On achève bien les éleveurs

À propos d'On achève bien les éleveurs, un livre d'entretiens édité par Aude Vidal, illustré par Guillaume Trouillard
Avec Jean-Pierre Berlan, Jocelyne Porcher, Xavier Noulhianne, Christophe Richard, le groupe Marcuse, Fabrice Jaragoyhen, les fermiers du Pic-Bois et Stéphane Dinard
144 pages, 24 euros
Parution le 1er décembre 2017
Dossier de presse à télécharger ici

À l'origine de ce livre, le dessinateur Guillaume Trouillard. Loin de se contenter d'illustrer les entretiens qui sont ici retranscrits et mis en forme, il a ouvert les premières pistes de ce qui est devenu On achève bien les éleveurs. C'est lui que la lecture de La Liberté dans le coma, ouvrage du groupe Marcuse, a convaincu de la nécessité d'aborder la question du puçage des bêtes, du contrôle et plus globalement de l'administration du métier d'éleveur… et des résistances à cette lame de fond. C'est encore lui qui, après avoir découvert la chercheuse Jocelyne Porcher et l'éleveur Xavier Noulhianne dans l'émission de Ruth Stegassy sur France Culture, « Terre à terre », a souhaité que nous les rencontrions.

Guillaume se flatte parfois d'être né dans le même canton que Bernard Charbonneau, un penseur écologiste et critique de la technique actif dès les années 1930, parfois mentionné dans ces entretiens. Il est surtout un fidèle lecteur des ouvrages publiés par l'Encyclopédie des nuisances, éditeur entre autres de Du progrès dans la domestication. C'est peut-être parce que cela se devine trop aisément que La Revue dessinée, qui lui avait commandé un reportage d'une trentaine de pages sur la question de l'élevage aujourd'hui, a retardé la publication de cette bande dessinée dont Gabriel Blaise et moi avons écrit le scénario. Ce reportage est finalement paru, plus de deux ans après nos premiers entretiens et malgré les efforts de Gabriel pour nous remettre dans les clous d'une revue peu désireuse de prendre des positions aussi tranchées que les nôtres. Le reste tient en partie au fait que, plutôt que de prendre des notes à partir desquelles j'aurais écrit les maigres bulles d'un reportage en bande dessinée, j'ai pris la peine de retranscrire les heures de savantes explications, de considérations passionnantes et d'indignations à partager. Il en est resté des pages que je ne pouvais me résoudre à simplement archiver.


Cédric Biagini, des éditions L'Échappée, a su trouver une forme pour leur donner une nouvelle vie. Là encore, c'est le trait de Guillaume qui a convaincu Cédric – mais j'espère avoir été à la hauteur en réécrivant et agençant toute cette matière et en sollicitant de nouveaux intervenant-es. Le chercheur Jean-Pierre Berlan qui, au pic de la crise de l'élevage porcin en Bretagne, décrivait sans ménagement la « techno-servitude » des « exploitants agricoles ». Les éleveurs de la ferme du Pic-Bois – Baptiste Laboureur, Christian Dalmasso, Laurence Ferrini et Thierry Beati – sollicité-es pour leur science de la polyculture-élevage. Fabrice Jaragoyhen, témoin du traitement administratif des crises sanitaires. Stéphane Dinard, qui abat ses animaux sur la ferme en toute illégalité. Et Christophe Richard, qui avec Marion Lorillard a accueilli beaucoup de mes errances. Chaque rencontre, dédiée à un aspect de ces luttes contre l'industrialisation de l'élevage, débordait du cadre et nourrissait une réflexion plus large sur la spécialisation des activités humaines ou la rupture entre ville et campagne.

C'est avec de tels guides que j'ai assisté, pendant les plus de quatre années qu'a duré l'élaboration de cet ouvrage, à l'émergence de mouvements de pensée qui combattent la domestication des animaux par les êtres humains ou prônent l'égalité entre espèces (antispécisme). Des associations comme L214 alertent le grand public sur le désastre environnemental causé par la surconsommation de viande et de produits d'origine animale. Le constat qu'elles font est partagé par les écologistes bon teint comme par les contributeurs et contributrices de ce livre : les productions animales industrielles ont un impact environnemental accablant. L'aliment pour le bétail, en particulier le soja, s'échange sur un marché mondialisé. Ces cultures, comme les pâtures, prennent d'assaut les écosystèmes les plus riches de la planète, comme le bassin de l'Amazonie qui subit la déforestation. Elles sont trop souvent en concurrence avec l'alimentation humaine : mangeurs et mangeuses de viande, plus solvables que les pauvres des pays du Sud, sont servi-es en premier. Les rots des ruminants sont chargés de méthane, un puissant gaz à effet de serre, et ne contribuent pas peu aux désordres climatiques en cours. Les usines à animaux, comme celles de cochons en Bretagne, polluent les eaux et produisent des crises sanitaires à répétition.

La question animale n'est cependant pas réductible à la question environnementale et les productions végétales sont soumises aux mêmes logiques prédatrices et destructrices. Le problème n'est donc pas tant le type de production, animale ou végétale, que le mode de production, capitaliste et industriel. Même si l'impact est démultiplié avec les animaux, il faut se garder d'une « administration du désastre » et éviter de raisonner depuis le point de vue de consommateurs et de consommatrices urbaines en criant haro sur le baudet. Nous devons penser l'élevage au cœur d'une réflexion sur l'agriculture, la campagne et ses prairies. Il s'agit de considérer toute la diversité paysagère, donc biologique, que l'on doit à l'élevage, son imbrication avec l'agriculture, tout ce que les animaux apportent en agriculture biologique et la nécessité (sauf à renouveler fondamentalement la manière dont nous cultivons) d'avoir sur une ferme ni trop ni trop peu de bêtes. Derrière les alertes consensuelles sur l'impact écologique des productions animales avance le refus de toute relation d'élevage.

Dans les milieux écologistes radicaux et anarchistes, l'antispécisme et la condamnation de l'élevage deviennent peu à peu une évidence, au titre de la lutte contre toutes les dominations : celle des hommes sur les femmes mais aussi des blanc-hes sur les personnes racisées, des adultes sur les enfants, celle enfin des humain-es sur les animaux. De prime abord, lutter contre ces dominations semble une nécessité, morale et politique. Mais, à la réflexion, la réduction des relations entre êtres humains et animaux à un rapport de domination fait perdre de vue le tableau qui est présenté ici : celui de la soumission toujours plus forte de toutes et tous à la société industrielle. Le monde se referme, la liberté cède le pas devant le contrôle systématique, les relations deviennent inhumaines : au fond, ce que nous faisons vivre aux animaux (une vie administrée), nous nous l'infligeons à nous-mêmes. Un point de vue critique de l'industrialisme, pas seulement anticapitaliste, est alors nécessaire. Des éleveurs et éleveuses, des chercheurs et chercheuses l'expriment dans ce livre.

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