On a les utopies qu'on mérite : le véganisme
Par Aude le mercredi, 21 janvier, 2015, 14h40 - On a les utopies qu'on mérite - Lien permanent
Je mange tous les lundis dans une cantine végane, sans hostilité pour la
pratique qui consiste à consommer beaucoup moins de produits d'origine animale,
et plus du tout s'ils sont issus de productions industrielles. Mais je me
régale aussi des produits de l'élevage, le boudin de Myriam, les méchouis de
Christophe, les fromages de Xavier. Je peux également entendre les choix
d'alimentation de chacun-e et la difficulté qu'il peut y avoir à les
assumer : il est regrettable de voir l'alimentation s'individualiser au
même rythme que les sociétés, mais cette tendance s'est assez largement imposée
pour que j'aie moi aussi des dégoûts très personnels.
Mais si le véganisme est un projet politique, je m'y oppose. Alors que dans mon
entourage chacun-e tend à se flageller de ne pas être encore strictement
végétarien-ne ou végan-e et que l'idée que l'élevage, c'est de la merde,
commence à s'imposer, il me semble important de considérer avec moins
d'indulgence le véganisme. En apparence écologique et opposé à des tendances
sociales mortifères, il déploie en trouvant sa cohérence un monde que je ne
trouve pas beaucoup plus vivable que celui que nous tentons de changer. J'ai
choisi le terme véganisme parce qu'il correspond à la posture politique que
j'observe le plus fréquemment, mais il faudrait parler d'un train emmené par
une locomotive dont le projet et les priorités ne sont pas forcément partagées
par les derniers wagons mais qui les emmène néanmoins dans la direction d'une
société sans élevage.
Qui sont les végan-e-s ?
Certain-e-s sont opposé-e-s à tout rapport de domestication avec les animaux,
du poulet en batterie au chien de punk. D'autres acceptent ce rapport à
condition que la mort ne soit pas infligée. Impossible alors d'élever des
animaux dans une certaine logique économique, serait-ce pour fabriquer du
fromage. Ce ne peut être que pour l'agrément ou la compagnie. La gestion des
populations (nourries et protégées, les bêtes ne pourraient que pulluler) est
donc assurée par l'incapacité à se reproduire : castration, contraception
ou éloignement des mâles et des femelles. Certain-e-s portent un projet
émancipateur plutôt anthropocentré. D'autres ont pour priorité la question
animale qui prime sur l'examen des rapports de pouvoir entre humain-e-s.
Certain-e-s sont radicalement écolos ou anarchistes, d'autres font du lobbying
à Bruxelles et sont à l'avant-garde d'un renouvellement du capitalisme.
Mon propos ici, il est d'avertir les potes que leur engouement pour le
véganisme sert une convergence d'intérêts favorable au renforcement d'une
société autoritaire et industrielle. René Riesel et Jaime Semprun nous
avertissaient de la possibilité de s'emparer du souci légitime pour l'état de
la nature en justifiant l'« administration du désastre » (1). Riesel
est éleveur. Il élève, fait naître, nourrit, soigne et (horreur) il tue des
animaux (2). Mais ce sont les militant-e-s engagé-e-s pour la cause animale,
dans des ONG à forte influence, qui me font le plus peur.
Cause animale et administration du désastre
En 2018, plus aucun porc ne sera castré mécaniquement en Europe mais par
hormones injectées, grâce à l'activisme conjugué d'une ONG de libération
animale, Gaïa, et du géant mondial de l'industrie pharmaceutique. Une autre
grosse ONG, Peta, promet un million de dollars aux inventeurs d'un procédé
satisfaisant pour produire de la viande in vitro. L'entomophagie est à la
mode : les autorités autorisent l'élevage et le commerce des insectes et
dans les repères de bobos conscientisé-e-s on fait croquer sous la dent
grillons domestiques et vers de farine élevés en Hollande. Paul McCartney ou
Bill Gates, qui promeuvent le végétarisme, reçoivent un écho important. Pas de
doute, le capitalisme prépare sa phase beyond meat, nouvel étage de la fusée
« développement durable ». Les usines de cochons en Bretagne, c'est
bientôt fini. On ne fait pas de gros profits en regardant un porc, même issu de
souches super performantes, prendre du gras. On fait du profit dans les
biotechs et des industries plus légères. Quand le capitalisme cherche à se
renouveler, il trouve ses inspirations aussi bien dans les innovations
techniques des labos publics ou privés que dans les innovations sociales
produites par les militant-e-s et les bonnes âmes. Le tout faisant le buzz dans
des TED talks. L'activisme végan, loin d'être réservé aux cantines véganes et
aux VoKü du milieu libertaire, se déploie très bien en haut de l'échelle
sociale, grâce au lobbyisme des ONG qui arguent de sa compatibilité avec
l'administration écologique de nos sociétés.
Il faudrait présenter plus clairement ce projet de société où le contact avec
les animaux est perdu, puisqu'il ne restera plus que la faune sauvage, celle
que nous croiserons au détour d'une balade dans une campagne désertée. Ah, on
ne vous a pas dit ? Visiblement non, puisqu'on croise des chiens
domestiqués à la cantine. L'idée, c'est de permettre à des territoires et aux
animaux qui y seront « libérés » de se réensauvager. Comment le faire
autrement qu'en zonant l'espace ? Autour des villes, une ceinture
maraîchère et les usines de tofu. Plus loin, les grandes cultures. Et puis,
comme dans Soleil vert, une nature protégée de notre présence et où
s'égayent ces animaux qu'on ne croisera plus dans les ZA (zones anthropisées).
Il va de soi, comme dans certaines réserves naturelles établies à l'exclusion
des populations locales de pays exotiques, que le respect du zonage suppose une
mise en œuvre autoritaire – ou une conscientisation accélérée sous l'effet de
la visite d'une forme de vie extra-terrestre bien plus intelligente que nous,
on peut toujours rêver.
Véganisme et rapports de pouvoir
Dans une conversation récente, où je faisais état de la place de l'élevage dans
l'économie montagnarde, on m'a expliqué que l'être humain n'avait pas vocation
à vivre à la montagne. Évacuera-t-on donc les crétin-e-s des Alpes ou les
ploucs des causses dans des wagons à bestiaux ou les convaincra-t-on de partir
à pattes ? Aujourd'hui des urbain-e-s peuvent décider que le mode de vie
des montagnard-e-s ne fait plus partie du tableau et qu'ils et elles pourraient
faire des randos en raquettes sur leur Wii ou suite à un long voyage en TGV,
comme tout le monde. Leur patrimoine est écarté d'un revers de main :
« La corrida aussi, c'est une tradition ». Comme le dit cet éleveur
en lutte contre le puçage des ovins, quand on s'attaque à l'élevage, « il
faut savoir à l'épaisseur de couches à laquelle on s'attaque », 10.000 ans
de co-évolution entre humain-e-s et compagnons animaux, soit toute une société.
Remplacez « montagnard-e-s » par « Mongol-e-s » et vous
aurez une idée plus claire de la violence du geste qui consiste à dresser
l'inventaire du mode de vie des autres, aussi écolo et plein-e de bonne
conscience serait-on.
Aujourd'hui sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, l'un des enjeux consiste à
convaincre des paysans expulsables d'abandonner l'élevage bovin pour
« cultiver des lentilles ». C'est génial, que sur la ZAD on ait
commencé par le maraîchage et qu'on continue avec de grandes cultures,
légumineuses et céréales. Je suis épatée par le volontarisme que j'y ai vu et
l'énergie des ami-e-s. Mais des agronomes qui expliquent la vie à des
quinquagénaires sans diplôme, voilà qui me pose problème, quand bien même les
agronomes seraient des militant-e-s zadistes et au RSA (3). Au nom du bien-être
d'êtres vulnérables, les animaux, se déploient des logiques de pouvoir imposées
à des personnes qui le sont à peine moins, vulnérables : les éleveurs,
méprisé-e-s aussi sûrement que du temps où ils et elles ne parlaient que le
dialecte. Il faut avoir entendu cette philosophe auteure de nombreux ouvrages
sur les animaux et nos relations avec eux avouer qu'elle n'a jamais eu la
curiosité d'aller poser des questions à un éleveur pour se rendre compte du
mépris de classe qui justifie le mépris pour l'élevage.
Qu'est-ce qui dans « élevage industriel » ?
Ce qui me dérange, dans « élevage industriel », c'est bien
« industriel ». Oui, c'est le même adjectif que dans
« agriculture industrielle qui nous pourrit de ses pesticides ». Je
tiens, contre le propos que je lis chez certain-e-s végan-e-s, que l'élevage et
la production animale industrielle ne sont pas la même chose. C'est pour ça que
les associations véganes, pour susciter l'indignation, posent leurs caméras
cachées dans les usines et pas dans le pré de Christophe (image de l'horreur
ci-dessous). L'élevage artisanal est condamné avec les arguments qui expliquent
pourquoi il faut se passer de la production animale industrielle. Des arguments
qui, de la destruction de l'Amazonie à l'impact environnemental en passant par
le bien-être animal, sont sans aucune pertinence pour l'élevage
artisanal ou bio.
Vivre en ville entouré-e-s de zones interdites et de cultures véganes (dont la
fertilisation écologique n'est à ma connaissance assurée dans aucune rêverie
agronomique à grande échelle) ; s'alimenter de tahin malien, de
lait de coco thaï et de bananes d’Équateur trimballées par containers, avec des
vitamines de synthèse pour complémenter notre régime… voilà qui est bien en
phase avec une société industrielle. Une fois déplié le tableau d'une société
sans élevage, une autre tension apparaît : celle entre un mode de
production artisanal et un autre industriel. Aujourd'hui des éleveurs mènent
des luttes anti-industrielles, de Faut pas pucer à la fédération CNT des
travailleurs de la terre et de l'environnement. Ils et elles ont besoin de
sérieux coup de main, pour que le 1 % d'élevage non-industriel ne soit pas
englouti sous les normes, et pourquoi pas redevienne majoritaire. Les cantines
véganes sont dans le tableau : si on paye le vrai coût d'un élevage
intense en liens et en travail humain, si chaque animal est en plein air et
bouffe un aliment qui pousse sur place, nous aurons moins de produits animaux à
disposition et beaucoup de repas seront végans. Acquérir une culture
alimentaire sans produits animaux me semble donc bénéfique, mais pas pour
promouvoir un monde sans élevage. Pour promouvoir un monde débarrassé de
l'industrie.
A suivre : une série de textes sur le revenu garanti et
un dossier « Altercapitalisme » à paraître en mars dans L'An 02. Ou comment nos plus
belles alternatives participent à l'élaboration d'un nouvel esprit du
capitalisme.
(1) Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable,
Encyclopédie des nuisances, 2010.
(2) Je compte compléter un jour ce billet d'un autre sur la mort. Dans nos
sociétés industrielles la mort a fini par devenir inacceptable. Inacceptable
que des soldats reviennent des guerres dans des cercueils, que des vieux et des
vieilles meurent sans qu'on ait gâché leurs dernières années de vie à la
prolonger, que des animaux qui ont été bien traités toute leur vie soient
abattus… L'argument ultime des progressistes, c'est l'augmentation de
l'espérance de vie (avec toutes les questions que cela pose). Serait-ce que
l'industrialisme nous aurait convaincu qu'une vie sans mort comptait plus
qu'une vie bonne ?
(3) Quand ce n'est pas complètement ridicule, comme à l'été 2013 quand ce jeune
militant végan s'est mis à expliquer aux éleveurs : « Vous, ce que
vous devriez faire, c'est de l'agroforesterie ». Il s'est vu expliquer que
les trucs en bois un peu hauts avec de la déco verte, c'était des arbres, que
le paysage autour de lui s'appelait le bocage et que c'était une forme
d'agroforesterie.