Vivre avec une dépression par temps de Covid
Par Aude le dimanche, 1 novembre, 2020, 08h56 - Textes - Lien permanent
Ce n’est pas un scoop, la vie par temps de Covid exacerbe les problèmes de santé mentale. Pour tout le monde, y compris celles et ceux qui vont assez bien d’habitude et qui nous disent leur détresse et le coût énorme du confinement – particulièrement pour les femmes, comme ici Titiou Lecoq.
Il y a la difficulté du confinement (j’avais dans un premier temps utilisé le mot violence mais je le réserve aux douze personnes mortes des mains de la police en huit semaines de confinement ce printemps et aux autres blessées). Et il y a l’angoisse par rapport à l’avenir quand on n’est pas en CDI ou fonctionnaire et qu’on voit le chômage grimper en flèche.
Pour celles et ceux qui avaient déjà des troubles dépressifs ou anxieux avant mars, tout se complique. Depuis plus de deux décennies que je suis cliniquement déprimée, des gens autour de moi ont l’idée saugrenue de me remonter le moral en me faisant valoir que mon sort n’est pas si dur comparé à… Mes parents faisaient déjà ça en nous parlant des petits Biafrais qui n’avaient pas à manger quand nous tirions la gueule devant la soupe caca d’oie et le chou-fleur bouilli (1). C’est un argument qui ne marche pas. Les gosses s’en foutent et pour les adultes avec un minimum de sens de l’empathie, savoir qu’il y a pire ailleurs est un crève-cœur de plus, comme de voir ce monsieur sortir le soir les cartons de sa cachette pour les disposer dans un recoin dans lequel il dormira ou d’imaginer la misère derrière cette dame triste et grise dans son anorak élimé. Non, ça n’aide pas de savoir que derrière sa détresse à soi, il en est tant d’autres – et ça fout en rogne, de savoir que celles-là se soigneraient si facilement avec les budgets qui sont plutôt consacrés à goinfrer les plus riches.
Voir le monde s’écrouler autour de soi n’aide pas, bizarrement. Et très concrètement, c’est plus facile d’être la seule de la bande à ne pas aller très bien que de ne plus pouvoir s’appuyer sur personne parce que tout le monde se débat pour ne pas sombrer. Les repères, les points fixes, les ami·es solides sont aussi fragiles que vous et vous ne savez plus à quoi vous accrocher.
J’ai bénéficié pendant des années d’ami·es formidables (et de quelques un·es plus douteux), toujours là au téléphone ou en vrai, d’une patience inouïe. J’ai eu tout le temps de constater qu’au téléphone s’installe facilement une sorte de solitude à deux : le risque de monologue est plus fort, l’attention d’autrui est moins réconfortante que ne le serait sa présence… J’ai fini par éviter le téléphone et ces longues conversations dont je sortais souvent frustrée, n’ayant pas réussi à sortir de moi-même et à me faire emporter par l’autre. Plus tard, quand des ami·es me demandaient si j’avais besoin d’une oreille attentive, je leur proposais plutôt de nous trouver des activités à faire ensemble, pour me changer les idées – et parce que les oreilles attentives trop complaisantes sont des trous béants où s’enfoncer confortablement. Au début du premier confinement, nous avons tou·tes tenu à rester en contact par tous les moyens mais le plaisir s’est érodé en voyant que ça ne remplaçait pas la rencontre physique. Qu’il manquait quelque chose. Quand on est déprimé·e, qu’on a, encore plus que d’autres, besoin d’une vie sociale et de rencontres à forte valeur humaine, le téléphone ou la visio pour ressasser ses histoires glauques et se sentir coupable ensuite d’avoir trop parlé et ennuyé l’autre n’aide pas. Il nous faut de vraies rencontres, les télécommunications n’en sont que de pauvres substituts.
Notre bonheur tient pour beaucoup aux liens que nous avons avec d’autres et l’isolement est un très fort facteur de dégradation de la santé mentale. Là encore, ce n'est pas un scoop. J’ai pu constater autour de moi que le confinement avait fait pire que de nous isoler pendant huit semaines. Il avait brisé l’envie de se voir dans les mois qui ont suivi. J’ai rarement été aussi seule dans ma vie que lors du déconfinement. Et depuis, je vois bien comment les promesses de se voir ont souvent été des vœux pieux : les réunions de l’asso joignables par Zoom qui m’évitent de me déplacer, les ami·es que je ne relance plus et les démarches entreprises pour rencontrer de nouvelles personnes après des interactions en ligne mais ce n’est jamais le bon moment (2), l’angoisse liée aux rumeurs concernant la propagation du Covid (il suffirait de croiser une personne, de toucher un objet pas désinfecté après qu’une amie a posé le doigt dessus), le manque de volonté qui isole et l’isolement qui fait dire à quoi bon, en un cercle vicieux. Plus on déprime, moins on voit du monde et plus on déprime. Après ces quelques mois en demi-teinte, lors desquels la force de la vie sociale avait combattu une spirale mortifère, il faut retrouver une solitude qui est de nouveau contrainte et organisée,de la manière la plus incohérente et arbitraire, de nouveau sans soin pour notre santé mentale.
J’ai remarqué dans le jeu des sept erreurs entre les deux confinements que les parcs et jardins n’étaient pas fermés – sauf décision d’un·e préfèt·e qui fait du zèle. Mais tu as toujours intérêt à habiter à moins d’un kilomètre du square, l’usage des espaces extérieurs est toujours limité à une heure et tu n’as toujours pas le droit de t’asseoir, c’est pour l’exercice physique seulement. Ces mesures qui n’ont d’intérêt que vexatoire sont des décisions toxiques quand on sait le bien que fait un bout de nature.
J’ai remarqué aussi cette nouveauté que les personnes handicapées avaient le droit de sortir avec un·e accompagnateur/rice et sans motif spécifique. Connaissant la police de mon pays, je ne me risquerais pas à en profiter, même avec tous mes papiers, avec un handicap non-visible. (Je ne retrouve plus le reportage sur des policiers municipaux du Var ayant continué à frapper une jeune femme en robe d'été qui les avait insultés alors que son amie leur criait : « Elle a un handicap ! » Ils s’étaient justifiés en arguant que les handicaps étaient d’habitude visibles. Ben non.) D’autre part, beaucoup de personnes dépressives ont des affections de longue durée (ALD, un dispositif qui facilite les soins dans le cadre de maladies chroniques) mais pas d’autre reconnaissance officielle de leurs difficultés, elles ne sont pas handicapées malgré leurs besoins spécifiques. Et encore une fois, la santé mentale est un continuum et nous sommes très nombreux/ses à avoir avancé d’une case, de ça va bof à très fatigué·e et d’un peu déprimé·e à vraiment mal, à se demander même si on passera l’hiver et à quoi bon vivre si c’est dans ces conditions ?
Ces tristes cravates qui nous gouvernent, qui soit considèrent que le travail peut remplacer toute vie sociale soit ont le culot d’essayer de nous le faire croire, comme si nous étions d’une autre espèce que les personnes qu’elles aiment, permettent aux personnes handicapées de sortir mais persistent à ignorer les besoins humains vitaux de tou·tes les autres. Il est interdit de visiter ses proches (sauf pour assistance aux personnes dont la vulnérabilité est laissée à l’appréciation de cette maréchaussée à visage si humain) mais toujours possible d’aller travailler, étudier ou faire garder ses enfants dans des établissements où des populations macèrent ensemble toute la journée puis se dispersent, jour après jour après jour. En résumé : on n’a pas le droit de visiter une ou deux personnes proches mais il est toujours obligatoire de s’entasser à trente et plus dans des conditions parfaites pour la propagation du virus. Le reste du temps (et pour les personnes sans emploi, retraitées ou en télétravail, c’est tout le temps) nous sommes coincé·es chez nous, à nous déliter lentement. Mais ne vous inquiétez pas, c’est vrai que pour la rentrée scolaire on avait un plan à deux balles qui ne nous coûtait rien, là promis on en met trois sur la table, vous valez bien ça. Et ne vous énervez pas, l’effort est comme il se doit à la hauteur des enjeux et partagé de manière équitable (3). Entre les patrons pour lesquels on assure la disponibilité des employé·es et nous autres qui en payons le coût sanitaire en amputant nos vies, en nous privant de l’essentiel : nous écopons péniblement, même celles et ceux à qui il manque déjà un bras, pendant que de l’autre côté le robinet est resté ouvert.
Quelle ironie, que ce projet de société, qui ressemble tellement au rêve sarkozyste puis macroniste d’une société d’atomes industrieux travaillant toujours plus pour toujours moins, soit imposée au nom de la santé publique, alors qu’elle est si néfaste à notre santé envisagée d’un point de vue global, corps et esprit, individu et société.
Gwen Fauchois, dans l’interview qu’elle m’a accordée pour CQFD, disait au printemps : « Ce confinement a été construit en se basant sur un étalon posé comme universel mais qui en réalité ne ressemble qu’à un segment très partiel de la population. Ce standard ressemble d’assez près à ceux qui nous gouvernent : c’est plutôt un homme blanc, aisé, hétéro, cis(genre), ayant un logement. » À cela il faudrait ajouter : « en parfaite forme psychologique ». Ce qui est de plus en plus rare cet automne, entre dépression saisonnière, isolement humain et angoisse économique, politique et écologique.
(1) Le Biafra est une province du Nigeria où la famine a été utilisée comme arme de guerre à la fin des années 1960. J'étais plutôt une gosse des années 80 et de « L’Éthiopie meurt peu à peu » mais mes parents avaient du retard.
(2) Je dois dire aussi que la violence des débats entre féministes m’a fait appréhender la perspective d’en rencontrer d’autres malgré des échanges intéressants en ligne et des promesses de se voir en vrai.
(3) Après lecture des textes envoyés pour la rentrée du 2 novembre, je corrige : c'est encore des dispositions à deux balles. Pardon pour le faux espoir.
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Pour compléter : "Bis repetita" http://blog.ecologie-politique.eu/p...