La Démocratie aux champs
Par Aude le mardi, 24 mai, 2016, 17h19 - Lectures - Lien permanent
La Démocratie aux champs, Joëlle Zask
Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2016
252 pages, 18,50 euros
Dans une tradition où « politique » (du grec polis) et
« citoyen » (soit citadin) disent le caractère urbain du fait
démocratique, quelle est la place des ruraux et plus particulièrement de la
paysannerie ? Le mépris dans lequel ont longtemps été tenu-e-s les
paysan-ne-s (1) semble avoir fait obstacle à leur participation politique.
Quand les révolutionnaires choisissent le suffrage censitaire et la
représentation,
deux dispositions anti-démocratiques, l'argument selon lequel le peuple est
en grande partie composé de paysan-ne-s trop courbé-e-s sur la terre pour avoir
des aspirations politiques un peu élevées légitime la dépossession qui s'opère
alors. Joëlle Zask livre donc un ouvrage utile qui redonne ses lettres de
noblesses aux personnes qui cultivent la terre, en tant que classe sociale (2)
et en tant qu'individus.
Elle rappelle comment, bien avant la Révolution, des communautés rurales se sont gouvernées, expérimentant des formes politiques plus démocratiques que celles sous lesquelles nous vivons aujourd'hui, refusant l'exercice sur la terre de droits de propriété tels que nous les entendons, préférant les droits d'usage, conjuguant l'individuel et le collectif dans leurs pratiques culturales et culturelles. Sujets politiques, les paysan-ne-s n'ont jamais été isolé-e-s que dans l'imaginaire que les citadins. Ils et elles ont mené des luttes pour défendre leurs valeurs et leur indépendance : la guerre des paysans en Allemagne, le refus des enclosures anglaises, la résistance moins bien connue des paysan-ne-s au nazisme sont de grands moments d'histoire populaire dont elle rend compte brièvement. De nos jours, les luttes des paysan-ne-s sans terre du Brésil ou en faveur des semences paysannes contre leur standardisation et leur privatisation sont d'autres exemples du refus de ce régime de prédation généralisée qui va de l'accaparement de terres à la destruction de tous les biens communs (des soins de santé à l'éducation) au profit de groupes capitalistes oligopolistiques. Zask fait bien apparaître la violence de la forme latifundiaire, du nom des exploitations agricoles démesurées qui, plutôt que de permettre à chacun-e d'assurer sa subsistance en cultivant un bout de terre, exploite la force de travail de quelques-uns pour le profit. Cette partie-là, très riche en exemples, est peut-être trop vite menée. En quoi consistent ces formes d'autogouvernement ? Quels sont les usages qui ont cours dans les communautés villageoises qui font valoir des droits collectifs sur la terre (à l'instar des droits communautaires autochtones à Bornéo) ? Sur ces sujets, on trouvera plus d'éléments dans les ouvrages de Silvia Pérez-Vitoria, économiste et sociologue saluant le « retour des paysans ».
D'autant que la thèse de Joëlle Zask, philosophe libérale, promeut plus volontiers un individualisme bon teint où les actions individuelles convergent comme par magie pour créer du commun : chacun-e chez soi, apprenant à faire fructifier son lopin, développe naturellement des vertus politiques nécessaires au désormais classique « vivre-ensemble ». L'autogouvernement n'est pas l'anarchisme, on avait cru le comprendre, c'est plutôt cette vertu de petits propriétaires et entrepreneurs promu par des pères fondateurs états-uniens comme Thomas Jefferson. La Lebensreform, critique du premier industrialisme allemand (3), les utopies, l'enracinement qui est à chacune de ses quatre occurrences présenté de manière très négative (alors que Simone Weil, auteure d'un livre au titre éponyme, est citée avec déférence), voilà qui est la porte ouverte au nazisme et aux crimes de Staline. Zask, qui se réclame de la « démocratie participative », est très critique, voire condescendante, envers des traditions politiques communistes ou anarchistes. À leur grille d'analyse (pouvoir, inégalités), elle préfère des notions comme celles de capabilités, développement de soi, empowerment, individuation, etc. qui mettent en scène un individu idéel qui n'apporte jamais autant à la communauté qu'en pensant avant tout à soi. C'est plus aimable que cet individualisme sulfureux – de même qu'un lopin de terre gagne à être présenté comme « hub d'activités de subsistance à la fois alimentaire, sociale et mentale ».
Le jardinage est donc cette activité propice à l'individuation, à la culture de soi à travers une responsabilité, celle de prendre soin et de faire grandir des plantes en acceptant l'aide et l'adversité qu'offre tout à la fois le milieu naturel. Nul doute que c'est une activité très saine et formatrice et en effet elle est, contrairement à tant de pratiques culturelles, appréciée dans toutes les classes sociales. Mais d'une part il est douteux que le jardinage ne laisse pour cette raison aucune prise aux violences de classe (4) et d'autre part cela serait-il même désirable ? Faut-il que toute conflictualité soit effacée des jardins potagers dans des quartiers qui vivent cette tension qu'on appelle gentrification et qui consiste en l'accaparement des quartiers populaires par des classes plus aisées, elles-mêmes repoussées des centres-villes par une classe d'hyper-riches décidé-e-s à avoir un domicile dans chaque capitale ?
Les guérillas jardinières que mentionne l'auteure en passant n'ont pas d'autre but que la lutte contre ces dynamiques à l’œuvre dans les grandes villes du monde, cette sorte de latifundiarisation urbaine, d'accaparement immobilier, de spéculation sur les lieux de vie, d'avidité foncière encouragée par les politiques publiques. Les exemples d'actions collectives en lien avec le jardinage se succèdent un peu trop vite et sans donner beaucoup de sens. La distinction entre hortus (le jardin) et ager (le champ) ? Entre des logiques productives et récréatives ? Avec d'autres pratiques rurales (cueillette, chasse et élevage nomade) pas mieux considérées que l'agriculture ? Cela reste flou. Après tant d'exemples et de beaux enthousiasmes (certains légitimes, d'autres moins), il ne reste que cette idée (essentielle) que l'agriculture est loin d'être une activité négligeable, qu'au contraire elle est ou devrait être au cœur de nos préoccupations écologiques et sociales. Un beau sujet, donc, et très richement illustré mais que son traitement fait hésiter entre la leçon de philosophie libérale et le tour du monde des alternatives jardinières.
(1) Aux yeux des premiers zootechniciens, « les paysans et les bœufs, ce sont des bœufs », explique Jocelyne Porcher, l'auteure de Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIe siècle (communication personnelle). Dans mon collège rural, plus de cent ans plus tard, les enseignants comparaient souvent les élèves aux bovins de cette région d'élevage.
(2) Cette classe a été exterminée au XXe siècle dans les pays développés, par la famine sous les régimes autoritaires et par le marché dans les autres. Aujourd'hui encore, la plupart des politiques et l'administration agricole ne voient d'autre solution à la crise de l'élevage que l'agrandissement des fermes et le dépôt de bilan des moins rentables. Les agriculteurs/rices constituent entre 2 et 3 % de personnes en activité en France.
(3) Elle est beaucoup plus ambiguë que le proto-nazisme que décrit Joëlle Zask. Lire à ce sujet Aurélien Berlan, « Pour en finir avec l’alternative "Progrès" ou "Réaction" », L'An 02, n°6, 2014.
(4) C'est pourtant le propos de l'auteure, qui contredit l'expérience des jardinier-e-s de mon entourage, même ceux et celles qui me trouvaient mauvais esprit dans « Écologie : la petite bourgeoisie s'amuse », L'An 02, n°7, 2015.