Le chômage, c'est la mort
Par Aude le jeudi, 24 décembre, 2015, 08h01 - Textes - Lien permanent
Il y a quelques temps, une copine me disait combien le travail, c’est la mort. Des suicides sur le lieu de travail (qui arrivent par vagues dans les médias) aux burn-out, de la vulnérabilité que la hiérarchie crée face au harcèlement à la dépossession dont témoignent tant et tant de gens du métier, il semble qu’il n’y ait rien à défendre dans l’organisation du travail aujourd’hui. Est-ce une raison suffisante pour taper dans le dos d’une chômeuse comme moi en la félicitant de ne pas être employée ? Peut-être pas, aussi ai-je répliqué à ma pote que le chômage, c’est la mort.
Même avec un revenu presque décent et un certain recul par rapport au besoin de m’identifier à mon travail, être au chômage est une douleur de presque tous les jours. Il m’arrive de regarder des séries télé en notant que tous les personnages ont un emploi. Essayez de citer en trois secondes une série états-unienne qui ne se passe pas majoritairement dans un collectif de travail, une autre que Desperate Housewives. Avant leur genre ou la couleur de leur peau, je note qu’ils ont une activité reconnue et rémunérée, ce qui n’est pas mon cas. Les dernières années m’ont donné l’occasion de tester autre chose puisque j’ai enchaîné trois postes qui avaient cela en commun d’être des emplois de complaisance qui exigeaient peu de travail et étaient faiblement encadrés, dont un quelque part entre l’emploi fictif et le placard (« Cet emploi, c’est avant tout un revenu », me disait mon patron socio-économiste du travail qui doit pourtant savoir que son objet d’études est investi d’autres significations que celle de distribuer 750 euros mensuels). Ce qu’il y a de pire dans le bore-out, cette réaction de travailleurs/ses mal encadré.es, c’est la certitude d’être coupable de l’ennui dont on souffre parce que « quand on veut, on peut » et qu’« il y a toujours quelque chose à faire dans un cinéma », comme disait le directeur à la stagiaire alors que nous étions deux pour un poste et que je m’étais fait bouffer par l’autre. Loin des idées reçues sur la flemme des travailleurs/ses subalternes, rares sont les personnes qui ne souhaitent pas se rendre utiles au travail. Et loin des idées reçues des bonnes âmes de gauche qui commentent la souffrance au travail dans les métiers les plus pénibles et les moins rémunérés, les classes populaires sont celles qui tiennent le plus au statut social ainsi qu’au divertissement offert par le travail. Je les comprends.
Moi qui étais naguère si méprisante face à la valeur que représente le travail,
moi qui ricanais quand une copine doctorante en psychologie me parlait de ses
bienfaits psycho-sociaux (« Du travail ? de l’exploitation et de la mise à la
merci de patrons psychopathes ! »), quelques années plus tard je me retrouvais
envieuse de la super connaissance des dispositifs européens de développement
local qu’avaient acquise deux ami·es dans le cadre de leur travail, quand bien
même je me rendais compte que cela fournissait des conversations extrêmement
ennuyeuses et ne devait pas être spécialement épanouissant intellectuellement.
Un peu comme dans la blague où deux dames se plaignent de la bouffe dégueulasse
tout en regrettant que les portions soient si petites, je regrettais de ne pas
pouvoir manger à cette mauvaise table. Ma copine psychologue est aujourd’hui
professeuse des universités, elle devait être plus maligne que la
militante-perroquet que j’étais.
« Tu vis aux minima sociaux, j’adore ! » m’ont dit des ingénieur/cadre
sup/universitaire/journaliste (toutes professions où la qualité du travail se
dégrade pareil qu’ailleurs même si elles offrent encore des gratifications
symboliques ou matérielles élevées). Et un médecin. Au risque d’enfoncer des
portes ouvertes, prenons le temps de rappeler quelques vérités. Le premier
caractère du chômage, c’est la solitude. L’emploi structure les temps sociaux
et à ceux qui n’en ont pas il est recommandé d’être bien patient·e en attendant
18 h, l’heure à laquelle les ami·es ou amant·es rentrent du boulot, celle où
les collectifs peuvent enfin se réunir. Le reste de la journée il y a peu à
faire ou il bien faudra s’y coller seul·e. Ou encore, pour celles et ceux qui
n’ont pas l’âme auto-entrepreneuriale, avec la présence fantomatique de
personnes déjà bien occupées par ailleurs et qui ensuite ont besoin de temps
pour récupérer leurs forces. Elles font de pauvres collègues. Le jour où j’ai
baissé pour la première fois les bras après quatorze mois de stages puis autant
de recherche d’emploi pour me contenter du bénévolat en milieu
écolo-alternatif, j’oubliais ce fait, que je ne serais jamais entourée dans mon
activité que de gens de passage…
J’ai glosé ici avec
une certaine amertume sur le « j’ai pas le temps » de personnes en emploi ou en
études (ci-après nommées PEE) que leurs activités productives et reproductives
servent à se défausser de leurs engagements spontanés. Il semble normal de se
faire relancer pendant trois mois ou plus pour une tâche qui prendra deux
heures et qui en attendant bloque tout un chantier (1). Après des années de
chômage, aller travailler le matin et être sûre d’y trouver mes collègues sans
les avoir complaisamment relancé.es ni pris sur moi toute la charge mentale de
notre travail « collectif » a été un plaisir renouvelé. Levée à 7 h, bonjour au
vigile, sept étages, le bruit de Windows qui s’allume… le rêve. Si, si, le rêve
car j’avais des collègues dont la présence, parce qu’elle était contrainte (une
pénibilité que je ne ressentais pas ou pas encore), était assurée tandis que la
désinvolture des camarades bénévoles créait une grande insécurité. Depuis ce
temps-là, je m’engage avec répugnance et je vois avec crainte les chômeurs/ses
faire plus que leur part dans les collectifs militants. Cette difficulté que
j’ai observée en régime bénévole à accorder les temporalités (pour le dire
gentiment parce que dans mon expérience cette manière d’être pingre de son
temps mais pas de ses promesses s’inscrit dans de bêtes rapports de pouvoir
entre mâle et femelle, PEE bien payé et cas soc’) fait considérablement baisser
la qualité des achèvements collectifs.
Que les objectifs soient ambitieux ou très modestes, les moyens seront toujours
très modestes. Il faut avoir vu un directeur financier incapable d'éditer une
facture ou un conservateur de bibliothèque de faire un dépôt légal pour mesurer
le fossé entre un travail de pro et un travail de bénévole. Aussi, même si le
bénévolat est toujours l’occasion d’apprentissages, ils restent limités et
l’absence de moyens ne permet pas de s’épanouir professionnellement et de faire
une œuvre dont on soit fière. Il n’y a donc que de rares passerelles entre
bénévolat et emploi, aussi mon action associative, qui ailleurs aurait pu être
une étape comme le sont les stages, a de fait été une impasse. Et comme
aujourd’hui les initiatives auxquelles j’ai contribué ne m’apparaissent plus
que comme des occasions pour les classes sociales qui militent de se flatter
l’ego, autant dire que je ne sauve rien de ce à quoi j’ai occupé ces années de
chômage. De rares ami·es et à peine quelques lectures (2). Est-il possible pour
des collectifs de fonctionner moins violemment malgré la cohabitation de PEE et
de chômeurs/ses ? Peut-être, parce que j'ai sûrement connu le bénévolat dans
les pires milieux, ceux de jouisseurs bio pas guéris de leur envie de parvenir.
Et peut-être pas quand les moments de travail collectif restent des parenthèses
(alors bien plus joyeuses que le bruit de Windows qui s'allume) dans la vie de
chacun·e, obligé·e de gagner sa croûte par ailleurs.
Il reste enfin à signaler le manque de reconnaissance. Le constat est sordide :
les milieux associatifs que j’ai connus, dans lesquels on est souvent incapable
d’articuler un merci, comme si
chacun·e ne bénéficiait pas du travail des autres mais que tout était versé à
un vague pot commun, n’offrent que peu de reconnaissance. Vu la pauvreté des
obligations qui y circulent, l’argent offre bien mieux. Même si je n’ai pas de
gros besoins économiques (encore que le prix des loyers crée, qu’on le veuille
ou non, des besoins élevés), la rémunération, avant de rendre ma vie matérielle
plus agréable, est une validation. Matthew Crawford exprime bien dans
Contact comment « l’absence de telles expériences de validation
explique en partie le manque de confiance en soi des chômeurs de longue durée.
» J’ajouterais que personne ne se bouscule au portillon pour assurer des tâches
bénévoles (ou alors il faut qu’elles soient prestigieuses, comme la publication
d’un article) mais si elles sont rémunérées c’est une autre affaire.
Dans la rémunération il y a donc aussi le fait d’avoir été distingué·e, non pas
en tant que je vaudrais mieux que les autres mais en tant que ma rémunération
me fait appartenir à un métier, à un groupe de travailleurs et travailleuses
qui se reconnaissent entre pairs, ont des intérêts communs dont celui de tirer
vers le haut leur rémunération. Le métier, parce qu’il pratique l’exclusion des
personnes « pas du métier », offre de la reconnaissance. Dans le monde
associatif que j'ai connu, l’avis d’une secrétaire de rédac compte autant que
celui d’un cadre à la Sécu au moment d’établir un chemin de fer (3), même si
c’est le métier de la première et que le deuxième se demande en silence ce que
la SNCF vient faire là-dedans. La reconnaissance n’est pas au rendez-vous et ce
nivellement démocratique devient problématique quand il se double d’inégalités
sociales fortes au sein du groupe (et d'une incompétence durable). La
coexistence de chômeurs et de PEE dans la même asso peut avoir des airs de
pyramide alimentaire quand le besoin de s’occuper (comme ailleurs le besoin de
croûter, voir premier paragraphe) force à accepter tous les mauvais
traitements.
Aujourd’hui je traîne dans des endroits mieux famés et le concept de
camaraderie fait de nouveau sens à mes yeux [edit : finalement, pas trop]. Mais je
n'ai pas la moindre illusion sur la possibilité de ces collectifs-là de remplir
ma vie de chômeuse, dans cette situation où le plus gros de mes journées, de
mon utilité sociale et de sa validation, tout cela ne dépend que de moi. Et
comme disait Nanni Moretti dans Caro diario, si ça dépend de moi je
suis sûr de ne pas m’en sortir (finalement il est toujours vivant, ayant trouvé
au bout d’une longue quête un médecin capable de diagnostiquer son cancer).
(1) J’ai fui cette situation en passant quelques mois dans un pays où l’ethos
des bénévoles pose les mêmes exigences que le monde professionnel : respect des
dates de rendu et des engagements, implication au service du collectif – le
tout sur des temps de travail assez longs (compter quatre heures par semaine)
et de la part de personnes qui travaillent plus que nos quarante heures
hebdomadaires françaises. La honte.
(2) Pas les bouquins écolo, voir à l’œuvre leurs auteurs et autrices m’a vaccinée et depuis quatre ans je n’en ai pas ouvert un, quand bien même figurait une dédicace sur notre engagement commun. Le manque de décence des alter-écolos est un phénomène stupéfiant sur lequel ma copine prof est mieux armée que moi pour gloser.
(3) C’est la mise en place des articles dans les pages d’un journal.