Gouvernance

Alain Deneault
Gouvernance. Le Management totalitaire
Lux, Montréal, 2013
200 pages, 12 €
et
La Médiocratie
Lux, Montréal, 2015
224 pages, 15 €


Les discussions sur la démocratisation des structures de gouvernement, sur des modalités comme la reddition des comptes, les modes de scrutin plus « représentatifs », le tirage au sort de certaines assemblées, etc. semblent à côté de la plaque à la lecture d’Alain Deneault. Comme si nous retardions de quarante ans. Depuis, la gouvernance a su imposer sa façon d’envisager l’action publique comme un dialogue fructueux, orchestré par l’État, entre ce qu’on appelle les acteurs : vous, moi, à partir du moment où nous sommes concerné-e-s par les projets à mettre en œuvre. Mais aussi (et surtout), dans le cas d’un projet d’aménagement par exemple, Vinci ou Eiffage, qui sont bien les plus concernées au regard des budgets qu’elles vont mobiliser. On comprend mieux les « ratés » de la bonne gouvernance occidentale, les autoroutes et autres grands projets construits contre les textes de loi, contre l’avis des services du ministère et des associations écologistes ou de riverains qui dénoncent le gaspillage d’argent public.

Déguisée en démocratisation de la vie publique, la gouvernance s’appelle démocratie participative. Les autorités organisent la concertation entre les « acteurs » du « territoire » pour coller aux besoins des « citoyens ». En cinquante prémisses qui s’attaquent à des questions très clairement exprimées, l’auteur précise le sens de ce vocable mou, souvent utilisé en lieu et place d’un gouvernement dont il serait la version soft. Entre un État coercitif et un tel dialogue, la gouvernance semble en effet séduisante. Outre les discours les plus administratifs, Deneault commente certains auteurs optimistes sur la capacité de la société civile à profiter du dispositif et d’autres pour qui il est franchement subversif, son extrême labilité ouvrant les champs du possible et en finissant avec les hiérarchies rigides. C’est ignorer que la gouvernance est un mode de gouvernementalité promu par le néolibéralisme, qu’elle a surgi en même temps que Thatcher et Reagan et qu’elle partage le même projet d’instrumentalisation des structures étatiques. La coercition demeure, elle est même d’autant plus violente que les peuples se voient dépossédés. Que ce soit au service d’un plus grand bien (mais lequel ?) que le bête bien commun ne rend pas la pilule plus facile à avaler.

Auteur de Noir Canada et de Paradis sous terre, deux charges contre l’industrie minière canadienne, l’auteur témoigne de la gouvernance à l’œuvre dans des pays qui, quand ils ne sont pas livrés à des seigneurs de guerre comme la République démocratique du Congo à la fin des années 1990, subissent l’influence implacable des officines internationales qui leur imposent une « bonne » gouvernance. La « société civile » n’y a, c’est ballot, plus les moyens d’offrir aux multinationales la contradiction nécessaire à la fiction selon laquelle cette « production de règles du jeu communes » ou « mode d’organisation et de régulation du ‘vivre ensemble’ des sociétés, du niveau local au niveau mondial » (1) serait consacrée à la défense du bien commun, répartition équitable des richesses et protection de l’environnement. Vu de ce terrain, la gouvernance apparaît avec d’autant plus d’évidence pour ce qu’elle est : un projet néolibéral de régulation des conflits sociaux, favorable aux acteurs économiques les plus puissants dont il consacre la capacité de nuisance.

Gouvernance est complétée cette année par un nouvel ouvrage, La Médiocratie. Alain Deneault y continue sa critique de la gouvernance au prisme de la privatisation de l’université ou de l’influence des industries minières. On y trouvera l’exemple d’Haïti, un pays sans gouvernement, administré par une mosaïque de « reconstructeurs », ONG et entreprises. Un laboratoire de la gouvernance, auquel trop peu d’intérêt a été accordé. Ce livre-là, même s’il tape souvent juste (2), apparaît surtout comme un recueil d’articles décrivant l’esprit (inquiétant) du temps. On peine à comprendre précisément quelle médiocrité est cultivée et comment par les structures de pouvoir contemporaines. Même si, intuitivement, on aurait tendance à partager le constat…

(1) Les expressions sont issues de discours produits sur la gouvernance par des administrations ou des universitaires étudiant les administrations. Sans être complètement interchangeables, ils ne rendent pas indispensable ici une attribution précise, même si l’auteur s’y soumet. La pauvreté de leur langue est mise en valeur, quand il s’agit de discours en anglais, par une traduction qui a fait le parti de ne rien en sauver.

(2) Pas toujours. Sur le point de conclure, l’auteur condamne « libertaires, libéraux et libertariens ». « Concevoir sur un mode égalitaire l’élaboration des contraintes que nous voulons nous imposer au titre de la vie en société, lesquelles garantissent la possibilité des libertés pour tout un monde », voilà qui me semble pourtant bien décrire l’idée libertaire. Même si certaines dérives libertaires individualisantes trop compatibles avec l’ordre libéral peuvent expliquer la méprise, pas sûr que l’État ait un jour eu cette ambition-là...

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