Sexe : pour ou contre ?
Par Aude le mardi, 29 avril, 2014, 07h57 - Textes - Lien permanent
Il est une expression à laquelle on aurait dû faire un sort il y a bien longtemps, c'est celle de "féminisme pro-sexe". Mal traduite de l'anglo-américain, importée tout aussi grossièrement et fonctionnant au final comme une insulte en creux ("anti-sexe"), elle brouille les cartes et pourrit nombre de débats entre féministes, lesquelles pourront aller jusqu'à défendre des positions assez proches sous des intitulés radicalement différents. Tu parles d'un outil intellectuel émancipateur, capable de nous aider à comprendre les oppressions liées au genre ! Aujourd'hui donc, je vous invite à metrre à la corbeille de ce malheureux slogan.
L'expression dont est traduite "pro-sexe" se dit en anglo-américain "sex positive", c'est un adjectif que l'on peut accoler à féminisme, culture, etc. qui met en avant la notion de consentement (tout est acceptable entre adultes consentant-e-s) et récuse les normes socio-sexuelles dominantes en Amérique du nord, qui entourent le sexe d'une aura plutôt négative. L'observatrice ou l'observateur le moins cultivé-e aura constaté, au cours des affaires Clinton-Lewinsky ou DSK, que ces normes ne sont pas tout à fait celles qui ont cours en France...
Utiliser la catégorie "pro-sexe", c'est une arme sophistiquée pour contraindre celle ou celui qui n'abondera pas dans votre sens à rejoindre l'axe du mal : "Bonjour, je suis anti-sexe, je récuse ses dimensions récréatives aussi bien que reproductives et je vous propose que nous attendions ensemble l'extinction de l'espèce humaine ou la généralisation du clonage." En voilà, une perspective intéressante. Certes cela pourrait contribuer à la visibilité accrue des personnes asexuelles, qui ne conçoivent pas de désir sexuel (pour autrui ?), et de leurs revendications, au premier rang desquelles le droit de ne pas être considéré-e comme un-e malade mental-e souffrant de "trouble du désir sexuel hypoactif". Mais on ne parle pas de la même chose quand on somme des féministes hétérosexuelles ou lesbiennes de se revendiquer de facto, si ce n'est "pro-", alors comme "anti-sexe".
Le patriarcat gaulois, s'il faut le définir à partir de cette catégorisation, est, lui, pro-sexe. La fidélité ou la constance dans les relations amoureuses ne sont plus un argument en faveur des hommes politiques, par exemple. Le statut de divorcé remarié de Jospin a été plus commenté dans les années 1990 que le troisième mariage de Sarkozy en 2008, et il est intéressant de constater, avec Éric Fassin, qu'en multipliant ses compagnes, et en les choisissant toujours moins puissantes (de l'ex-ministre à la comédienne) et toujours plus jeunes, François Hollande ne contribue à aucune subversion de mais rejoint l'ordre politico-sexuel qui associe force de caractère et multiplication des liaisons. Au vu de récentes affaires, on serait même tenté d'ajouter au tableau de ce rapport décomplexé à la sexualité de nos amis les grands fauves leur facilité à vivre avec des accusations d'adultère, de harcèlement sexuel, voire de viol. Le "paternalisme lubrique" décrit par Natacha Henry, en sexualisant outre-mesure et sans leur consentement à elles les relations femmes-hommes, ne va pas dans le sens de l'acceptation de la dimension sexuelle qui serait présente en (presque) chacun-e, mais du renvoi à celle-ci des seules femmes. Derrière la stagiaire ou la femme politique, on s'efforce de faire apparaître pour l'y réduire l'amante réelle ou fantasmée. L'objectif semble être l'exclusion des femmes de toutes les sphères qui ne sont pas privées.
Se définir comme "pro-sexe", ça n'est pas seulement caricaturer le discours des autres féministes, c'est aussi caricaturer le sien, en n'envisageant que ses usages joyeux et ses caractères positifs, et en feignant d'oublier les enjeux de pouvoir qui le traversent. En vrac : culture du viol et imaginaire de la disponibilité sexuelle des femmes aux hommes ; injonction paradoxale ("salope, va, c'est bien !") et contrôle de la sexualité féminine sur le fil du rasoir qu'est le degré socialement acceptable de promiscuité sexuelle, ni trop ni trop peu ; libéralisation sexuelle au profit des pratiques hétéro et favorables aux hommes (1) ; imaginaire de la pénétration, passage obligé de la "bonne" sexualité et qui dessine la ligne de fracture symbolique entre dominants et dominéEs, etc.
Il y a encore beaucoup à déconstruire pour que la sexualité, dans la société patriarcale qui est la nôtre, ne soit que positive. Une fois débarrassé-e-s de l'expression "pro-sexe" et renvoyé le sex positive feminism dans les cultures puritaines où il fait sens, on pourra interroger les concepts de féminisme du choix (est-ce que tous les choix non-contraints que font des femmes sont des choix féministes ?) ou de subversion, et mener une discussion moins hystérique sur les stratégies que, les unes et les autres, nous pensons qu'il serait utile de mener pour nous libérer (toutes ensemble) de normes de genre désavantageuses.
(1) Lire les discours homophobes dans les références sexologiques de la révolution sexuelle des années 1960 dans Sheila Jeffreys, Anticlimax, The Women Press, Londres, 1990 et dans "La révolution sexuelle au rayon X".