Des vies inhumaines

Les vies que nous menons depuis deux semaines, pour celles et ceux qui sont tributaires de transports en commun en grève, ont fait apparaître l'inhumanité de nos vies – en particulier en région parisienne. Nous naviguons d'habitude sans trop de mal (encore que sans goût et sans aisance) dans des espaces surdimensionnés, qui ne sont pas à taille humaine. Cela ne nous était peut-être jamais apparu avec autant de clarté qu'il y a deux semaines. À combien de kilomètres vivons-nous de notre travail – ou travaillons de notre domicile ? Certes la durée est aussi une expérience sensible mais ces 15 km qui se faisaient en 50' sans y penser ont pris une réalité particulière et sont devenus impossibles à surmonter. Il en est qui ont tenté l'aventure les premiers jours et ont marché deux heures et demie à l'aller, autant au retour, pour satisfaire à leurs obligations. D'autres ont découvert le vélo dans les pires conditions : la masse critique est là mais les équipement sont dimensionnés pour 5 % de cyclistes et les voitures se pressent encore plus nombreuses et conduites par des personnes encore plus énervées que d'habitude. Cette vie-là est un petit enfer. Même à vélo, même à 3,5 km de mon lieu de socialisation principal, je n'ai encore trouvé aucune puissance dans cette nouvelle vie, hors les manifestations.

Depuis des années, même si j'ai une aversion très abstraite pour la société industrielle, je ne ressens pas dans ma conscience et dans mon corps toute la violence qu'elle nous fait. Je me plie à ses règles, je vis en ville et j'aime ça, même si je passe trop de temps dans les transports et que je le remplis avec la pire occupation que je me sois jamais trouvée : surfer sur Internet ou twitter. Je suis assez complaisante dans ma vie des tous les jours avec la poubelle industrielle et je ne m'identifie pas trop à la position de camarades à qui la vie urbaine est insupportable et qui se sont installé·es à la campagne. Je les comprends, abstraitement, mais je ressens assez peu souvent ce refus du corps et de l'esprit face à la ville. L'expérience que j'avais de ce refus des tripes était jusqu'ici rare et peu puissante : un moment d'angoisse dans le métro pour aller à un entretien d'embauche, le blues du dimanche soir face à la perspective de traverser Paris en métro. Et des répugnances face au vélo quand je ne croise que des inconnu·es dont une partie est mal disposée envers moi.

Depuis deux semaines, ma conscience se braque devant les récits de galère dans les transports. Non pas que je ne soutienne pas le mouvement social en cours, c'est plutôt que m'apparaissent dans toute leur misère les vies qui nous sont imposées le reste du temps et qui se révèlent avec les grèves (la mienne n'étant certainement pas la pire). Comment pouvons-nous supporter des vies si inhumaines ?

Vous me direz qu'habiter dans une métropole, c'est comme la météo, on ne peut rien y faire, c'est là qu'est le boulot. Sauf que depuis quelques décennies une nouvelle étape de métropolisation est en cours. Tout se concentre pour faire des économies d'échelles ou bâtir des champions de la compétition mondiale et on assiste à un abandon des centres urbains moyens au profit de géants régionaux et de course vaine des géants régionaux pour exister face à Paris. Concentration des universités (2), abandon des services publics dont le train, réforme des régions, ce sont bien des politiques et non des phénomènes naturels qui ont vocation à rendre désuètes des villes comme Limoges ou Amiens, à abandonner les ruraux dans leur lisier et à refaire ce « désert français » qui servait jadis d'épouvantail.

Dans son excellent article « Grand Paris : Enlarge your capitale » (1), Philémon rappelait que 40 % des Francilien·nes aimeraient quitter l'Île de France et que leur ville idéale faisait 10 000 habitant·es. Voilà une taille plus humaine. Mais les autorités aménagement un Grand Paris pour gagner un concours de bite mondialisé, même si cela suppose de mettre 60 % d'habitant·es dans des bétaillères tous les matins. La promiscuité nous est pénible et nous rend pénibles, les prix s'envolent, tout est saturé, des lignes de métro et RER au marché du logement, le marché immobilier ne permet plus de loger tout le monde, les distances s'accroissent, nous n'en pouvons plus mais le Grand Paris avance. Côté social, ce sont des vies encore plus broyées. Côté écologie, les besoins de mobilité sont accrus mais les transports seront plus verts (sachant que le kilomètre le plus propre est celui qui n'est pas parcouru). Tout cela ne répond pas à l'attractivité de la super-métropole française, elle la suscite alors que nous, nous avons besoin de nous disposer plus harmonieusement sur le territoire national.

Les grèves, au-delà de l'épreuve qu'elles constituent (même quand on les soutient très fort), nous donnent l'occasion de remettre en question nos vies malmenées au bénéfice de la puissance. De qui ? De quoi ?

(1) Publié initialement dans la revue L'An 02 (n° 4, 2014) puis dans le recueil En attendant l'an 02 (Le Passager clandestin, 2016), ce texte fera bientôt l'objet ici (ou ailleurs, avis aux amatrices) d'une édition nouvelle et actualisée.

(2) Il me semble que le domaine de l'éducation supérieure et de la recherche est le plus bel exemple d'une compétition organisée là où il n'y avait jadis que des universités répondant aux besoins de formation de leurs territoires et produisant au passage une recherche de qualité. La carotte des acronymes en -ex pour « excellence » (IDEX, LABEX) a rendu difficile la critique de ce mouvement de concentration des moyens et de mobilité obligatoire pour les meilleur·es d'entre nous. Celles et ceux qui ont joué le jeu de la compétition et l'ont perdu ont peut-être développé un esprit plus critique depuis lors...

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