Limites de la bienveillance

L’an dernier le succès de la notion de bienveillance interrogeait mon mauvais esprit. Depuis, cette notion a pris encore plus de place dans l'espace public. De l'éducation positive au développement personnel, la bienveillance a envahi jusqu'aux discours militants, dans un large spectre qui va des plus radicaux/ales aux bénévoles de la campagne Macron. Certes, écrivais-je, « la bienveillance, ce pourrait être cette manière d'être ensemble sans s'user, sans se faire trop de mal les un-es aux autres, pour continuer à militer, faire venir du monde et ne pas se retrouver avec trois warriors et deux tondus dans des rangs clairsemés ». Mais, alors que l’injonction à la bienveillance devenait omniprésente, j’avais l’impression d’un comportement dont il n’était plus question d’interroger le sens, d'une véritable norme qui n’était plus (seulement) un moyen de renforcer les rangs des militant-es en cultivant entre eux et elles des liens plus positifs, contre l'usure ou contre la violence qui irrigue ces milieux (1). Au nom de la bienveillance, valeur observée à Nuit debout, je notais par exemple qu’il n’était plus possible de huer à l’ancienne un type venu servir un discours de préférence nationale. À quoi servait donc la bienveillance si ce n’était plus une qualité relationnelle à construire entre camarades mais une obligation sociale, un genre de droit humain dû même aux fachos ?

La foire aux ressentis

Depuis j'ai eu encore d'autres occasions de constater que la bienveillance fait sérieusement régresser les groupes militants et que le soin attentif aux sentiments des un-es et des autres est plus inquiétant que prometteur. Entendons-nous bien, les sentiments sont de précieux indices pour repérer une situation violente. Victime moi-même de harcèlement moral au travail, j'ai senti que la situation qui m'était imposée m'était préjudiciable et pleuré devant mon patron bien avant de comprendre la violence qu'il me faisait. Mais de là à faire de la politique, même de la micro-politique, sur la base de sentiments, cela semble compliqué. Parce qu'une expérience sensible peut être partagée mais elle garde un caractère très intime sur la base duquel il est difficile de construire du commun. Heureusement, le terme « ressenti » semble mieux parler de ce en quoi nos sentiments sont une réponse à notre environnement, une réponse évidente et légitime, normale, quoi. Le ressenti, ça fait tout de suite plus sérieux. Mais, si la lexicologie en sort grandie, le problème demeure : il est toujours aussi difficile de faire de la politique avec des ressentis.

Qu'il s'agisse de répondre gentiment, à la demande et de manière plus diffuse, aux ressentis de chacun-e et la foire d'empoigne s'ouvre. Là, la bienveillance peut faire bien mal, surtout quand on manque d'expérience : laisser pourrir des situations identifiées par les personnes qui le vivent comme du « harcèlement » avec une gestion molle (pour ne pas dire réticente) du conflit qui arrange tout le monde… ou presque ; virer les dernières venues d'un groupe de parole « en raison de certains malaises qui se sont dégagés au cours des derniers échanges » et sur lesquels les personnes invitées à faire un groupe de parole ailleurs (!) n'en sauront pas plus ; refuser de voir le contexte de violence dans laquelle s'inscrit un geste violent et s'en tenir à un récit collectif qui reste centré sur le ressenti par les autres de ce seul geste.

Brutale bienveillance

Toutes ces démarches se réclament de la bienveillance mais le fait qu'elles en viennent à faire si mal doit nous alerter. Que sous ce prétexte se pratiquent des exclusions aussi mal assumées, que ces pratiques bienveillantes laissent des boules dans le ventre ou la peur de revenir, voilà qui interroge. Quand les bonnes intentions ne sont pas bien équipées, quand rien n'est formalisé, cette bienveillance peut se contenter d'être le bras armé des ressentis majoritaires pour préserver confort et entre-soi. « Oui mais moi j'ai ressenti/nous on ressent ça », point final. Les ressentis majoritaires, ou ceux des personnes les plus appréciées dans le groupe, seront pris en considération tandis que les autres pourront toujours être renvoyés à leur nullité : « Ça, c'est ton ressenti. »

Dans tel groupe, partir énervé·e est ressenti comme violent alors que dans un autre rester avec sa colère l'est. De là à penser que c'est la colère qui n'a pas droit de cité, qu'il faut surtout ne pas déranger… Au fond, tous les groupes ont envie que tout aille bien et sont prêts à retrouver un semblant de calme après n'importe quelle procédure d'étouffement. Bien peu sont prêt·es à regarder le conflit en face. La bienveillance contribue ici à un désaveu un peu pleutre du conflit, elle se réduit à un objectif de préservation du confort de chacun·e.

Les valeurs de soin aux autres, cultivées jadis par les féministes pour aider à se construire une capacité d’agir collectivement, se retrouvent désormais, sous l'appellation de bienveillance, dans d'autres sphères militantes, au point que des hommes (qui en avaient peut-être moins besoin que les femmes) s'en emparent dans des groupes mixtes. Ils n'interrogent plus la violence et les relations de pouvoir mais s'arrêtent à leurs ressentis et à leur malaise… Tel qui a été bousculé par une violence qui fait écho en lui n'accordera pas la même empathie pour une violence lointaine ou exercée sur des personnes avec lesquelles il ne s'identifie pas (et l'on sait la difficulté des hommes à s'identifier avec des personnages féminins ou des femmes). Ses sentiments, devenus ultra-légitimes, font office de filtre pour surtout ne pas entendre la souffrance d'autres, qui par leur position dans la pyramide alimentaire (par leur classe, leur sexe, ou leur « race ») avaient de toute manière vocation à ne pas être entendu·es.

Quel but et quels outils ?

Que s'est-il passé ? Quelques camarades s'inquiètent du glissement qui s'est opéré en quarante ans, des groupes de conscience des féministes qui discutaient « non pas de leur ressenti mais de leur expérience, à identifier l’ensemble des dynamiques violentes dans lesquelles elles se trouvaient » aux groupes de parole (2) d'aujourd'hui, où « l’idée [est] de faire du bien et se faire du bien, parce qu’être une femme ou personne queer bien dans sa peau, c’est déjà un acte politique » (n'hésitez pas à suivre les liens, qui mènent à des textes bien inspirés). De bienveillance en attention aux ressentis, le résultat, c'est que le confort des un·es finit peut-être par compter plus que toutes les valeurs que nous défendons. Quitte à broyer les plus fragiles, les différent·es ou celles et ceux qui sont tout simplement minoritaires dans le groupe, alors que l'intention de départ était plutôt de les protéger… Il est peut-être temps de se munir d'outils plus fiables que l'attention aux ressentis pour nous éviter de mal identifier les violences et la domination : non, la violence n'est pas ce qui fait mal (3) mais une relation à l'autre bien spécifique. L'objectif de bienveillance peut inviter plutôt à l'adoption de procédures formelles pour désactiver l'agressivité susceptible de surgir dans le groupe ou bien à une culture de non-violence basée sur l'observation rigoureuse des dynamiques qui le traversent et qu'on peut nommer « rapports de pouvoir ».

Il est également possible de retourner à la source et d'interroger la pertinence de la notion même de bienveillance. Car c'est, pour info, un avatar de l'amour chrétien. Ainsi peut-on être également dominateur et bienveillant, c'est la définition même de la galanterie et du paternalisme. C'est justement ce qui m'empêchait de comprendre la violence de la relation que mon patron m'imposait (voir plus haut) : il était bienveillant et décidait à ma place de ce qui nous arrangerait le plus, lui et moi (et surtout lui). À lui de bâtir sans moi un compromis entre nos intérêts contradictoires, son confort et le respect de mon intégrité. Ce compromis est tout l'enjeu de l'administration bienveillante des personnes, un concept qui a de l'avenir à la fois en management et en politique. Il est peut-être temps d'aller chercher ailleurs que dans la bienveillance les outils pour réguler les conflits, dans les collectifs militants et ailleurs. Je propose pour commencer la justice.

(1) De l'intérieur, vu les intentions affichées et les récits selon lequel le mal serait extérieur à nous (les pouvoirs, le capitalisme), on se dit que ça serait encore pire ailleurs. Mais j'ai de nombreux échos d'après lesquels la passion qui anime les militant·es ferait des milieux qui n'ont pas de leçon de non-violence à donner au reste du monde.

(2) Notons le passage du groupe de conscience au groupe de parole : d'échanger pour prendre conscience à échanger comme une fin en soi, une « fabrique des conforts affectifs ».

(3) La franchise fait parfois mal, parce que tout n'est pas agréable à entendre. Être confronté·e à ses responsabilités est parfois très désagréable, même quand c'est fait avec délicatesse. Juger d'une parole sur le seul critère de son effet sur son récipiendaire, c'est s'interdire de discriminer entre des propos justes, exprimés avec soin mais qui appuient sur des endroits sensibles, entre des propos maladroits, exprimés avec désinvolture, bêtise ou manque d'expérience, et des actes d'agression qui avaient pour but de blesser.

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