La Tyrannie des droits

La Tyrannie des droits
Brewster Kneen
Écosociété, Montréal, 2014
traduit par Daniel Poliquin
168 pages, 15 €


Quand la question du mal-logement surgit pour la énième fois dans les médias en 2007, la réponse politique qu'elle reçoit est juridique : il s'agit d'un droit au logement opposable (DALO), le droit de demander un logement social auquel s'ajoute, quand celui-ci n'est pas accordé dans les douze ou vingt-quatre mois, le droit de poser un dossier en préfecture et le droit de recevoir une réponse dans les trois mois. Celle-ci peut être négative, hein, parce que les logements en question, on ne va pas les inventer. Lutter contre la spéculation immobilière, la hausse des loyers et la disparition de logements du marché, construire des logements sociaux, voilà qui constitue une politique susceptible de rendre justement disponibles et accessibles ces logements. Qu'est donc alors le droit au logement opposable, s'il ne garantit rien aux personnes qui ont besoin de se loger et n'y arrivent pas par leurs seuls moyens ? A celles et ceux qui se posent la question, au-delà du contexte hexagonal, la lecture de La Tyrannie des droits sera d'un grand secours pour aider à poser un regard renouvelé sur cet objet emblématique de notre modernité.
Brewster Kneen écrit à la suite d'une carrière d'agronome et de consultant en matière de politique agricole et alimentaire. La vacuité de la déclaration d'un « droit à l'alimentation » est un des éléments important de son ouvrage. Pourquoi autant d'organisations progressistes s'engagent-elles alors dans l'invocation de tels droits, dont la concession ne coûte rien au pouvoir ? Elle renforce même son autorité, puisque l’État devient un partenaire dans l'élaboration de ces droits, quand bien même ses politiques foncières, commerciales et agricoles feraient obstacle à la production et à la distribution équitable d'une nourriture de qualité. Si Kneen approuve la stratégie sous les régimes autoritaires, qui ne permettent d'opposition que timide, cette impuissance programmée lui semble toxique dans les régimes libéraux. Un droit d'utiliser des semences paysannes ? Voilà une « exemption à l'appropriation et à la privatisation généralisée des semences » par le capitalisme qui manque singulièrement d'ambition politique, légitimant de fait cette appropriation d'un patrimoine collectif. Autre exemple : le droit d'auteur est censé soutenir la création en rémunérant les artistes dont les créations sont sujettes à des redevances. Dans les faits, le droit d'auteur draine les ressources vers les artistes les plus diffusé·e·s, la plupart du temps soutenu·e·s par des entreprises qui n'oublient pas de se servir au passage. C'est une aide à la création moins puissante que des résidences d'artistes ou une aide matérielle aux lieux culturels qui les accueillent. Ayant bénéficié d'une aide à la création pour la rédaction de son livre, Kneen le livre gratuitement aux lecteurs/rices anglophones (mais achetez le livre dans une librairie indépendante ou empruntez-le dans un lieu partagé, la lecture sera plus agréable sur papier). Parce qu'il ne bouscule pas les structures de la domination, le principe de droits est bien un point problématique pour les mouvements d'émancipation.

Il faudra faire le détour par l'histoire des droits et du libéralisme pour comprendre comment le piège s'est refermé sur nous, d'une déclaration des droits humains qui occupa tout l'après-guerre à la proclamation dans la constitution équatorienne pour la Nature d'un « droit d'exister », grand bien lui fasse. Dans d'autres cultures et langues, le concept même de « droit » n'existe pas. Ni le japonais, ni l'aymara, ni l'algonquin, ni le quechua ne traduisent ce mot élaboré par et pour la civilisation occidentale. En utilisant ce mot sous sa forme espagnole ou anglaise, les populations autochtones endossent la manière de penser qui est la nôtre et qui consiste à accorder des droits aux personnes plutôt que de poser des standards collectifs. La chroniqueuse pense alors à la manière dont des exigences collectives en matière de relations humaines se transforment insidieusement, dans les associations écolo-alternatives, en droits exigibles par chacun·e de trouver son agrément… serait-ce aux dépens des autres. La solidarité et le respect deviennent de vains mots devant la majesté de l'individu bardé de droits, pour peu qu'il ait les moyens de les faire valoir. Pire, quand les personnes ne sont plus des êtres humains mais des entreprises (personnes « morales ») et exigent malgré leur « responsabilité limitée » toute une série de droits, aujourd'hui en discussion sous l'acronyme TAFTA.

Plutôt qu'à réclamer toujours plus de droits pour nos personnes, l'auteur nous rend ici sensible l'urgence qu'il y aurait à retrouver des exigences morales et le sens de la responsabilité, vis-à-vis de son milieu social et naturel.

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