Le mythe du mérite

Les pauvres aiment-ils trop la guimauve ?

Une expérience bien connue de psychologie sociale met des enfants dans la situation suivante : ils ont en face d’eux une friandise et si jamais ils arrivent à ne pas la boulotter tout de suite l’expérimentateur leur en promet une deuxième en récompense. Les résultats ont montré sur le long terme que les gosses qui font preuve de contrôle et se privent d’une satisfaction immédiate pour accomplir des buts plus ambitieux réussiront mieux dans la vie, à savoir auront un statut social privilégié. Comme si l’accès à ces privilèges de classe tenait à la possession de ces qualités. Preuve que la société est ségréguée mais pour de justes raisons. Après tout, l’effort de ces gamins qui arrivent à résister à la tentation ressemble au mérite scolaire qui fait qu’alors que certains arrivent à se priver après l’école de la satisfaction immédiate de deux heures passées à faire des jeux vidéo, d’autres profitent de ce temps pour lire ou faire leurs devoirs, investissant ainsi dans leur avenir pour une « gratification différée ». L’école sanctionne cette propension à l’effort et accorde aux personnes les plus déterminées, consciencieuses et industrieuses des diplômes qui leur permettent d’accéder à des situations sociales enviables. C’est ce qu’on appelle le mérite. Ou plutôt le mythe du mérite.

Dans la vraie vie, l’école a une capacité très variable à offrir à toutes et tous l’accès à des diplômes, tous les diplômes de même niveau n’offrent pas accès aux mêmes carrières et rémunérations et le choix des diplômes est très marqué par des déterminants sociaux qui ont plus à voir avec le milieu d’origine qu’avec les qualités intrinsèques des étudiant·es… Les chercheurs en sciences de l’éducation sont plus mesurés que ça sur le mérite des bon·nes élèves et donc sur la légitimité de la ségrégation sociale, voir par exemple Élise Tenret, autrice de L’École et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire (Presses universitaires de France, 2011) dans le podcast Ozé.

Revenons à l’expérience où de sales gosses enfournent des bonbons car ils sont incapables de se tenir. D’autres travaux ont dévoilé que les enfants en question étaient issus de milieux qui multipliaient les difficultés sociales et économiques et que, n’étant pas tout à fait demeurés, ils avaient appris, plus vite que d’autres, que les adultes mentent souvent quand ils promettent un deuxième marshmallow. Ils savaient ce que Jean La Fontaine avait emprunté à un proverbe ancien : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. L’un est sûr, l’autre ne l’est pas. » On a pu croire (et dire) que ces gosses étaient des merdes qui n’auraient plus tard que ce qu’elles méritaient alors qu’en fait, mais il fallait chercher un peu plus loin pour le comprendre, c’étaient de vrais warriors adaptés à leurs conditions de vie – cette capacité d’adaptation portant par ailleurs le nom d’intelligence (1).

Les femmes manquent-elles de fibre créatrice ?

J’ai de même souvent entendu que les femmes étaient incapables de créer et de penser, la preuve étant que nombre d’entre elles n’ont pas eu autant de succès dans les arts et les sciences que les hommes. Je ne sais pas si cette niaiserie se rencontre encore souvent mais je l’ai entendue toute ma jeunesse. J’imagine qu’aujourd’hui elle ne circule plus que dans des milieux réactionnaires et dans les cercles de mecs frustrés mais je ne suis pas sûre que l’idéologie du mérite dans lequel nous baignons comme des poissons dans l’eau nous permette de bien la décortiquer avant de la mettre dans la poubelle de l’Histoire. L’égalité formelle de genre a permis dans de nombreux domaines aux femmes de rattraper et même de dépasser les hommes, au point qu’elles sont majoritaires dans les professions les plus prestigieuses dont l’accès est assuré sur critères formels : magistrates, médecins, etc. Mais plus souvent les déterminants du succès professionnel sont informels et tiennent à la capacité à évoluer dans un milieu, à y nouer des alliances, à convaincre d’autres de sa valeur propre, à être là au bon endroit au bon moment, etc. Toutes qualités pas franchement prestigieuses mais indispensables pour pouvoir laisser s’exprimer et faire valoir celles qui seront au final jugées.

Prenons par exemple le cas des arts. Quand pour créer il suffit d’un papier et d’un stylo, la création est accessible à tou·tes… il faut encore se dégager du temps libre, que les femmes ont moins que les hommes, avoir un minimum de confiance en soi pour donner du sens à son activité et pour être publié·e il faut encore en convaincre d’autres de la valeur de ses écrits, ce qui ne tient pas uniquement à la valeur des dits écrits. J’ai la chance aujourd’hui d’être accompagnée en tant qu’autrice par une excellente agente littéraire qui m’offre tout ce dont une femme à besoin : un regard extérieur plus indulgent que celui que je porte sur moi et sur mon travail, une avocate qui présente mes textes à d’autres en les mettant en valeur, une négociatrice pour mes contrats (2). Là encore, même si les moyens matériels engagés pour écrire sont légers, une dimension sociale est déterminante pour assurer un peu de reconnaissance et donc la possibilité concrète de poursuivre une œuvre et de s’épanouir. Malgré cela, les femmes autrices sont aujourd’hui très nombreuses et mettent en défaut l’image du génie créateur au masculin pasque-les-femmes-virgule-elles-virgule-créent-en-mettant-des-enfants-au-monde.

Quand les moyens matériels engagés sont plus coûteux, en revanche, les inégalités sont plus fortes que jamais. Les femmes sont rares à Hollywood dans des postes de réalisation et, hors Kathryn Bigelow, les réalisatrices états-uniennes travaillent dans des circuits de production indépendants sur des films bien moins chers. En France, la carrière de la cinéaste Pascale Ferran (quatre longs métrages de fiction en plus de trente ans, chacun grandement célébré) a mis en lumière cette différence de traitement entre réalisateurs et réalisatrices qui fait que les secondes passent plus de temps entre deux films. Quelle que soit la qualité de leurs films, elles n’ont pas la même facilité à monter le suivant, copiner avec un producteur et le convaincre de porter son film, lever des budgets. Cette partie-là de leur travail, dans laquelle elles ont moins d’armes que les hommes, est rarement prise en compte et on préfère s’imaginer que quand les femmes sont peu nombreuses à atteindre l’excellence, c’est pour des raisons purement artistiques et non bassement matérielles. Cela tient en partie à la difficulté à mettre une lumière plus crue sur des domaines artistiques, donc un peu magiques et dont on ne veut pas penser qu’ils sont aussi déterminés socialement, mais aussi et surtout à notre anti-sociologisme.

Comment cacher des inégalités que l’on ne peut voir en face ?

Nous préférons souvent naturaliser les faits sociaux qu’essayer de comprendre leur logique, cela se voit en particulier dans les discours sexistes et dans la gourmandise des réactionnaires pour les comparaisons avec les primates (lesquels ? chimpanzés patriarcaux ou pacifiques bonobos ?) ou les expériences de psychologie sur les différences acquises entre bébés garçons et bébés filles. C’est souvent par pur intérêt, pour empêcher la remise en cause de ces inégalités. Si elles étaient un fait social, ce qui a été construit pourrait être détruit. Leur naturalisation permet donc de refuser à la société un débat et des actions qui auraient pour but plus d’égalité.

Mais je pense que ce refus des déterminants sociaux des inégalités tient aussi, paradoxalement, à un certain refus des inégalités. Une enquête effectuée dans la décennie 2010 aux États-Unis, alors que suite à la crise de 2008 les inégalités allaient grandissant, avait inspiré une visualisation qui montrait quatre niveaux d’inégalités : un niveau de parfaite égalité, avec tous les déciles (10 % de la population) à la même hauteur car tout le monde a le même revenu ; un niveau avec de faibles égalités, légitimes aux yeux des répondant·es car elles sanctionnent le mérite et les efforts ; des inégalités plus élevées que les répondant·es imaginaient avoir cours dans leur pays ; le niveau d’inégalités réel, bien plus élevé, avec des courbes exponentielles de revenu pour les déciles les plus aisés (et c’est encore pire pour le patrimoine).

Globalement, nous sommes plutôt hostiles à des inégalités trop fortes et c’est une tendance qui traverse toute la société. Mais parce qu’il est douloureux de se lever tous les matins en pensant à l’injustice qui fait que 40 % de la population ne peut pas choisir sa nourriture et économise sur les fruits et les légumes, et qu’une moitié encore de ces plus pauvres d’entre nous saute des repas par manque d’argent, nous préférons souvent mettre un peu de flou sur ce malheureux tableau. Nous imaginons des inégalités moindres et nous aimons que ces inégalités soient justifiées, aient une bonne raison, une raison acceptable moralement et intellectuellement. L’idéologie du mérite nous offre de telles justifications et la faible culture en sciences sociales ne donne pas à tou·tes les outils pour les contredire. Ce qui nous permet de rêver que les inégalités que nous ne pouvons nier sont au moins justifiées. Je loue les énervé·es qui appuient là où ça fait mal ainsi que celles et ceux qui ne se satisfont pas de cette bienheureuse ignorance. Pour lutter contre les inégalités et leur augmentation, il faut s’attaquer non seulement à leur déni encore trop répandu mais aussi à leur justification par le mérite, qui est encore plus commune.

(1) Et par ailleurs la capacité à la gratification différée est un trait très caractéristique du comportement des crocodiles de mer, Crocodylus porosus, responsables durant la dernière décennie de la mort de plus d’un millier d’humains.
(2) Rien que pour cette dernière fonction, je conseille à tou·tes les auteurs et autrices de se faire accompagner d’un·e agent·e car les éditeurs, aussi proches et amicaux soient-ils et elles, ont des intérêts économiques qui ne convergent pas toujours avec ceux des auteurs et autrices alors que les agent·es, si. Dans le monde du « vrai » travail, les éditeurs ce seraient des patrons de gauche et les agent·es des syndicats.

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