Sorcières, sages-femmes & infirmières

Barbara Ehrenreich et Deirdre English, Sorcières, sages-femmes & infirmières. Une histoirE des femmes soignantes, traduction L. Lame, Cambourakis, collection « Sorcières », 2015, 124 pages, 16 €.

En 1973, Barbara Ehrenreich et Deirdre English publient une brochure féministe, à mi-chemin entre le pamphlet et l’ouvrage de vulgarisation historique, dont le succès les surprendra. Les éditions Cambourakis reprennent aujourd’hui ce texte, accompagné de deux introductions par les autrices (1973 et 2010) et d’une postface, le tout constituant un ouvrage modeste mais stimulant. Que celles qui comme moi n’ont pas encore osé ouvrir Caliban et la sorcière (1) n’hésitent pas.

L’histoire de la chasse aux sorcières a connu ces dernières décennies quelques polémiques, sur lesquelles les autrices reviennent en 2010. Le nombre des victimes a pu être surévalué et leur attachement à la religion chrétienne parfois ignoré. Ce qui, en revanche, fait consensus depuis longtemps mais reste hélas relativement ignoré, c’est que ces pages de notre histoire ne furent pas une regrettable parenthèse, un moment de folie populaire, mais une étape essentielle de notre modernité, une guerre organisée des élites contre les femmes et les savoirs populaires (2). La médecine savante du XVe au XVIIe siècle n’a pourtant pas de quoi être fière : inféodée aux dogmes théologiques, reposant sur nombre de superstitions, elle est trop coûteuse pour être utile en-dehors de la grande aristocratie… et tant mieux puisqu’à tout prendre les soins modestes, assis sur une méthode empirique, et l’usage des plantes médicinales étaient souvent moins nocifs qu’une saignée. En traquant sorciers et sorcières, et avec d’autant plus de virulence s’ils et elles dispensent des soins bénéfiques, l’université et l’Église tentent d’imposer la rupture des classes populaires avec la nature, le monopole des classes dominantes sur les soins du corps, le discrédit des femmes et de leur sexualité ainsi que leur écartement durable de la sphère du travail non-domestique (3). C’est un juste retour des choses que les féministes, dès les années 1970, s’inspirent de cette figure mal aimée, encore caricaturée de nos jours.

À cette histoire que nombre d’entre elles connaissent désormais, en partie grâce à elles, Ehrenreich et English ajoutent dans une seconde partie celle, moins connue en France, de l’établissement de la profession médicale aux USA aux dépens des femmes, des classes populaires et des NoirEs. On découvrira ici le Popular Health Movement ou mouvement populaire pour la santé qui à son apogée, dans les années 1830 et 1840, réunit problématiques socio-économiques, féministes et raciales pour permettre à l’ensemble du peuple de s’auto-dispenser conseils et soins de santé à travers éducation populaire et formation de soignantEs issuEs de tous horizons, le tout reposant sur une approche préventive basée en grande partie sur l’hygiène, l’alimentation et le recours aux plantes médicinales. Devant ce succès, il faudra tout l’activisme des grandes fondations capitalistes, quelques décennies plus tard, pour faire accepter le monopole médical, savant et marchand sur les pratiques de soin. Le mouvement, pas étranger à la libération d’appétits économiques, y est d’ailleurs plus fort qu’en Europe puisque même les sages-femmes y sont exclues de la profession médicale et qu’en 1973 il y a 7 % de femmes parmi les médecins contre 24 % au Royaume Uni.

Les autrices, après un passage par l’histoire des infirmières qui les montre moins émancipées que fidèles aux stéréotypes de genre, concluent sur ce fait que la profession médicale est moins sexiste parce que la société l’est qu’intrinsèquement sexiste, historiquement attachée à déposséder les femmes de la connaissance de leur corps. La lutte qu’elles proposent, qui a eu de très beaux jours et continue çà et là (4), tient à l’apprentissage collectif de connaissances anatomiques, médicales et sanitaires. Les mêmes, un regard positif sur la sexualité en plus, que tenait le Popular Health Movement au XIXe, déjà en non-mixité (classe !).

La postface de l’ouvrage par Anna Colin renseigne sur les suites de cette première histoire populaire et féministe des sorcières. Elle lie de manière convenue enclosures précapitalistes, à peu près contemporaines de la chasse aux sorcières, et enclosures d’aujourd’hui. Nul doute que le mouvement open source, auquel elle fait référence à deux reprises, défasse ce que des siècles de capitalisme ont accompli. Et que les cyber-sorcières post-industrielles défassent les sorts de la société industrielle. À défaut de détruire, subvertissons…

(1) Silvia Federici, Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive (2004), traduction Senonevero, Entremonde, 2014.

(2) Je recommande à ce sujet la lecture du chapitre consacré aux sorcières dans Histoire populaire des sciences, Clifford D. Conner, traduction Alexandre Freiszmuth, L’Échappée, 2011.

(3) Au début du Moyen Âge, avant la création des corporations, les femmes exerçaient couramment plus de métiers qu’au milieu du XXe siècle. Chapitre liminaire sur le travail des femmes dans 18 millions de bonnes à tout faire, collectif, Syros, 1978.

(4) Autour de moi quelques initiatives fleurissent comme un groupe de patientes gynéco et un atelier chatte à modeler. Il y en a peut-être près de chez vous. Ici pour un guide établi par des féministes de soignantEs pratiquant une gynécologie respectueuse des femmes et des lesbiennes.

 

À lire dans L’An 02, la revue que j’anime, le dossier « Ogres et sorcières. Autres regards sur la société technicienne », n°3, hiver 2012-2013, dont un entretien inédit avec Starhawk. Et n°7 (printemps 2015, en vente courant avril), chroniques de Caliban et la sorcière de Silvia Federici et Plaidoyer pour l’herboristerie de Thierry Thévenin.

La discussion continue ailleurs

URL de rétrolien : https://blog.ecologie-politique.eu/trackback/148

Fil des commentaires de ce billet