de conversation » les femmes se mettent au service des hommes, se taisent pour les écouter, reprennent leurs sujets, les encouragent à parler tandis que les hommes ne leur rendent pas ce qui après tout pourrait n'être que politesse ?

Ignorant à quel point le droit qu'il s'est accordé de s'exprimer est à vrai dire un privilège dont il jouit, le « féministe » de service va encore le faire d'une manière dominatrice. Au-delà de son absence totale d'empathie pour une femme agressée ou humiliée, au-delà de son identification automatique avec un agresseur masculin (que ce soit pour lui trouver de bonnes raisons ou pour dire, comme si ça nous intéressait, que lui-même est très différent, façon #NotAllMen), au-delà de ce bel androcentrisme, la forme de son discours a des traits associés avec la masculinité : faible modalisation de son propos (pas de « peut-être », de « il me semble que »), agressivité (comparons « je ne suis pas d'accord avec vous » et « vous n'avez rien compris »), montée en abstraction et usage de concepts à majuscule (Égalité, Justice, Liberté) pour désavouer les retours d'expérience bien trop minuscules des féministes – mais cela n'empêche pas non plus de désavouer une étude de victimation sur 10 000 personnes par l'exemple d'Untel ou d'Unetelle qui un jour…

Il m'arrive souvent de voir dans un débat un ignorant et une féministe aguerrie prendre la même place, celui qui débarque bardé d'ignorance prenant la parole aussi longuement que celle qui a pris la peine de lire (ou de produire !) des tonnes de bouquins et de rapports, à qui ses dix, vingt ou cinquante ans de socialisation féministe ont donné l'occasion de nombreuses discussions et échanges d'arguments. Les deux se retrouvent à égalité, magique improvisation masculine contre résultat d'années de prise de conscience. Cette assertivité, observable plus souvent chez les hommes que chez les femmes, ne vient pas de nulle part mais des injonctions à la mettre en sourdine que reçoivent les femmes, depuis l'enfance où elles reçoivent de plus faibles encouragements à s'exprimer que leurs frères jusqu'à leur fréquentation, comme nous venons de le voir, d'espaces très masculins où les femmes subissent plus d'agressivité que les hommes. Le résultat pourrait être risible, puisque cette assertivité peut aller pour un homme jusqu'à se sentir le droit d'expliquer à une femme un livre qu'il n'a pas lu et qu'elle, en revanche, a écrit. Mais derrière cette réduction au silence, il y a le refus d'entendre les femmes, de les laisser prendre leur place dans l'espace public, de respecter les besoins qu'elles expriment, au premier rang desquels celui qu'on respecte (s'il vous plaît) leur intégrité. (C'est le propos de cet excellent article de Rebecca Solnit, « Quand les hommes m'expliquent ».)

Certes, tous les hommes qui sont en désaccord avec une femme ne lui font pas violence (et le contraire est possible quand une politicienne ou une prof de fac hautaine prend à partie un homme de classe inférieure) mais imaginez que la discussion est un amical entraînement de boxe entre deux joueurs dont l'un fait dix centimètres et vingt kilos de moins que l'autre… Prière est faite de prendre conscience que l'avantage qu'il y a, dans la conversation, à être un homme est souvent plus décisif que celui de connaître le sujet dont il est question.

Voilà donc le contexte plus général de cette situation, fréquente, où un homme et une féministe échangent des arguments au sujet des droits des femmes, des inégalités de genre ou des violences sexuelles et sexistes… La domination des hommes dans la discussion serait moins inquiétante si le féminisme était un sujet anodin et non une question sur laquelle les hommes et les femmes ont des intérêts fortement divergents, divergence que, dans mon expérience, les hommes acceptent difficilement de reconnaître.

L'homme, ce touriste du féminisme

L'anti-sexisme, c'est une position de principe que rien n'empêche d'adopter mais le féminisme, comme son nom l'indique, est un mouvement qui part de l'expérience des femmes. Par exemple, être une femme entraîne la réception de « bonjour » libidineux de la part d'inconnus quand nous sommes dans la rue sans compagnie masculine. Ce bonjour libidineux, les hommes (ceux qui ne l'émettent pas) ne peuvent logiquement pas l'entendre, ne peuvent pas apprendre son existence autrement que par nos récits – qui leur permettent également de savoir ce que ce fait, sa fréquence et sa menace impliquent. Nous sommes les mieux placées pour choisir quelles questions nous semblent plus pesantes sur nos vies que d'autres : l'égalité salariale ou les violences de genre, la culture du viol ou les représentations normatives du corps. Nous pouvons avoir à ce sujet des points de vue qui divergent et tiennent compte de nos expériences spécifiques, de nos présupposés idéologiques ou des rencontres qui nous ont construites.

En tant que personne blanche, je fais une expérience particulière du monde : je ne subis pas de contrôle quotidien ou hebdomadaire d'identité, et ce en-dehors des cas prévus par la loi (seulement quand nous sommes à onze à l'arrière d'une camionnette qui roule tous feux éteints et dont le conducteur a oublié les papiers chez lui), je voyage en toute liberté et personne ne me dit quoi mettre ou ne pas mettre sur ma tête. Je peux me dire anti-raciste mais j'aurais beau écouter les copines noires ou celles qui sont perçues à tort ou à raison comme musulmanes, mon expérience restera par essence moins signifiante que la leur sur ce qu'est le racisme. Je dois donc les laisser décider de ce qui compte le plus pour elles, les laisser choisir les objets de leur lutte. Il peut arriver que je ne sois pas d'accord avec elles, que je m'oppose à elles dans l'articulation avec d'autres questions. Mais jamais je ne peux tenter d'emporter leur conviction sur ce que nous devrions choisir dans un bel ensemble en me prévalant de notre adhésion commune à l'idée que les personnes sont égales, quelle que soit la couleur de leur peau ou leur origine géographique.

D'autant que, comme une touriste, je semble à l'écart de la société que je traverse mais j'y ai néanmoins des intérêts. Malgré les idées généreuses dont je peux me prévaloir à tort ou à raison, je bénéficie du racisme, j'ai intérêt à ce que mon CV soit préféré à un autre au nom de ma couleur de peau ou de mon nom bien français (et qui est étranger, comme celui de beaucoup de Français·es). Comment m'assurer que, dans cette position, je n'accepte pas les bénéfices du racisme ? Moi qui peux choisir de collaborer ou pas, je dois en échange, a minima, accepter que l'on soupçonne la sincérité de mon engagement. C'est la moindre des choses. Ça tombe bien, parce que je doute de la sincérité des déclarations d'intention féministes…

Féminisme : pourquoi tant d'intérêt ?

Certains engagements masculins en faveur des femmes sont incontestablement, visiblement douteux. Les politiciens qui ne s'inquiètent des droits des femmes que pour stigmatiser des hommes (au nom de la lutte contre le harcèlement de rue) et des femmes (au nom de la lutte contre le port du voile) dûment racisé·es tandis que les pick-up artists blancs peuvent continuer à propager leur culture du viol et les bigotes catholiques continuer à vivre au XIXe siècle. Les hommes que le féminisme n'intéresse que quand les causes sont lointaines : l'Afghanistan et le Mali plutôt qu'en bas de chez eux, l'excision mais pas les violences gynécologiques. Ceux qui s'engagent sur des sujets bien choisis, qui tiennent souvent à la sexualité et plus rarement aux questions bassement matérielles. Ceux qui savent les stratégies que devrait adopter un mouvement féministe digne de ce nom mais qu'on n'a jamais vus en réunion, alors que la plupart des organisations qui le composent sont mixtes et désertées par les hommes. Ceux qui disent qui sont les bonnes féministes et qui sont les mauvaises et à force on remarque que les mauvaises sont celles qui osent dire la prévalence du sexisme dans toutes les classes sociales et tous les univers, celles qui appuient là où le proféministe peut se sentir concerné et pas seulement spectateur. C'est moins réconfortant d'entendre ça que d'éviter de se demander si on n'a pas soi-même une responsabilité dans cet état de fait mais devine quoi, cher ami proféministe : le féminisme n'est pas fait pour te plaire.

Le proféminisme de salon a de nombreux bénéfices. Il peut être facteur de distinction entre hommes. Dans certains milieux, comme la petite bourgeoisie de gauche et culturelle que je fréquente, le machisme est mal perçu et il est plus flatteur de se présenter comme le mec bien, « déconstruit » ou seulement ironique face à des masculinités plus stéréotypées – et qui sont mieux acceptées dans des milieux plus populaires. Comme tout peut devenir engagement politique, un commentaire de forum ou trois retweets, l'impression d'être super utile à la cause ne coûte guère. Le proféminisme permet également de s'accorder à soi-même beaucoup de crédit et de ne pas se remettre en cause, pas même quand on cohabite avec une femme et qu'il est possible qu'on exploite son travail gratuit ou sa complaisance. Il permet en outre d'investir des milieux très féminins, de rencontrer des femmes en profitant de préjugés très positifs et d'exercer une influence sur elles, soit, et c'est là le plus grave, de nous priver des moyens de comprendre tout ce qui nous arrive – y compris quand les relations avec des proféministes nous laissent un goût très amer.

Certes, le féminisme est une proposition politique pour rendre meilleure la vie d'un paquet de monde : les femmes, les enfants, les personnes vulnérables, les hommes qui ne correspondent pas à des schémas de virilité acceptables (du gros macho sportif à l'intello aux manières plus délicates, le prisme de ce qui est acceptable pour un homme est, passé le collège, plus étendu que pour les femmes). Mais il reste un effet de vases communicants : nous pouvons nous mettre d'accord pour faire moins souvent le ménage mais au bout du compte, si nous nous partageons la tâche de manière équitable, toi qui ne le faisais jamais manieras le balai plus souvent que tu ne le voudrais. Les tâches et les honneurs, s'ils se distribuent de manière égale, impliquent un abandon des bénéfices que les hommes reçoivent de la domination masculine. J'ai vu un enseignant-chercheur aux impeccables écrits proféministes courir derrière un poste de professeur, dans un labo très mixte où près de deux tiers des professeurs sont des hommes. Comment trouver acceptable de recevoir le bénéfice de ces privilèges que, in abstracto, on critique avec tant de véhémence ? Certainement en se disant que cet honneur ne tient qu'à sa valeur individuelle et non à des raisons structurelles, et en niant les constats fait jusqu'à présent sur les carrières différentes que font hommes et femmes dans le monde académique. C'est un aveuglement confortable mais coupable que ne compense aucune contribution (aussi intéressante soit-elle) à la compréhension du sexisme. Le proféminisme est aussi un abandon coûteux des bénéfices de sa situation, pas seulement une critique abstraite des dits bénéfices à condition que ce soient d'autres hommes qui les perçoivent.

Si, chers amis proféministes, vous adorez votre engagement, qu'il a amélioré votre vie… sans doute que pour les féministes qui croisent votre route, c'est le contraire qui se passe. Parce que moi, de mes rencontres avec des proféministes, je fais un triste bilan. Mais c'est une autre histoire.

Note : Aucun proféministe n'a été blessé lors de la rédaction de cet article. Certains le mériteraient pourtant, d'autres sont des amis, un amant, des camarades que je remercie pour leur soutien.



Commentaires

1. Le lundi, 19 mars, 2018, 14h47 par Un partageux

"cette assertivité peut aller pour un homme jusqu'à se sentir le droit d'expliquer à une femme un livre qu'il n'a pas lu et qu'elle, en revanche, a écrit."

Tu m'as fait rire mais c'est pourtant ainsi qu'un bien blanc degôche m'a expliqué, assené plutôt, que la loi instituant le carnet de circulation https://fr.wikipedia.org/wiki/Livre...)n'était pas une loi raciale contrairement à ce que disaient notamment... toutes les institutions internationales !

C'est toujours rageant d'être la victime et de devoir encore fermer sa gueule au prétexte que l'on n'aurait pas la compétence pour parler.

2. Le samedi, 28 avril, 2018, 18h42 par LouP

Merci Aude, toujours aussi intéressant et informé.

3. Le mercredi, 9 mai, 2018, 15h45 par Biojm2 (Jean-Marie GRANDJEAN)

Cette guerre amanticide (que j'allais dire fratricide, mais même pas) n'apporte que de la rancœur, voire même peut être de la haine.
On en sortira pas.
Les mots "racialisme ou racialisé ou autre connerie" sont en train de créer un nouveau racisme et justifient, aux yeux de beaucoup, le racisme ordinaire et abject. Vous y contribuez grandement.

4. Le jeudi, 10 mai, 2018, 09h50 par Aude

Même pas fratricide... les meufs, vous ne faites vraiment aucun effort ! Amanticide ? Euh... la relation de couple est assez minoritaire par rapport à toutes les relations qu'entretiennent hommes et femmes dans les sphères publique et privées : concurrent.es, collègues, agresseur/victime, passant.es qui s'ignorent, camarades qui s'épaulent, parent/enfant, sœur/frère, ami.es, patron.ne/employé.e, etc. La réduction de "lafemme" à une amante (via la réduction des relations à la relation amoureuse) est un classique de la littérature sexiste.

Merci pour votre contribution qui va dans le sens de ce que j'écrivais : imperméabilité, incapacité à prendre en considération des retours d'expérience éloignés des siens, jugements plein d'assurance.

Ce que vous dites sur le racisme est consistant avec le reste : circulez, y'a rien à voir, le sexisme et le racisme n'existent pas et n'ont aucune influence sur la vie des personnes qui le subissent (pardon, qui ne le subissent pas) et mon avis vaut plus que le leur que je vais traiter de racistes, tiens. La vieille gauche a du mal à sortir de son paradigme et à envisager que ce qui se passe pour la classe socio-économique se produise également dans d'autres champs. D'autres pensent que l'exploitation des femmes et le racisme sont historiquement des éléments essentiels au système capitalisme, autant que les questions de classe, et que l'étude des débuts du  capitalisme est à ce titre très intéressante.

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