Le sens de la nuance
Par Aude le lundi, 14 septembre, 2020, 08h59 - Textes - Lien permanent
Il existe en français des adjectifs qui ne peuvent pas être modalisés, renforcés par très ou atténués par un peu. On ne dit pas *très formidable, *assez délicieux, *un peu sublime. C'est ou ce n'est pas essentiel, admirable, horrible. Ou alors c'est qu'on a oublié le sens même de ces mots, qui a un caractère absolu. Les autres adjectifs appellent la modalisation, la nuance. Et ceux-là sont beaucoup plus nombreux. Parce que les choses dans notre expérience nous arrivent rarement toutes blanches ou toutes noires, elles obéissent à une certaine gradation : un plat est plus ou moins bon, salé, épicé, une personne est plus ou moins intelligente, malveillante, originale.
J'écrivais il y a peu sur la difficulté que j'observe autour de moi à comprendre la notion de risque, le fait que des activités ou des situations ne sont pas entièrement sûres ou parfaitement dangereuses mais plus ou moins risquées, cette notion appelant un arbitrage. Parce que dans la vie, tout est risqué (plus ou moins) mais nos comportements ou l'organisation sociale peuvent accroître ou réduire le risque. En société, l'objectif ne peut être le risque zéro, notamment parce qu'une société n'est pas un avion, elle est faite de personnes et non de mécanique (voir ce texte sur la réduction des risques au temps du Covid).
Reparlons du masque, à propos duquel j'observe que les acteurs les plus bruyants sur la scène publique dénigrent sans nuance son efficacité (« ça ne sert à rien ») ou bien en imposent l'usage indifférencié, en intérieur ou en extérieur, dans une foule ou seul·e au milieu d'une forêt (c'est indispensable partout). Comme plein de personnes que je rencontre, comme vous certainement, je me dis que la justesse est quelque part entre ces deux positions. Il y a du champ !
Coût et bénéfice du masque
Si le Covid se transmet par exposition prolongée (de quelques minutes au moins) dans l'air expiré par une personne contaminée, alors le déconfinement aurait dû être l'occasion d'observer une remontée en flèche des contaminations à partir du moment où les transports en commun se sont de nouveau remplis, vers le début de l'été. Or il semble bien que le simple geste de porter un masque dans les lieux confinés, ceux où le nombre accroît le risque qu'une personne porteuse du virus contamine ses voisin·es dans un wagon, que ce simple geste nous ait bien permis de ralentir la progression du virus depuis mai tout en nous permettant de préserver de larges pans de notre vie sociale et sans en exclure les personnes âgées, comme le propose un médecin de ma connaissance. Lequel, farouchement anti-masque (« Moins je le porte, mieux je me porte », tout pour ma gueule), précise qu'il met un masque en présence de patient·es âgées, préférant visiblement les voir mourir d'isolement et de dépression plutôt que du Covid.
Le coût du port du masque en intérieur dans les lieux recevant du public est minime au regard du bénéfice pour la société qu'est la continuité de notre vie sociale dans toutes ses dimensions, affectives, politiques, économiques, etc. Oui, parce qu'économique, ça compte aussi, surtout quand l'appauvrissement touche prioritairement les pauvres et les femmes.
Le bénéfice en revanche du port à l'extérieur est minime puisque hors foules stationnaires (celles d'un marché, d'un concert, d'une rue piétonne particulièrement fréquentée, etc.) le risque de transmission est très bas. Le coût, en revanche, est élevé – et il l'est d'autant plus pour les personnes qui n'ont pas accès à d'autre espace extérieur privatif qu'une fenêtre et qui en théorie n'auront pas avant quelques mois la moindre occasion de respirer de l'air frais… (Lire cette interview qui rappelle que les personnes qui prennent ces décisions les pensent plutôt pour celles qui ont comme elles accès à des jardins privatifs et non à une malheureuse fenêtre.) Que l'air frais nous soit aussi indispensable que le contact avec un brin de nature, c'est une dimension de notre humanité, injustement foulée aux pieds par les personnes qui ont la prétention de nous gouverner. Elles semblent incapables d'une approche coût-bénéfice digne de ce nom, d'une priorisation des efforts sur les comportements dans les lieux clos ou denses et nous prennent pour des déficient·es mentaux à qui il faut donner des règles simplistes, quand bien même elles seraient dans 90 % des cas injustifiées scientifiquement. (Ici une tribune de scientifiques, pour la plupart médecins et biologistes mais aussi juristes et sociologues, qui me semble très intéressante (1).)
Un rapport de force pour imposer ses besoins
Les intérêts les mieux servis dans la négociation, ce sont ceux des interlocuteurs qui pèsent dans le rapport de force et visiblement notre droit à respirer en extérieur un air frais n'a pas cette chance de compter pour quelque chose. Les employeurs nous font venir sur site quand bien même on s'entasserait dans les transports en commun (mais seulement dans les entrées, un siège sur deux est laissé libre, ouf !). Le mien a souhaité reprendre le télétravail au rythme de 2019 parce qu'« on ne peut pas faire autrement » (la preuve, nous avions bossé cinq jours par semaine pendant tout le confinement) ou que « la seconde vague, c'est pour cet automne » : ils ne sont visiblement pas concernés par la mobilisation contre l'épidémie. Les trains non-métropolitains non plus, qui circulent à jauge pleine (mais pas les théâtres). Les cinémas ont réuni tout l'été des personnes sans obligation de port du masque devant leurs grands écrans. Les restaurateurs ne sont pas tenu·es de mettre de la distance entre les tablées où l'on parle ensemble sans masque pendant deux heures. Les cyclistes ont le droit de respirer de l'air frais (à défaut de pur, mais j'en profite bien) parce que leurs représentant·es ont fait valoir la baisse d'attractivité de ce moyen de transport si la mesure était étendue aux personnes à vélo. Les nécessités sanitaires ne semblent pas toujours compter dans ce grand marché et en bout de chaîne, c'est vous et moi qui feront le plus d'efforts car ils ne coûtent rien qu'à nos personnes.
Est-ce sur ces bases qu'on peut emmener la plupart d'entre nous vers un consensus, alors que prolifèrent des voix très discordantes et particulièrement nauséabondes ? Ou est-ce que le bâton suffira pour guider le troupeau France, déjà déchiré par les propos haineux de la droite plus ou moins extrême (2) et la stratégie du mépris macroniste ? La discorde se soigne-t-elle avec l'intelligence du compromis ou la brutalité du Famas ? Ce gouvernement a visiblement choisi la seconde option. C'est une faute grave car gouverner, ce n'est pas seulement prévoir, c'est aussi arbitrer (et convaincre par la qualité de ses arbitrages).
Coût et bénéfice du confinement
Et je souhaiterais finir par un retour sur le confinement. Comme je l'ai dit ici, j'ai fait partie des personnes qui ont trouvé le confinement justifié dans son principe car une maladie infectieuse peut requérir la participation de chacun·e à un effort de protection de l'ensemble du corps social. Et mes camarades anarchistes étaient au diapason. C'est sans surprise que nous avons vu la droite extrême refuser le principe tandis que nous en condamnions les conditions, l'arbitraire, le manque d'équité et la brutalité. J'étais en colère que la désinvolture initiale, pendant deux à trois mois d'hiver, nous ait mené·es vers un confinement aussi sévère. Le bilan de cet arbitrage est une catastrophe : la courbe n'a pas été aplatie comme sur les fameux graphiques d'Olivier Véran à la télé, elle a été rapidement écrasée. Les résultats ont été extrêmement efficaces mais peut-on se satisfaire d'un manque de mesure et d'une priorisation de cette menace qui s'est faite aux dépens de toutes les autres, et elles sont nombreuses ?
Les cabinets des médecins désertés par des malades chroniques qui auraient dû continuer à consulter, les traitements de maladies graves pourtant arrêtés, la santé reproductive des femmes pas assurée, leur santé mentale mise à mal encore plus que celle des hommes par les conditions de confinement (3)… et ne parlons pas de violences domestiques contre les femmes et les enfants ni de violence économique. Au niveau mondial, deux chercheurs, médecins et épidémiologistes, évaluent à pas moins de dix ans le retard pris par les politiques de santé publique en matière de maladies infectieuses et autres, avec l'arrêt des programmes de santé et un appauvrissement des plus pauvres de chaque société (un coût humain bien supérieur aux bénéfices encaissés par un Jeff Bezos). De quel arbitrage parle-t-on ?
Un confinement sans mesure
Le monde entier s'est confiné, avec des mesures allant de la brutalité au ridicule. C'était nécessaire, mais dans quelle mesure ? Et surtout, parce que l'idée n'est pas que de refaire l'histoire mais de mettre en question notre actualité : dans quelle mesure les dispositions d'aujourd'hui sont-elles justifiées ? Cet automne les autorités sanitaires montent en épingle les indicateurs, changeant d'échelle pour entretenir la psychose et faire accepter des mesures excessives et pas adaptées à la situation, ignorant d'autres besoins.
Mon propos n'est pas ici d'affirmer à l'opposé que cette maladie est anodine ou que l'immunité de groupe est presque atteinte, et d'en appeler à un laisser-faire qui n'a réussi ni à Boris Johnson ni à Jair Bolsonaro mais à un arbitrage plus respectueux de nos autres besoins humains… et pas seulement économiques. Le confinement portatif que représente le masque, appliqué sans discernement ni nuance, ainsi que les rumeurs de reconfinement laissent imaginer que les politiques de santé publique qui nous sont imposées ne seront jamais rationnelles ni convaincantes. Comment les refuser pour en proposer une autre, qui arbitre mieux entre les différents besoins de personnes différentes mais qui ont en commun de vivre au temps du virus ?
(1) Y compris sur la liberté de prescription des médecins, qui aurait au pire l'avantage de dégonfler la baudruche chloroquine, dont le prestige n'a cessé de croître parce qu'elle était justement interdite et pas testée, évaluée massivement par des professionnel·les capables de constater un échec thérapeutique.
(2) L'adjectif extrême partage-t-il la caractéristique de ceux du début de ce billet ? Je me permets quoi qu'il en soit cette licence poétique.
(3) « Je paye encore l'épuisement du confinement. J'ai l'impression que je ne m'en remettrai jamais », dit Titiou Lecoq au passage.
Emma y a consacré une de ses BD.