Cameron Highlands : la ruée vers l'or vert
Par Aude le dimanche, 17 août, 2014, 11h54 - Malaisie et Indonésie - Lien permanent
Dans les hautes terres de la péninsule malaisienne, une association d’habitant-e-s lutte contre les ravages d’une agriculture industrielle.
Tout le monde se retrouve dans les Cameron Highlands : les touristes malaisien-ne-s, attiré-e-s par les températures clémentes, entre 20 et 25°, les fruits et légumes exotiques (fraises, laitues) qui poussent sous ces conditions et le petit air anglais de cette station fondée par les Britanniques au XIXe siècle ; les touristes internationaux pour les plantations de thé, les sentiers dans la jungle moussue, abondamment arrosée par des averses régulières, et… les températures clémentes.
Plantation de thé dans les Cameron Highlands
Tout le monde s’y retrouve, dans les Cameron Highlands ? Le
développement du district a créé des petites fortunes, à la fois dans le
tourisme et dans l’agriculture, bien qu’officiellement il ne soit dédié qu’au
développement agricole. Mais les habitant-e-s s’inquiètent de la piètre qualité
des eaux, de leur rareté, et de la santé qui se dégrade. Des enfants naissent
malformé-e-s, les cancers sont plus nombreux, et les préoccupations
environnementales sont maintenant très présentes dans les têtes des
Cameronians.
L’association fondée par Ramakrishnan Ramasamyn, un enfant du pays d’ascendance
indienne, s’est dans un premier temps assuré le soutien de grosses ONG
nationales et internationales mais aujourd’hui elle tient sur une base locale
très motivée. Dans un district de 35.000 habitant-e-s, elle revendique 2000
membres. Fermiers bio ou aux techniques traditionnelles, patrons de la
franchise d’une multinationale américaine ou de l’agence locale de la plus
grosse banque du pays, propriétaires d’hôtels ou d’auberges, de nombreux
acteurs et actrices de la vie économique de Tanah Rata et de ses environs
contribuent au financement des activités de REACH (Regional Environmental
Awareness Cameron Highlands, plaidoyer pour l’environnement dans les Cameron).
Rama, qui la préside toujours, connaît sur le bout des doigts son milieu (il
est pompier et sauveteur) mais aussi les questions d’écologie telles qu’elles
se posent sur la scène internationale. Il rigole donc, lui dont les pesticides
sont le cauchemar, en remarquant que l’acronyme est le même que notre programme
européen d’évaluation des produits de synthèse.
Rama à Tanah rata
REACH réclame l’éradication de nombreuses pratiques agricoles sauvages qui
consistent à s’installer en-dehors des terres allouées à l’agriculture,
toujours plus haut et sur des pentes plus raides. La culture hors-sol ou sous
serre ne permet plus à la terre d’absorber les eaux de pluie, les fermiers se
battent dans une véritable guerre pour capter une eau que le voisin n’aura pas,
et tout le monde disperse des pesticides en quantités aberrantes (1), sans le
moindre procédé de filtration des eaux polluées. Les Cameron Highlands font
figure de Far West en pleine ruée vers l’or vert, avec des conflits d’usage mal
encadrés et même une tentative d’assassinat de Rama, dont le pick-up saboté est
tombé dans un ravin. Les autorités ont pourtant à leur disposition une
réglementation rigoureuse. Toute installation agricole est soumise à l’accord
d’une pléthore de départements : agriculture, environnement, énergie, etc.
Mais dans les faits les contrôles sont peu nombreux, rarement suivis de
sanctions et les conversations sur l’environnement dans les Cameron finissent
régulièrement sur des plaintes concernant la corruption (2). Il y a de fait
autant de fermes illégales que légales dans le district, et l’on y trouve sous
de fausses étiquettes des pesticides interdits, importés en contrebande de
Thaïlande. « La plupart contient du DDT. Les populations d’insectes
s’effondrent », observe Jason, qui est guide naturaliste.
Culture de fraises hors-sol
Situation paradoxale d’une vie sociale très réglementée mais d’un état de droit
vacillant qui s’en remet aux bonnes volontés. Celles de REACH semblent
inépuisables. L’association mène un programme de recyclage des déchets,
qui promeut le compostage des matières organiques et compacte les recyclables
avant de les faire traiter dans les basses terres. Elle s’est aussi fait
connaître en sollicitant les habitants pour la réalisation collective d’un
répertoire des 600 orchidées présentes dans le district, dont une partie a déjà
disparu sous les pieds des visiteurs. Elle intervient également dans les
écoles, sensibilise à l’environnement, commande des études épidémiologiques,
mesure la qualité des eaux, lance des opérations de reforestation, etc. Le tout
avec une seule salariée, un budget levé localement ou sur projet auprès
d’instances internationales (fondations, ambassades, etc.) et des forces
bénévoles qui incluent toutes les communautés ethniques, y compris les ouvriers
agricoles migrants et les Orang Asli ou peuples autochtones, les premier-e-s
concerné-e-s par la dégradation des paysages et la déforestation.
Paysage de serres à Tanah rata
Rama fait également office de ranger sur son temps libre, exerçant sa
surveillance grâce à un appareil volant téléguidé qu’il prend soin de ne pas
appeler un drone, puisqu’il n’a pas d’autorisation de vol, mais procédant à des
« arrestations citoyennes » en cas de délit, un droit (un
devoir !) qu’il a découvert dans sa lecture attentive des textes de loi.
« Ce n’est pas du droit ou de l’État qu’il faut attendre la
solution », nuance-t-il : « il faut que les mentalités évoluent.
Les terres appartiennent encore à des petits fermiers, on a encore les moyens
de faire changer les choses ici ». La communauté politique a encore son
destin en main, mais aujourd’hui les petites fermes des Cameron font l’objet
des convoitises de grosses compagnies qui les rachètent l’une après l’autre. Et
il n’y a pas de mystère : un écosystème aussi fragile ne peut pas fournir
fruits et légumes à la moitié du pays, ni accueillir beaucoup plus que sa
capacité de charge. À 50.000 habitant-e-s, il se dégrade inéluctablement.
Aujourd’hui, en comptant les ouvriers agricoles et les places d’hébergement, on
y est. « Je donne encore cinq ans aux Cameron Highlands avant qu’on manque
d’eau potable », prédit Rama. Mais cela ne l’empêche pas de se faire
ami-e-s et ennemi-e-s en tentant de renverser le mouvement (3).
Randonnée dans les Cameron
(1) Les ouvriers agricoles qui les manipulent sont peu sensibilisés à leurs
dangers et mal encadrés par des fermiers malaisiens peu présents. Ils viennent
du Bangladesh, du Népal, de Birmanie, d’Indonésie. Ils travaillent pour moins
que les mille et quelques ringgits qui sont en passe de devenir le salaire
minimum malaisien.
(2) “Corruption running
wild at Cameron Highlands”, Ramakrishnan Ramasamyn, 1er juin 2010.
(3) “The Ravaging
of Malaysia’s Cameron Highlands”, Kate Mayberry, 25 octobre 2013.
Photographies : Delphine K. et Aude Vidal