Essayez l'ignorance

S'il est un domaine dans lequel nos représentations baignent dans un mélange de connaissances assurées et d’irrationalité, c'est le corps et la santé. J'y pense depuis longtemps mais la crise sanitaire en a donné de nombreuses illustrations, notamment avec les ruées sur la chloroquine, la nicotine et maintenant l'eau de Javel… J'y pense depuis que j'ai lu Le Sain et le malsain (Le Seuil, 1993), ouvrage dans lequel l'historien Georges Vigarello montrait que ce qui est bon pour la santé et ce qui ne l'est pas constitue une sorte de système d'images mentales à la logique parfois étonnante. Par exemple, les épices (poivre, cannelle, clou de girofle, etc.) ont la particularité de pourrir difficilement, en conséquence de quoi elles ont été perçues comme saines : la pourriture étant malsaine, l'imputrescibilité – des minéraux, des épices, etc. – était saine. Comme elles ont aussi un goût très fort, l'analogie avec l'ail a constitué une évidence, quand bien même le goût et les vertus thérapeutiques n'auraient aucun lien entre eux. L'ail a donc été investi des mêmes qualités que les épices au coût prohibitif, pour devenir l'épice des pauvres. Étrangement, ces qualités prêtées à l'ail sont en grande partie reconnues par la science moderne. Antibactérien, aliment santé, excellent en cas de rhume avec de l'eau chaude, du thym, du citron, du miel, du gingembre… (sans oublier de porter un cristal en contact avec votre peau !) Aujourd'hui encore, ce que nous savons de source sûre et ce que nous imaginons et transmettons comme représentations est encore un peu confus… Tout ça pour dire que cette crise sanitaire appuie pile là où nous sommes les moins rationnel·les.

Ce que nous avons appris pendant cette crise et que nous ignorions avant, ce que nous apprendrons plus tard et ce que nous n'apprendrons sûrement jamais constitue une sorte de magma primitif en constante évolution. En tout cas pour moi mais bienheureux ceux qui ont la science infuse, quand on voit que les savants les plus prestigieux prennent des allures de Madame Soleil. Si je sais, je change mon comportement et j'adopte des gestes plus efficaces pour ne pas contribuer à l'extension de la pandémie. Je découvre l'utilité d'un masque, même fait maison, pour éviter la formation d'un nuage humide autour de ma bouche et de mon nez. Je découvre l'inutilité relative du masque quand je croise des personnes dans la rue, a fortiori à vélo, mais sa nécessité quand les personnes en question parlent ou que nous sommes ensemble dans un lieu fermé. Je constate que la manière dont je traite mes vêtements de sortie tient beaucoup à mon expérience des punaises de lit en voyage, quand bien même les punaises ne se propagent pas comme des virus car elles ont des petites pattes et eux non. C'est un bon départ mais pour mieux faire il me faudrait connaître la durée de vie des virus sur telle ou telle matière. C'est un puits sans fond de connaissances à aller chercher, à comprendre, à peser, à assimiler. Navigateurs/rices expert·es du net avec une bonne culture scientifique ou pimpins qui s'envoient des vidéos de chats et de médecins (je fais partie des deuxièmes), nous en apprenons tous les jours. Tous les jours, nos représentations mentales se mêlent avec des éléments avérés (ou pas vraiment) pour recréer un système de représentations encore susceptible d'évoluer. D'habitude plus inertes, ces représentations changent à toute allure pendant la pandémie parce que nous y avons un intérêt très fort et parce que l'espace public est au diapason.

C'est le bon moment pour changer, de représentations et de comportements, nous y sommes mieux disposé·es que jamais. Mais nous nous heurtons aussi à beaucoup d'ignorance. En premier lieu, celle de la recherche qui avance à son rythme et nous livre des informations qui sont réfutées ou se précisent peu à peu sur la durée d'incubation, les modes de transmission, les symptômes du Covid, etc. C'est comme ça que la connaissance avance, il n'y a pas de baguette magique. En second lieu (et c'est bien plus grave), il y a les mensonges d'État. Il y a cette porte-parole du gouvernement qui « assume de mentir » et nous a expliqué pendant des semaines que les masques n'étaient en aucun cas utiles pour le grand public alors qu'il est avéré aujourd'hui qu'ils constituent une méthode simple et assez efficace (ce qui n'exclut pas les autres) pour réduire les contaminations. Il y a cette impression d'être pris·es pour des imbéciles par des personnes sans aucune crédibilité, perdues mais toujours aussi arrogantes, qui nous taisent les raisons de leurs arbitrages et nous servent une communication à deux balles (Emma l'a bien résumé ici). Une communication qui, outre qu'elle fait offense à notre intelligence, ouvre la porte à la plus grande dispersion. Si le gouverne ment, les théories du complot fourmillent, la recherche d'infos se fait plus frénétique et plus douteuse, et surtout la notion d'intérêt collectif se dilue et nous sommes moins susceptibles d'adopter en masse les bons gestes, ou alors seulement sous la menace du bâton et sans vraiment les comprendre. (Sans compter l'improvisation, l'incurie et les critères douteux du pouvoir... c'est une autre question.)

Vous trouvez que la vérité coûte cher ? Essayez l'ignorance, disait l'autre. L'ignorance, ça va leur coûter un attirail sécuritaire (état d'urgence, verbalisations arbitraires, drones, matos de surveillance et logiciel de traçage) encore plus violent que celui qui leur sert d'habitude à masquer leur isolement politique mais aussi des soins hospitaliers plus nombreux, une crise sanitaire et économique à rallonge… L'ignorance, ça les flatte au début mais ça finit par coûter cher aux gestionnaires d'austérité sélective qu'ils sont. Vautré sur ses 8,6 millions de voix du premier tour (mazette, tout ça !), le général Macaron a choisi de parier sur notre ignorance et révèle ainsi sa nudité. Alors que c'est le moment d'essayer la confiance et l'intelligence, il continue à nous donner envie d'éteindre le poste quand il cause dedans. Les modèles de gouvernance français et allemands sont comparés à cette aune (et à d'autres dans cette excellente interview de l'historien et germaniste Johann Chapoutot) mais je préfère laisser la parole à un camarade :

« Au lieu de nous gendarmer jusqu’à la lie, de telles pratiques [d'examen collectif des différentes solutions disponibles], parce qu’elles impliquent des échanges, de la relation, permettent une appropriation collective des données sanitaires, de la connaissance de l’épidémie et du virus, des gestes barrières, non pas par une pédagogie descendante (dont on voit actuellement comment elle est littéralement insoutenable, la confusion et les contradictions des messages officiels, conduisent à faire n’importe quoi, car rien ne vaut) mais par un apprentissage en commun, par l’expérience partagée, dite, remise en cause, contradictoire. »

Refuser de parier sur notre intelligence et nous prendre pour des imbéciles, ça non plus, on ne l'oubliera pas.

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