Idéal standard

Aude Picault, Idéal standard, Dargaud, 2017, 152 pages, 17,95 euros

Claire a 32 ans et elle rêve de rencontrer l’homme de sa vie. Cette infirmière en néonatologie, un peu conformiste et un peu complexée, a des airs de madame Toutlemonde, c’est un personnage un peu fade qu’on a croisé mille fois dans la presse féminine ou les séries états-uniennes. On la voit multiplier les aventures amoureuses dans l’espoir de rencontrer le bon. Passant du mec qui répugne à s’engager mais qu’elle croise deux mois plus tard très en couple au supermarché à celui qui lui demande de partir le matin comme si elle était la femme de ménage ou qu’elle avait fini de s’occuper de la plomberie (1), Claire est en train de baisser les bras quand arrive le prince charmant, une barbe de trois jours qui bosse dans la finance et fait beaucoup d’efforts pour la séduire. Fin du premier acte, tout ne fait que commencer.

Ensuite vient le couple : passer toutes ses soirées ensemble, emménager ensemble, faire des projets ensemble, ne serait-ce que de vacances. Au début, la relation semble gagnant-gagnant. Le prince charmant en tire des bénéfices mais Claire est satisfaite de sa nouvelle vie, elle se sent validée et moins en insécurité. Sauf que le prince en veut toujours plus. Au lit, après sa chatte et sa bouche, dont il loue les services auprès d’un ami, il veut son anus et le demande sans égard (ni succès). Claire couche avec lui sans plaisir, il le sait et en profite sans être capable de changer ses pratiques. Dans la cuisine, il ne fait vite plus sa part, même quand elle le lui demande explicitement, et tire avantage de sa moindre tolérance à la saleté. Il prend pour acquis son travail domestique, à elle qui a un travail moins bien rémunéré, donc a priori moins fatigant, que le sien (l’autrice décrit ce travail de soin avec des prématurés aussi subtilement que son personnage en parle). Le prince justifie cette relation d’exploitation par des stéréotypes sexistes visiblement transmis par son odieuse famille et que son meilleur pote réaffirme : cette situation d’exploitation, sexuelle et domestique, lui semble normale, les femmes sont programmées pour le servir et elles doivent y trouver leur compte. Les plaintes de Claire, loin d’être comprises comme des invitations à faire évoluer une relation inéquitable, seraient un petit plaisir qu’elle se paye sur son dos et qui justifierait en échange la satisfaction de ses besoins à lui. Dans Les Sentiments du prince Charles, Liv Strömqvist tirait de ce constat un essai dense et fouillé. Les ambitions de Picault sont bien moindres mais le récit fait passer en douceur des éléments de compréhension en mettant des mots sur les situations, sans forcément recourir au vocabulaire féministe : la charge mentale, par exemple, est bien expliquée par une amie et l’entourage du personnage participe à sa prise de conscience du problème. Sa mère et sa copine ostéopathe lesbienne lui offrent des points de vue un peu décalés qui permettent à cette femme sensible et fine de ne plus avoir peur d’être seule et de quitter le mufle. Récit initiatique au fond, à l’issue duquel Claire découvre sa puissance et sa liberté, Idéal standard propose à ses lectrices et lecteurs une interprétation subtilement féministe de cette institution qu’est le couple hétérosexuel.

C’est une démarche très différente de celle d’Oriane Lassus dans Quoi de plus normal qu’infliger la vie ? Son personnage n’est pas nommé ni inscrit dans un environnement social, il semble que ce soit un alter ego de l’autrice. Elle a déjà pris son parti et sait qu’elle ne veut pas d’enfant, son mec la comprend et la soutient. Lassus tourne en dérision les discours natalistes, ceux que colporte l’entourage de chacune (dans un savoureux bingo « Non merci, j’en veux pas ») mais aussi les discours de la sphère publique, accusés de natalisme-nationalisme. Sa charge est violente, dès le titre, elle caricature à plaisir les soignants imposant leurs choix (« Tut, tut », vous vous trompez), les égards et les contrôles que vaut à une femme enceinte l’enfant de la nation, l’éducation sexiste (on entre dans un magasin de jouets par la porte rose ou bleue). Comme dans Idéal standard, l’autrice tire parti de la littérature féministe pour interroger des représentations ou décrire des comportements sexistes, sans explications trop didactiques mais sans non plus les noyer dans la psychologie de ses personnages, qui reste assez élémentaire pour permettre d’identifier dans les situations décrites pas mal de monde et pourquoi pas soi-même. Le récit est éclaté et présente sous des angles variés la question des injonctions à l’enfantement et des répercussions de la maternité sur le statut social des femmes. L’autrice multiplie les tableaux très quotidiens ou un brin oniriques, comme ce cahier central sur pages roses autour d’un accouchement.

Voici là deux bouquins que tout oppose. Idéal standard est publié dans une grande maison d’édition, tandis que Quoi de plus normal qu’infliger la vie ? nous est livré par un petit éditeur rhône-alpin qui sérigraphie ses couvertures. Autant le dessin d’Aude Picault est souple et tend vers une certaine économie de moyens, autant celui d’Oriane Lassus, plus anguleux et crayonné, s’inscrit dans une esthétique punk. Leur propos rend compte de cette opposition : le personnage de Lassus est aussi remonté que la narration qui caricature des discours réactionnaires, tandis que Picault aborde son sujet par la bande, laissant son personnage évoluer, d’un certain conformisme à une position mûrie par l’expérience et les discussions entre copines. Mais au bout du compte, les deux autrices s’attaquent à la même forteresse, la réduction des femmes à leur rôle de mères, maîtresses du logis et amantes toujours disponibles. Certes moins riches et précis que Les Sentiments, ces deux livres s’inscrivent dans un courant de bandes dessinées évidemment féministes, dans laquelle des femmes trentenaires peuvent puiser avec profit pour mieux comprendre ce qui leur arrive.

Oriane Lassus, Quoi de plus normal qu’infliger la vie ? Arbitraire, Lyon, 2016, 60 pages, 16 euros


(1) Il faudrait dire un jour le caractère violent de ces rencontres d’un soir, la tromperie d’une première rencontre qui se présente comme une relation en devenir, que les acteurs ébauchent dans la séduction mais qui finit en congédiement au matin de la travailleuse du sexe bénévole. Ce schéma du mec qui se dégage après avoir chopé est assez genré pour qu’au cinéma son renversement (la femme renvoyant avec désinvolture son coup d’un soir, lequel doit rentrer chez lui avec ses attentes romantiques déçues) puisse faire à soi seul une histoire. Je suis encore choquée par le récit de cette copine qui me racontait avoir été congédiée après le dernier métro alors que la moindre de ses attentes était de passer une nuit d’hiver au chaud. En être réduite à se protéger de cette minable exploitation sexuelle en ne couchant pas la première fois est un pis-aller assez triste. J’en tire la conviction qu’égalité et respect seraient plus propices à la libération de la sexualité.

NB : Lire également cette chronique de Quoi de plus normal qu’infliger la vie ? dans Le dernier des blogs et déguster des extraits sur le site de l'éditeur.

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