Brûler les livres is the new what ?

Il y a quelques années, j'avais fomenté une action lors de la présentation d'un livre contre lequel j'avais beaucoup de griefs et je n'étais pas la seule. Nous étions des féministes et des technocritiques fatigué·es du machisme de leurs camarades (je faisais partie des deux cercles). Nous nous étions retrouvé·es dans un petit front hétéroclite mais d'accord sur un mode d'action qui aujourd'hui paraîtrait inoffensif. Nous n'allions pas assister à la présentation et nous contenter du dispositif de questions-réponses pour nous exprimer, nous allions investir les lieux, poser notre parole et partir. Notre action avait même eu les faveurs d'une partie des animateurs du lieu de la rencontre, mis·es devant le fait accompli de cette soirée organisée de manière autoritaire par un membre du collectif. Nous avons retardé le début des échanges d'un petit quart d'heure mais la présentation a bien eu lieu et des personnes critiques mais moins désireuses que nous de marquer le coup étaient restées pour apporter la contradiction à l'auteur. Nous n'avions lors de la préparation de l'action pas débattu pendant des plombes du dispositif, n'imaginant pas même saboter la rencontre ou détruire les livres. Au centre de notre discussion était la parole que nous souhaitions porter et la volonté d'étendre notre petit front. C'était le temps béni où l'on n'exerçait pas de coercition contre les auteurs des livres qu'on n'aimait pas.

Le retour de la censure et de l'intimidation

Depuis lors je suis accusée de tous les maux par la personnalité autoritaire qui avait organisé cette rencontre, pour qui je suis à la fois (et visiblement sans peur de la contradiction) une opportuniste qui mange à tous les râteliers et l'instigatrice de cette vague d'actions violentes contre les livres qui depuis cinq ans s'est libérée : menaces d'action violente et actions violentes contre les personnes, dégradation des livres, etc. Je n'ai pas assisté à de tels événements (je ne les ai pas non plus télécommandés, assise dans mon fauteuil profond, comme un méchant de dessin animé) mais j'en ai eu quelques échos. Un copain se rend à une rencontre dans un lieu militant dans l'idée d'écouter ce que les auteurs ont à dire et de porter la contradiction mais tout le public, critique ou ami, se prend les coups d'un petit groupe hostile aux intervenants. Les contradicteurs du dossier d'un journal refusent sa distribution (payante ou gratuite) lors d'un événement militant et prennent la peine d'expliquer leur désaccord dans un billet très étoffé illustré d'un exemplaire du journal brûlé par leurs soins (1). Une libraire voit des centaines de copies d'un de ses livres déchirés dans un mouvement de foule par des militants radicaux, en partie étudiant·es mais également enseignant·es-chercheurs et qui exigent ensuite l'impunité. Une université annule une rencontre avec une autrice sous la menace martiale d'une asso LGBT qui semble gênée que ses rodomontades aient été prises au sérieux. Toutes ces actions sont différentes mais dessinent un paysage inquiétant dans lequel des débats « n'ont pas lieu d'être », où plutôt dans lequel il est loisible de priver des groupes de débats qu'ils souhaitent mener.

Je n'avais pas plus apprécié que ça la tribune des maisons d'édition et auteurs/autrices défendant les livres « contre la censure et l'intimidation dans les espaces d'expression libertaires » en réponse à la première action violente qui a eu lieu quelques semaines après la nôtre, contre le même livre. Le texte dépolitisait le débat et accordait à tout ouvrage le droit d'être délibérément offensant, comme si les mots, eux, ne blessaient pas, comme si son auteur Alexis Escudero mettant dans le même sac Christine Delphy et les milieux LGBT radicaux puis les aspergeant au vitriol de son humour douteux, c'était anodin. Et j'ai retrouvé récemment cet esprit dans la réponse d'un camarade contributeur à La Décroissance quand je l'ai interpellé sur une accusation de « harcèlement » envers Alexis Escudero (2) dont je faisais l'objet cinq ans plus tard dans son journal : ce ne sont que des mots. Ces mots témoignent d'un rapport de pouvoir, ils ont des effets. La diffamation est un délit, l'appel à la haine aussi. Et le mépris un rapport à autrui qu'on pourrait refuser dans nos « espaces d'expression libertaire » avant de protester contre la censure et l'intimidation qui s'ensuivent.

Cela posé, il me semble gravissime que nos débats politiques soient gangrenés à ce point par l'intimidation, la censure, les menaces (et les passages à l'acte) de coercition et de destruction matérielle. Nos débats et les autres : Sylviane Agacinski ou François Hollande ne sont pas des camarades mais ce que nous devons respecter à travers leurs livres, c'est la possibilité de s'exprimer dans l'espace public sans subir ni les foudres du pouvoir, ni celles d'un groupe organisé pour faire taire une parole qui ne lui convient pas. Au-delà des arguments politiques et moraux, je voudrais suggérer à celles et ceux qui sont grisé·es par leur puissance aujourd'hui que le risque est grand que dans cinq ou dix ans d'autres encore aient la possibilité de brûler leurs ouvrages. Quel argument leur opposer quand soi-même on s'est vautré dans la répression contre des livres qu'on n'aime pas ? Qu'il est acceptable de censurer des paroles à partir du moment où on a raison de ne pas les aimer ? Avoir raison est le sort commun, chacun·e a raison, alors imposer la sienne suppose simplement d'acquiescer avec l'idée qu'on puisse faire taire les autres… et qu'ils puissent nous faire taire quand eux seront plus puissants.

Impuissance ?

La meilleure attaque contre un livre, c'est la réfutation de ses arguments. J'entends bien que lire fatigue et surtout quand il s'agit des ouvrages de Sylviane Agacinski ou de François Hollande. Mais ne pas réfuter leurs ouvrages est un échec, il prouve bien les petits bras musclés mais pas la validité des raisonnements intellectuels et des idées politiques qui pourraient être opposées aux livres en question. Cela suggère qu'il n'y a pas vraiment d'idées, ou que celles-ci ne sont pas très solides.

La coercition contre les livres est le signe d'autres défaites encore, particulièrement quand elle se déchaîne hors des cercles du pouvoir, au sein même de milieux politiques marginaux par ailleurs menacés par le pouvoir. À défaut de menacer le pouvoir, on se menace entre soi pour garder la main. Porter le conflit en interne, dans une période de recul politique, de glissement fascistoïde, c'est se replier sur le peu de pouvoir qu'on a parce qu'on n'a plus aucune influence sur un monde extérieur trop rude. On vise d'autres militant·es (comme on vise des petits, la boucherie du quartier, la petite librairie) qui n'ont pas la force de frappe des gros acteurs économiques ou du pouvoir d'État. Quel courage (3) ! Et quelle stratégie fructueuse : d'abord ça n'intéresse personne (je ne doute pas que les personnes qui avaient déjà un avis sur ça soient les seules à continuer à lire ce billet, les autres ont dû zapper). Et puis on met fin au dialogue pour s'assurer que ses idées ne convaincront jamais les autres, on se prive d'alliances comme si les temps n'étaient déjà pas assez difficiles, on se fatigue et on épuise les autres dans ces guerres intestines. Avec un peu de chance, bientôt on aura dégoûté tout le monde de se battre pour la justice sociale. Moi-même, j'ai tellement envie de continuer à faire partie de ces milieux que je songe plutôt à me prendre un abonnement Netflix.

On justifie cette violence en surestimant le pouvoir des autres, on confond les ennemi·es avec les camarades contre qui on a des griefs, le pouvoir économique avec les petits commerçant·es, le racisme et le sexisme d'État avec les failles individuelles des un·es et des autres. Ce grand amalgame nourrit une vision dépolitisée de la société, comme un amas de gens manquant de vertu et qu'il s'agirait d'éduquer (à coups de trique, on n'a rien inventé de mieux) plutôt que des acteurs sociaux qui ont des positions et des intérêts très divergents et dont certains ont beaucoup plus de responsabilité que d'autres. Je me corrige : ce n'est pas une vision dépolitisée, c'est une vision libérale, ce déni des rapports de pouvoir et ce surinvestissement de la liberté individuelle.

Ou narcissisme ?

Je sais que tout ça part de la volonté de pacifier l'espace public, de le rendre moins violent pour les personnes minorisées (femmes, LGBT, personnes racisées, etc. et pardon si je fais des raccourcis dans cette parenthèse). C'est un objectif louable, au départ. Mais loin de pacifier, le procédé autoritaire qui a été choisi ne convainc personne que les convaincu·es, accentue les clivages et accompagne l'effondrement de nos sociétés. Les personnes alliées de celles qui pourraient être offensées sont souvent les plus violentes, comme si l'enjeu narcissique pour ces chevaliers blancs était plus fort encore que les blessures subies par les personnes minorisées. Les donneurs et les donneuses de leçon n'ont visiblement pas de stratégie politique mais n'oublient pas de se payer de bons ego trips. En invalidant les autres, elles et ils se valident soi-même. Et abandonnent le champ politique, celui du débat, pour investir à fond celui de la morale la plus étriquée, où chacun·e reçoit des bons points ou des punitions selon la conformité de ses propos à une doxa établie une fois pour toutes. Elles et eux seul·es pensent juste, emploient les mots qu'il faut et se permettent donc d'enseigner la vie à tout le monde. Ce qu'il faut penser, ce qu'il faut dire et ce qu'il faut lire. Je ne doute pas que ce soit une position agréable à tenir mais que ce soit une stratégie intéressante pour faire passer nos idées et devenir plus puissant·es collectivement, j'ai comme un doute.

(1) Cette image regrettable a permis de faire l'impasse sur les arguments du texte dont beaucoup sont très valables. Quant au procédé… il me semble plus intéressant de poser en AG la question de l'exclusion d'un stand (aucune publication ne peut exiger d'être diffusée chez qui ne souhaite pas la diffuser, ce n'est pas de la censure mais la liberté de la sélection). Cela suppose le risque de ne pas emporter le morceau mais aussi l'opportunité de faire connaître ses griefs et d'argumenter sur la présence du journal dans le rassemblement, sans décider à la place des autres.
(2) J'ai lu à deux reprises l'ouvrage d'Alexis Escudero, je l'ai chroniqué ici-même et j'ai bataillé sur un réseau social avec un fan du bouquin qui s'est avéré finalement être… Alexis Escudero sous un deuxième pseudo faisant l'apologie de son propre livre au lieu d'en assumer plus sainement la défense. Ces faits (et peut-être mes publications chez le même éditeur, avec qui nous avons trouvé un terrain commun) me valent désormais l'accusation de l'avoir « harcelé », émise par « la rédaction ». 
Je rappelle au passage que ce sont les féministes qui ont fait valoir que des actes, perçus comme anodins quand ils sont pris séparément (anodine main aux fesses, anodine blague sexiste… il n'y a pas mort d'homme, en effet, pour qui ne les reçoit pas), pouvaient constituer à force un environnement social très préjudiciable aux personnes qui les subissent. S'insurger contre le féminisme et son attention à ce qui est perçu comme anodin (les insultes, les offenses et les représentations négatives) puis en utiliser les acquis en chouinant au « harcèlement » dès qu'on ne monopolise plus le pouvoir est un mauvais procédé. 
(3) Côté opposé, c'est la même chose. Je rappelle ici le cas de ce courageux fonctionnaire qui a en toute illégalité menacé de poursuites (et donc de faillite) une micro-maison d'édition pour un livre féministe qu'il n'avait pas lu mais dont la 4e de couverture ne lui plaisait pas. Je donnerais avec plaisir trois sous pour permettre aux personnes qu'il a menacées de le traîner à son tour devant un tribunal.

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